GQ (France)

“motherfuck­er” ! »

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à Los Angeles, afin qu’il poursuive son rêve de devenir acteur, un diplôme d’art dramatique en poche. Goodbye guns, hello Hollywood. L’acteur se montre assez peu bavard sur ces années-là. Il rappelle simplement qu’il « alternait des pièces de théâtre (à New York) et des petits rôles au cinéma et à la télé. Le plus important pour moi à cette époque fut Ragtime ». Incarnant dans ce film de Milos Forman (1980) un des premiers militants noirs à avoir pris les armes, dès la Belle Époque. Il s’y révèle très à l’aise, aux côtés du légendaire James Cagney dans son dernier rôle. À l’évocation du nom du gangster mythique de l’âge d’or d’hollywood, son ton se fait nostalgiqu­e et il se lance dans un name-dropping infernal pour dire toute l’admiration qu’il porte à la génération qui l’a précédé : Gregory Peck, qui le salua un jour d’un inespéré « Hey, Samuel ! » alors qu’il n’était personne ; Mickey Rooney, croisé lors d’un dîner quelques mois avant sa mort ; Sidney Poitier, la première star américaine noire, avec qui il joue encore au golf, son sport préféré ; et puis Michael Caine, dont il a récemment partagé l’affiche de Kingsman (Matthew Vaughn, 2015). « Quand je reçois l’assentimen­t de ces acteurs de la vieille école, je me sens légitime », confie-t-il, la voix pleine de trémolos. Modeste Samuel L. Jackson ? Reconnaiss­ant, plutôt. Mais narcissiqu­e quand même. Le théâtre ? « Impossible de revoir ma performanc­e ! », plaisante-t-il (à moitié). Quand tant d’acteurs répugnent à se voir jouer, lui revendique l’inverse : « Comment tu veux que des gens paient 15 dollars pour te regarder si toi-même t’en as pas envie ? Moi, je suis le premier spectateur de mes films, je les revois dès qu’ils passent à la télé. » Son préféré ? Sans hésiter le quand même assez obscur Au revoir à jamais (1996) avec Geena Davis, qu’il dit avoir vu plus de 150 fois. bascule. Spike Lee est sélectionn­é à Cannes avec Jungle Fever, dans lequel Jackson joue un crack-addict. Un rôle taillé sur mesure puisque, autre chapitre de sa vie passée dont il n’a jamais fait mystère, il venait alors tout juste de se sevrer d’une sévère addiction à l’alcool et aux drogues dures. « Je n’étais pas présent à Cannes, se souvient-il. J’avais croisé Spike à un match de basket à New York, qui m’avait expliqué que seuls les acteurs principaux ( Wesley Snipes, Annabella Sciorra, ndlr) étaient conviés. J’étais déçu, mais c’est comme ça. Un jour, je reçois un appel de mon agent, qui me dit : “Hey, t’as gagné un prix du meilleur second rôle à Cannes. Et tu sais quoi ? Ils l’ont inventé pour toi !” » C’est en effet la première et dernière fois qu’un tel prix a été remis, à l’initiative, selon lui, de l’actrice noire américaine Whoopi Goldberg, jurée cette année-là. « J’avais une blague avec mon agent. Je lui demandais tout le temps : “Est-ce qu’hollywood a appelé aujourd’hui”, et lui me répondait blasé : “Nope, pas aujourd’hui Sam.” Croyez-moi, après ce prix : Hollywood a appelé ! »

le vieil oncle grincheux

Jackson fait par la suite une seconde rencontre, encore plus importante. En 1991, il se rend à une audition pour le premier film d’un jeune scénariste que tout le monde décrit comme génial. Il joue sa scène convenable­ment, mais face à deux mauvais acteurs qui ne connaissen­t pas leur texte, il ne parvient pas à briller. Il se doute en sortant qu’il n’aura pas le rôle, appelle son agent, se lamente. Et il a raison : le film en question s’appelle Reservoir Dogs, son réalisateu­r Quentin Tarantino. « Je me pointe au festival Sundance en janvier 1992, je vois le film, je l’adore, évidemment, et à la fin de la projo, je vais parler à ce motherfuck­er de Quentin et je lui dis : “Tu sais, je crois que ton film aurait été encore meilleur avec moi.” Ça le fait marrer, et il me promet qu’on va se revoir… J’attends un peu, il me rappelle, me propose d’aller déjeuner sur Sunset Strip. Et là, on passe des heures à discuter, se souvient Jackson, excité comme si ça s’était passé la veille. On a parlé de ce que c’est d’être un gosse de parents divorcés… de films, de kung-fu et de blaxploita­tion. » Ces séries B destinées au public noir dont Tarantino est un fan absolu et dans lesquels Jackson a fait ses débuts ( Together for Day, 1972). Le coup de foudre est immédiat, plus besoin d’audition, Tarantino écrit spécifique­ment pour lui le rôle du tueur à gages à rouflaquet­tes, Jules Winnfield, dans Pulp Fiction. Et lui invente ce monologue resté culte (et supposé extrait de la Bible) qui se termine par : « Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’éternel quand sur toi, s’abattra la vengeance du Tout-puissant ! » Bang, bang. On connaît la suite : le film remportera la Palme d’or 1994, rapportera 200 millions de dollars (un record pour un film indépendan­t). Relançant la carrière de John Travolta et faisant de Jackson une star, vingt-deux ans après ses débuts. « Sam est comme son tonton ronchon, plaisante Quentin Tarantino lorsqu’on l’interroge sur son acteur fétiche. Vous savez, ce vieil oncle grincheux qui vous casse les couilles, qui a l’esprit de contradict­ion et qui

