Doux dingue ou fin stratège ?
Ancien chirurgien-urologue, cofondateur du site Doctissimo, investisseur, cet homme multicarte est, en France, l’expert du transhumanisme. Cette idéologie venue de la Silicon Valley, populaire depuis une quinzaine d’années, rêve de transformer l’individu en un homme-robot. L’avenir appartiendrait à un être cyborg, un « homme augmenté » grâce à des modifications génétiques ou des organes artificiels. Un individu rendu immortel grâce à l’éradication des maladies et aux progrès de la lutte contre le vieillissement. L’avènement d’un monde où le mot « impossible » est banni, d’une religion 3.0. Mais aussi porteur d’une vision qui, lorsqu’elle n’est pas maîtrisée, peut engendrer la société « parfaite » et glaçante de Bienvenue à Gattaca. Dans le thriller d’anticipation culte d’andrew Niccol (1997), une élite génétiquement sélectionnée truste les meilleurs jobs et salaires, tandis que les êtres conçus de façon naturelle se contentent des miettes. Depuis sa découverte du transhumanisme, Laurent Alexandre multiplie les livres, les colloques, les interviews. Il a racheté Dnavision en 2009. Sa conférence TEDX à Paris, en 2012, sur « le recul de la mort » a battu des records sur Internet, avec plus d’un million de vues. Le Monde et le Huffington Post publient ses chroniques. Sans ciller, il explique que « l’homme qui vivra mille ans est déjà né », ou que « dans une quinzaine d’années, le cancer va disparaître ». Un doux dingue, un homme d’affaires avisé. Un visionnaire ? Davantage encore qu’un spécialiste du transhumanisme, Alexandre en est un apôtre. Et un stratège. Pour endosser le costume de l’expert indépendant, il affirme en public ne pas être un adepte du mouvement. Il préfère mettre en avant sa foi dans « le diagnostic technologique des transhumanistes » : les NBIC (nanosciences, biologie, informatique et sciences cognitives) vont bouleverser le monde, rendre l’homme surpuissant. À l’image du pape du transhumanisme et directeur de l’ingénierie de Google depuis 2012, Ray Kurzweil, Laurent Alexandre croit en la « singularité », ce moment où l’intelligence artificielle dépassera celle de l’humain. En 2045, selon l’américain, pas avant 2 100 selon Alexandre. Sa formule sur l’homme « qui vivra mille ans », il l’a empruntée à Aubrey de Grey, scientifique britannique et transhumaniste notoire, dont la barbe rousse atteint le nombril. Sur un plan personnel, c’est plus flou. Il met la doctrine à distance, voyant dans « cette philosophie de la surpuissance une idéologie psychopathique ». Alexandre estime même « ne pas pouvoir être transhumaniste », car il a fait « le deuil de (sa) mégalomanie infantile » lors de sa psychanalyse. « Je ne pense pas que l’homme tout-puissant sera plus heureux que l’homme tout-fragile », lance-t-il, assis sur son bureau. Ce n’est pas son unique contradiction. Certains chercheurs soupçonnent « le gourou de la biotech » de mélanger les genres. Laurent Alexandre simplifierait la réalité scientifique afin de la mettre au service de son business. Son lobbying intense pourrait, par exemple, viser à modifier la loi française qui, à l'inverse des États-unis, du Canada et du Royaume-uni, interdit le séquençage D’ADN en dehors d’une prescription médicale, d’une recherche scientifique ou d’un test de paternité. Catherine Bourgain, généticienne et chargée de recherche à l’inserm, connaît bien ses théories : « Il contribue à asseoir un imaginaire merveilleux de la génétique et en parallèle fait du business autour des théories qu’il véhicule. » Laurent Alexandre, il est vrai, a toujours eu du flair en affaires. Avec sa tête bien pleine (études de médecine, Sciences Po, ENA, MBA à HEC), il fonde en 1999, avec Claude Malhuret, le site d’information médicale Doctissimo. Tandis que l’ancien président de Médecins sans frontières rejoint vite la politique, Laurent Alexandre transforme le site en une pépite d’internet. En 2007, il le vend au groupe Lagardère, pourx139 millions d’euros. À 47 ans, sa fortune est faite. Mais les affaires continuent, dont le succès de Dnavision. Alexandre se défend des accusations de Catherine Bourgain : « Je n’appellerais pas à un débat sur les enjeux éthiques si je ne poursuivais qu’un objectif financier. » Pour preuve, il n’envisage pas de se lancer dans le futur marché lucratif du diagnostic génétique prénatal, qui, dans certains rêves transhumanistes, permettrait de choisir la couleur des yeux ou le QI de ses enfants. « La société doit d’abord se demander jusqu’où elle veut aller dans le bébé à la carte », avertit-il. Parfois un brin philosophe, Laurent Alexandre est surtout un business angel qui n’investit plus que dans les technologies NBIC (hormis le journal La Tribune, dont il possède 28 %). Il détient des parts dans une quinzaine de sociétés en Europe, et Cellectis est sa fierté du moment. Pionnière, dès 1999, de l’ingénierie du génome dans le monde, cette société française, créée en collaboration avec l’institut Pasteur, concentre ses recherches dans les thérapies contre le cancer. En 2013, elle frôle la cessation de paiement. Alexandre veut rencontrer le PDG, le biologiste André Choulika. Celui-ci l’invite à dîner dans un restaurant bon marché. « Ça ne lui a pas plu, rigole Choulika, il n’aime pas être invité dans des bouges. » Alexandre s’énerve, parle fort,
