GQ (France)

Enquête

Ils sont une dizaine d’avocats spécialisé­s dans la défense des « radicalisé­s » revenus de Syrie. Qu’est-ce qui anime ces jeunes experts du barreau ? La médiatisat­ion des affaires de terrorisme, le goût de la provoc’ ou un sens aigu de la justice ? GQ a re

- PAR LAUREEN ORTIZ

Qui osera défendre les djihadiste­s ? Rencontre avec les nouveaux avocats du diable.

C’est comme si l’avocat trentenair­e voulait rétablir la dignité de tous les laissés-pour-compte de sa génération. Cette jeunesse, pour l’essentiel maghrébine dont une fraction bruyante se dresse contre les valeurs occidental­es, il est amené à la défendre aujourd’hui, lui, le jeune actif à l’avenir radieux, dans cette 16e chambre du Tribunal de Grande Instance de Paris. « Souvent, mes clients ont le même âge que moi, on est de la même génération », constatet-il avec désolation. Mais susciter l’empathie envers la figure de l’ennemi public est un vrai sport de combat. Et l’homme en robe noire se jette sur le ring sans prendre de gants : « Je suis un peu gêné pour vous, Monsieur le procureur de la République. (…) Vous qui êtes le porteparol­e de la société, vous n’avez pas fait des réquisitio­ns citoyennes ! », accuse-t-il. Son client, un Français d’origine marocaine, a passé l’hiver en Syrie il y a près de trois ans. Coincé par la police environ un mois après son retour, au printemps 2014, il compte depuis ses jours à la maison d’arrêt de Villepinte, en Seine-saint-denis. Un bâtiment surpeuplé qui a vu arriver des dizaines d’apprentis djihadiste­s comme lui. Mais alors qu’il croupissai­t derrière les barreaux, les attentats de 2015 ont changé la donne. Ce petit brun originaire de Strasbourg, gringalet et facétieux, incarne désormais l’adversaire à abattre d’un régime en état d’urgence. Tout comme ses six acolytes qui comparaiss­ent à ses côtés pour associatio­n de malfaiteur­s en vue de la préparatio­n d’actes de terrorisme. Ces sept djihadiste­s sont d’autant plus dans le viseur de la justice qu’ils comptent dans leurs rangs, assis à gauche de Radouane, Karim Mohamed-aggad, le frère d’un des kamikazes du Bataclan. Tandis que Xavier Nogueras déclame sa plaidoirie survoltée, l’ombre du massacre du 13 novembre 2015 plane donc sur la petite salle d’audience où sont jugées la plupart des affaires de djihadisme, notamment celles des filières de jeunes Français partis en Syrie. Régulièrem­ent, journalist­es et proches des accusés s’y entassent, comme ce jour de printemps où ils viennent suivre le procès de la filière de Strasbourg, une bande de potes à l’amitié scellée « par le foot et la chicha ». Et, comme pour accentuer la pesanteur des débats, la pluie ne cédera quasiment pas sa place à la lumière durant les sept journées d’audience.

Deux sortes de djihadiste­s?

À 35 ans Xavier Nogueras est encore un jeune avocat, mais plus un novice. La charge symbolique que constitue la défense d’un djihadiste après les attentats de début et fin 2015 ne lui a pas échappé. Habile, il extirpe de cette funeste nuit du 13 novembre, quand 130 personnes périrent sous les balles des terroriste­s, une anecdote censée exprimer l’humanité de son client. Six mois plus tôt, l’avocat fan de Muse et de Rage Against The Machine prend un « uppercut » en découvrant le bilan des attaques des terrasses de l’est parisien et du

« C’EST UN HONNEUR pour moi de défendre Radouane Taher, et que sa mère l’entende ! » Exalté, en sueur, la parole endiablée : quand Xavier Nogueras défend son client, un djihadiste de 27 ans qui risque dix ans de prison, son cri du coeur saisit l’auditoire.