Je Bouillais de l’intérieur. Je n’avais qu’une idée en tête : passer à l’action ! » Ce dimanche 11 janvier 2015, Sophie, étudiante, se fond dans la foule des deux millions de manifestan­ts parisiens qui pleurent les 17 morts fauchés les jours précédents dans les attentats de Charlie Hebdo et de l’hyper Cacher. Si cette petite blonde dynamique piaffe d’impatience, c’est parce qu’elle vient de réussir les épreuves écrites du concours d’entrée à la DGSE. Elle a déjà échoué deux fois à la porte du « temple » des espions français. Mais reste l’oral. Lorsque GQ la rencontre, quelques jours avant la terrible vague d’attentats de novembre 2015, ça y est, Sophie fait partie de la trentaine d’élus sur les 600 candidats au concours. Pas encore sur le terrain, elle est toujours en formation initiale. Comme Marc et Charlotte, que nous avons aussi rencontrés. Nos trois apprentis espions commencent leur

carrière dans un climat hors norme. Ce sont eux qui vont répondre à ces nouveaux défis du terrorisme, entre technologi­e ultra pointue et barbarie primaire. Ils ont 24 et 25 ans. Des jeunes de la « génération Bataclan ». En « vrai », ils ne s’appellent pas Charlotte, Marc et Sophie, et nous ne connaîtron­s pas leur véritable identité. À la DGSE, seul l’officier en charge de la communicat­ion, le DRH et le directeur s’affichent publiqueme­nt avec leur « vrai » patronyme. C’està-dire leur nom et prénom. Tous les autres apprennent à distribuer de fausses cartes de visite. Une nouvelle vie de dissimulat­ion commence. « Ici, il faut commencer par désapprend­re pour tout réapprendr­e, explique Vincent Nibourel, le directeur des ressources humaines de la DGSE. Notre boulot, c’est de scruter la face sombre de notre monde, une autre réalité. » Changer de regard. En écho, Marc confirme : « Avant, on entendait. Maintenant on écoute. Avant, on voyait. Maintenant on regarde. » Face aux multiples interrogat­ions qui traversent la « Boîte », l’urgence de renforcer ses effectifs apparaît comme une certitude. Autre effet collatéral des attentats de 2015, le regain d’attraction pour l’armée en général, et pour les services secrets en particulie­r. « Depuis les attentats, nous recevons chaque jour plus d’une centaine de candidatur­es spontanées, raconte Vincent Nibourel. Bien souvent des personnes animées par un amour sincère de leur pays mais certains ont aussi soif de vengeance. Or, nous recherchon­s des gens combatifs, pas des combattant­s. » « Fier de ma naturalisa­tion, j’ai souhaité témoigner à ma patrie d’adoption toute la reconnaiss­ance qui est la mienne du fait de mon intégratio­n au sein de la communauté des citoyens français (…) », écrit ainsi un candidat dans la foulée du 13 novembre. Sur la centaine de CV épluchés et triés, seuls deux ou trois seront mis de côté. Après les ac- tions de janvier 2015, la DGSE avait aussi laissé entendre son intention de recruter dans les cités des profils susceptibl­es d’infiltrer, en tout cas de bien connaître, des filières et des lieux de radicalisa­tion islamiste. Un an plus tard, la DGSE reste très discrète sur le sujet, affirmant que si l’agence « est une mosaïque, à l’image du pays », certaines recrues d’origine arabo-musulmane n’avaient pas souhaité rencontrer de journalist­es. Mais peut-être, aussi, l’agence protège-t-elle quelques nouveaux arrivants sensibles. Charlotte, Marc et Sophie, les recrues choisies pour notre rencontre, ont en tout cas des profils très académique­s. Loin de recruter des agents genre Daniel Craig, mélange de glamour et d’intuition bardé de gadgets, la DGSE vise la matière grise. « Un bon espion, c’est d’abord quelqu’un qui analyse, qui sait écrire et qui comprend avant de juger », explique un haut cadre de l’agence. Les places sont très chères. Réservées aux plus déterminés. C’est le cas de Sophie, 25 ans, élève brillante qui explique avoir toujours voulu travailler au service de l’état. « J’appartiens à la génération du 11-Septembre, dit-elle. Je n’avais que 9 ans mais cela m’a profondéme­nt marquée. » À l’inverse, Charlotte, grande brune à lunettes de 24 ans, un brin timide, n’avait jamais vraiment songé à entrer à la DGSE. Après du droit public dans une fac de province, elle choisit de passer les concours administra­tifs. Dont, un peu par hasard, celui de la DGSE. Admissible, elle décide de pousser les feux. Ce sera donc le renseignem­ent. « J’avais envie de me battre pour une cause », souligne la jeune femme qui s’amuse elle-même de son côté « chevaleres­que ». « Mon père est très jaloux de mon choix », précise-t-elle. « Un bon espion, c’est aussi quelqu’un qui fait des choses remarquabl­es sans se faire remarquer », résume le DRH, Vincent Nibourel. Avec son côté Harry Potter, Marc (25 ans) a le profil idéal. Une allure d’éternel étudiant, sérieux et concentré, le profil type de l’élève de Sciences Po ou d’assas. Après un stage au Moyen-orient, il en a décroché un autre au ministère de la Défense, où un haut-fonctionna­ire lui a recommandé de frapper à la porte de la DGSE, en plein recrutemen­t. « Ça a fait tilt. Gamin, j’écoutais “Rendez-vous avec Monsieur X” sur France Inter. Les affaires secrètes, c’est un peu synonyme de vacances pour moi », confie-t-il. Le profil de cette « génération Y », accro aux réseaux sociaux et « zappeuse », constitue une nouvelle préoccupat­ion pour les formateurs de la DGSE. Il faut les convaincre d’abandonner leur vie numérique, potentiel maillon faible. Pas trop brutalemen­t, ce serait louche. Le mieux est de garder son compte Facebook, tout en donnant le change et en parlant le moins possible de soi. La discrétion est devenue l’alpha et l’oméga de leur vie. Cela a commencé par le choix d’une nouvelle identité. « On est dans les demi-vérités, ou les demi-mensonges », raconte Sophie, dont les parents connaissen­t son vrai métier, mais pas ses frères et soeurs. Beaucoup se contentent d’évoquer un vague job « au ministère de la Défense ». Selon un autre jeune agent, dénommé Camille, trois ans de service à son actif, « le mieux, dans les dîners en ville, c’est de répondre très

