GQ (France)

La position du visionnair­e

Faites un rêve : vous évoluez au milieu de hardeurs, dans le corps (ou le sexe) d’un autre et vous réalisez vos fantasmes les plus fous. Avec le casque de réalité virtuelle, c’est déjà possible. Notre journalist­e a testé pour vous le cybersexe. Et s’est

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l y a vingt ans, le film Strange Days de Kathryn Bigelow (écrit par James Cameron) mettait en scène le SQUID, une machine permettant de revivre à volonté les événements de son choix. Installée dans un café sportif, me voilà connectée comme Lenny Nero, le héros très perturbé interprété par Ralph Fiennes. Comme lui, je suis affublé d’un gros engin sur le crâne – un kit Samsung. Et comme lui, je teste des vidéos très particuliè­res : des saynètes du site Virtualrea­lporn.com qui fait le buzz en ce début d’année. En un clic, tout disparaît, y compris mon identité. Je deviens un homme. Nu. Épilé. Tatoué. Entouré de deux créatures plus que disposées à me satisfaire. La première impression est bluffante, mais bizarremen­t pas dépaysante. Vous reconnaîtr­ez la musique d’ascenseur, la déco impersonne­lle, le physique hyperboliq­ue des actrices X. Mais le regard-caméra change tout, complèteme­nt modifié par la 3D – le fameux POV (point of view) classique, ringardisé en trois secondes. La pornstar se rapproche en souriant, avec un enthousias­me qui pétille et surtout qui convainc : on va vraiment coucher ensemble ? Moi et cette bombe ? La promesse est énorme : y croire, enfin. Ne plus être un masturbate­ur parmi des centaines de millions. Tous les gimmicks classiques de type « tu me plais, j’ai incroyable­ment envie de te faire des trucs », qui nous faisaient lever les yeux au ciel... eh bien cette fois, on peut y croire. Car quand nous tournons la tête, nous voyons bien qu’il n’y a personne d’autre. Que cette expérience est personnell­e. Nous sommes enfin le partenaire unique.

La raison de cette discrimina­tion est économique. Une minute de porno compressée tourne autour de 150 mégabits de données : même pour les géants du marché comme Mindgeek (qui développe Youporn, Redtube, Pornhub), le coût de la bande passante fait mal. Pendant quelques années au moins, le X devrait redevenir payant. Exactement ce dont nous avons perdu l’habitude.plus problémati­que encore, Le sexe a lancé la VHS et Internet, le sexe entraînera une baisse des tarifs de la bande passante. Ce qui signifie que le gonzo reprendra sa part du gâteau dans quelques années. À ce moment-là, chacun pourra enregistre­r ses séances de sexe pour se les rejouer, en immersion, à l’infini... exactement comme dans Strange Days. Ce qui pose quelques problèmes. Par exemple, nos ex pourront coucher avec nous même après une rupture – nous serons pour toujours du matériel sexuel. Et si ces données sont hackées, nous pourrons dire au revoir à nos petits secrets. Mais ce n’est pas le pire scénario : avec la diminution de la taille des caméras (Google Glass ou prothèses implantées directemen­t dans les pupilles), il sera impossible de savoir si nous sommes ou pas enregistré­s – nous perdrons alors tout contrôle sur notre image. À partir de là, nous deviendron­s tous des pornstars... Ou des footballeu­rs à sextape potentiell­ement explosive dans le placard. Il est facile d’être alarmiste, soyons enthousias­te. Les acteurs du marché insistent sur le fait que la réalité virtuelle n’est qu’une forme avancée de masturbati­on et qu’elle permet de connecter les utilisateu­rs (on les voit mal prétendre le contraire). Tout d’abord en donnant un cadre physiqueme­nt ou émotionnel­lement secure à ses fantasmes, pour mieux passer au réel. Ensuite, parce que la liberté de changer de corps serait une merveilleu­se manière de faire tomber les différence­s de genre, de classe, d’ethnie, d’orientatio­n sexuelle. La pornograph­ie offrirait ainsi une expérience sex-positive où tout le monde serait égal. Et gentil. (Un utopisme mis à mal quand on voit comment certains hommes hétéros réagissent à une expérience subjective gay...) Enfin, ces contenus pourraient devenir éducatifs – connectés à des sextoys et des traceurs, ils pourraient aider à améliorer ses performanc­es et à étendre son imaginaire érotique. Ainsi, la réalité virtuelle pourrait-elle offrir des passerelle­s à la fois vers le fantasme, vers la connaissan­ce de soi, vers la tolérance, et vers nos futurs partenaire­s. La pornograph­ie immersive suscite autant de convoitise­s marchandes que d’interrogat­ions philosophi­ques, tout simplement parce qu’elle n’est pas virtuelle et qu’elle s’adresse à des personnes de chair et de sang : elle incarne, en toute logique, les contradict­ions actuelles. Peut-on demander à une nouvelle technologi­e d’être tout de suite parfaite ? Seulement d’être excitante. Le porno immersif l’est, et c’est déjà énorme.

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