très fort, lui demande de revoir sa stratégie. « Je l’ai écouté jusqu’à 1 heure du matin, se souvient le patron. Ça m’a boosté. Des investisseurs comme lui, c’est rare. » Depuis, la société a signé des accords avec les laboratoires Servier et Pfizer. Depuis 2013, Cellectis propose aussi, via sa filiale américaine Scéil et la coquette somme de 65 000 dollars par personne, un service de régénération consistant en un prélèvement de cellules (un minuscule morceau de peau sous les aisselles), qui sont stockées avec l’espoir, un jour, qu’elles permettent de fabriquer un organe neuf en cas de défaillance. De 2 euros fin 2013, l’action de Cellectis est montée à 38 euros en juin 2015. Jackpot pour Alexandre. « La richesse est, pour lui, un signe d’intelligence supérieure, commente son ami de Sciences Po, Aquilino Morelle, ex-conseiller de François Hollande. Laurent est un grand darwinien. » Il utilise l’exemple de cette société pour alimenter sa thèse sur « la fin du cancer ». André Choulika, lui, ne commente pas cette conclusion choc : « Je suis tout sauf philosophe et nul en prédiction ! » En ce moment, Alexandre mise sur les neurotechs... et prépare un ouvrage autour de cette question : que deviendra l’école avec des élèves dotés d’intelligence artificielle ? Une jolie foire d’empoigne en perspective. Convaincu de détenir les clés du futur, Laurent Alexandre reste pourtant bien plus critique que les transhumanistes américains. Aux États-unis, l’idéologie est portée par de grandes sociétés. Ce modèle inquiète le chef d’entreprise : « Je crains la domination des Gafa – Google, Apple, Facebook, Amazon – dans l’explosion technologique. » Il « déplore » aussi que, parmi les entreprises leaders sur le secteur, « aucune ne soit européenne ». Dans le peloton des boîtes les plus innovatrices, Google vire largement en tête. Pour diriger son département d’intelligence artificielle, le géant a embauché en 2012 Ray Kurzweil, l’homme qui avale 100 pilules de compléments alimentaires par jour pour rester en forme. Google parraine (avec la Nasa) la Singularity University, fondée en 2009 par ce même Kurzweil et Peter Diamandis, et dont le slogan dit tout : « Change or die. » Une antenne devait voir le jour en France fin 2015. L’élite de toutes les grandes entreprises mondiales y défile (à 12 000 euros la semaine de cours). Et les résultats concrets commencent à voir le jour : Google teste sa voiture sans conducteur sur les routes de Mountain View. Google crée Calico en 2013 pour faire des recherches sur le vieillissement. Google mise sur le séquençage du génome avec sa filiale 23andme. Google rachète des sociétés de robotique à tout va. « Et si le pouvoir de Google, fer de lance de la révolution transhumaniste, allait bientôt dépasser celui des États ? », s’interroge Laurent Alexandre, peu amène sur le courttermisme des politiques et leur manque d'intérêt pour les technologies du futur. Même s'il est discuté, l’écho des prédictions du patron de Dnavision va bien au-delà du petit cercle déclaré des adeptes français, réunis au sein de l’association Technoprog (60 membres, 600 sympathisants). Le milieu des entreprises se montre très curieux. Tout comme les technophiles convaincus. « Je m’intéresse depuis des années à ce qui se passe dans la Silicon Valley, explique l’ex-homme politique Alain Madelin, qui gère un fonds d’investissement. Les progrès à venir défient tellement l’imagination, que, lorsqu’on en parle, les gens vous prennent pour un fou. Mais Laurent est sérieux, il ne fait pas de science-fiction. » Les deux hommes, qui partagent les mêmes idées de droite ultra-libérale – Laurent Alexandre a été secrétaire national du parti de Madelin, Démocratie libérale, en 1997 – sont restés très proches. L’économiste Jacques Attali lui octroie aussi un gage de sérieux : « Ses hypothèses sont très intéressantes. » Petit bémol, il estime qu’elles se réaliseront dans « beaucoup plus longtemps » qu’il ne le prédit. « Il est devenu un des gourous de la biotechnologie », lance, admiratif, Claude Malhuret, actuel sénateur-maire de Vichy et cofondateur de Doctissimo. Un gourou, qui a ses réseaux – il est resté proche du banquier et copropriétaire du Monde, Matthieu Pigasse, camarade de Voilà pourquoi, affirme Laurent Alexandre, le coût de l’examen d’un génome a déjà été divisé par presque 3 000 en dix ans. Et que nous allons pouvoir accroître « notre capacité d’action sur la matière vivante ». « Il fait une énorme confusion, s’agace Jacques Testart. L’ADN est une molécule chimique, ce n’est pas du vivant. Ce n’est pas parce qu’on comprend L’ADN qu’on comprend la vie. » Parler d’une durée de vie de mille ans relève, pour lui, « de l’intox ». En 2014, Jacques Testart a commencé un livre sur le transhumanisme. Il a écrit trente pages sur l’ouvrage d’alexandre, La mort de la mort (éd. Jean-claude Lattès, 2011). Puis il a tout arrêté. « C’était trop facile à critiquer, cingle-t-il. Cela ne m’apportait aucun plaisir scientifique. » Le Français Yann Lecun, à la tête du programme d’intelligence artificielle de Facebook à New York, ne croit pas, non plus, que la machine dépassera un jour le cerveau humain.