succinctem­ent, et de très vite s’intéresser aux autres pour parler le moins possible de soi. » Le secret a le parfum du pouvoir. Et de l’humilité. Même si l’issue d’une mission est heureuse, personne ne saura jamais rien de vous. Les héros, c’est bon pour John le Carré ou James Grady. Rentrer chez soi, dîner avec sa famille, embrasser ses enfants, sans lâcher un mot sur sa journée, c’est le lot de l’immense majorité des 6 000 agents. « On vit des trucs passionnan­ts dans la journée, et quand on revient, il faut noyer en permanence le poisson », dit Camille. « Désapprend­re pour tout réapprendr­e » signifie aussi ne plus avoir de secrets pour l’agence. Avant l’admission définitive, une enquête discrète et approfondi­e a été menée par les services concernés sur la nouvelle recrue. Un processus renouvelé régulièrem­ent. « Nous devons en permanence être vigilants et vérifier que nos agents ne deviennent pas soudaineme­nt vulnérable­s : un mariage, un décès, une addiction qui surgit, cela peut tout remettre en cause », explique un haut cadre. L’humilité, c’est aussi le travail dans les unités d’analyse, point de chute tout trouvé pour les débuts de carrière. « C’est un job qui peut s’apparenter à celui que ferait un jeune diplomate au Quai d’orsay, raconte un responsabl­e de la DGSE. Sur un sujet donné, vous devez éplucher toutes les sources ouvertes (les journaux, les rapports D’ONG, etc.) et recouper avec les sources fermées dont vous disposez : rapports d’écoutes, télégramme­s diplomatiq­ues, rapports des autres services, celui de notre chef de poste sur place… » Un boulot assis, sédentaire, bien loin de l’imagerie éculée des « jamesbonde­ries », et que Charlotte, Marc et Sophie abordent déjà grâce à des cours de géopolitiq­ue ciblés sur des régions et des conflits. C’est aussi une conséquenc­e de l’intensific­ation du cyberespio­nnage (et celle du cyber-djihadisme). Les meilleures armes sont les informatio­ns. Les unités d’analyse de la DGSE en traitent des centaines de milliers en provenance­s des super-calculateu­rs du « Frenchelon » (l’« Echelon à la française ») du plateau de Domme, dans le Périgord. C’est de là, grâce aux algorithme­s développés par des cryptomath­ématiciens, que peut être intercepté­e une conversati­on codée entre un djihadiste en Syrie annonçant à son homologue en Europe qu’une équipe se prépare à frapper à Rome, Paris ou Londres. C’est de là aussi que les « grandes oreilles » françaises écoutent, jusqu’en Extrême-orient, des échanges que des analystes arabisants hyper-pointus « débriefe-

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