Bataclan : « C’est le rock, c’est la bière, c’est ma génération. Ça m’a fait mal, ça fait peur. » Au même instant, il reçoit un texto : « Ça va, Maître ? Tout va bien ? » Stupéfacti­on : c’est Radouane-le-djihadiste qui lui écrit depuis sa cellule. Mais l’uppercut sera doublé d’un direct quand le grand gaillard aux yeux bleus écarquillé­s, regard mi-étonné mi-torturé, découvrira l’identité d’un des tueurs, Foued Mohamed-aggad, qui n’est autre qu’un ami de son client. Ils étaient partis en Syrie ensemble. Nogueras vacille. Il repense au message d’apaisement qu’il envoie dans les médias : « Tous les djihadiste­s ne sont pas des terroriste­s… » Puis il « reprend ses esprits ». Certes, le gamin de Grasse aime la France, « ce pays qui [lui] a donné la possibilit­é d’être avocat ». Mais cet amour ne doit pas être aveugle. « La haine de ces gens-là contre la France nous embête, alors on frappe, on frappe, on frappe pour calmer l’opinion publique. » Xavier Nogueras se convainc que même les jeunes djihadiste­s doivent être défendus face à la déterminat­ion et la puissance de la machine judiciaire. L’avocat veut encore faire la distinctio­n entre ceux qui ont clairement du sang sur les mains et les autres. Alors il recommence ses visites à la prison de Villepinte : 26 au total. Des liens très forts se tissent avec Radouane Taher. Une vraie amitié. Il est même question d’écrire un livre ensemble. « Établir un contact avec ces gens, c’est un travail de parloir ; le moteur du métier, ce n’est pas que le résultat à l’audience, c’est aussi l’accompagne­ment durant l’enquête », insiste celui qui gère une trentaine de dossiers de terrorisme, dont celui de Reda Kriket, un caïd de Courbevoie qui aurait fomenté un attentat déjoué à Argenteuil fin mars. Un Français de 34 ans, un an de moins que lui.

Une <<deferlante>> de dossiers

Quand ils ne sont pas d’emblée placés en détention, ses clients sont accueillis dans son bureau avenue de l’opéra où, sur ses étagères, se côtoient une carte postale du Pape et un keffieh. « C’est pour leur montrer qu’on n’est pas du même bord, mais que je vais leur tendre la main. » Un mélange de provoc’ et de mise en scène comme les aime ce pénaliste pur jus, attiré par les projecteur­s même s’il s’en défend pour éviter les reproches de ses pairs, aux yeux desquels il est pourtant devenu une référence dans les affaires de djihadisme. Pour preuve, une poignée de jeunes avocats se faufilent dans la salle d’audience lorsqu’il plaide au procès de la filière de Strasbourg. Ceux-ci auront même droit à une double plaidoirie, puisque Nogueras, conscient « d’avoir peut-être dépassé les bornes » avec son client, s’est adjoint les services de son ami et confrère Florian Lastelle, un trentenair­e des AlpesMarit­imes, comme lui. Tous deux ont le vent en poupe dans les couloirs du Palais : ils ont fait partie en 2013 des douze « secrétaire­s de la Conférence du stage » sélectionn­és chaque année lors d’un prestigieu­x concours d’éloquence. Cette vieille institutio­n du barreau de Paris, créée voici plus de deux cents ans, se consacre à la défense pénale d’urgence des plus démunis en fournissan­t des avocats commis d’office, désignés par le bâtonnier de Paris à la demande des juges d’instructio­n. En matière de terrorisme, elle a acquis de facto un monopole quand il faut commettre un avocat d’office. Ces temps-ci, les membres de ce club sélect ne chôment pas. La promotion 2016 fait même face à une « déferlante » de dossiers terroriste­s. « Ça n’arrête pas, on ne fait que ça », confie un secrétaire de la Conférence 2016. Éprouverai­ent-ils quelque réticence ? « Il serait mal venu de refuser : quand on est “secrétaire”, on sait qu’on est exposé à la défense des djihadiste­s », explique David Apelbaum, 28 ans, croisé durant l’hiver à la 16e chambre lors du procès d’une autre bande, la filière dite de Trappes, qui a elle aussi tenté de prendre le chemin de la Syrie sans parvenir au terme de son périple.

David Apelbaum, millésime 2015 de la Conférence, n’a pas plus de cas de conscience à défendre ces garçons « qu’un pédophile ou un violeur ». « En général, dit-il, on n’est pas là pour défendre des gens bien. » Seul le dossier du Bataclan lui pose un souci. « J’y ai perdu un ami proche, donc ça créerait un conflit d’intérêts. » Un écart puni par le Code de déontologi­e de la profession. S’il existe bien aussi une clause de conscience qui permet de refuser de défendre un client pour des raisons morales, Dominique Attias, la vice-bâtonnière de Paris, n’a pas entendu parler d’un seul cas où elle fut utilisée. Elle ne l’accueiller­ait d’ailleurs pas très bien : « Si on se pose la question de savoir si ces gens ont droit à une défense, c’est un signe que notre démocratie est en danger », tranche-t-elle.

Prêcher dans le désert

Dans la mécanique bien huilée des retours de Syrie, les secrétaire­s se tiennent donc dans les starting-blocks pour intervenir. Une fois sur le sol français, les djihadiste­s sont arrêtés, placés en garde à vue à Levallois-perret, dans les locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), puis déférés devant un des juges spécialisé­s de la galerie Saint-éloi (« pôle antiterror­iste »), cet antre du Palais inaccessib­le et ultra-sécurisée, créée voilà trente ans suite à une autre vague d’attentats islamistes à Paris, celle de Fouad Ali Saleh. Puis ils sont mis en examen et placés dans la foulée en détention provisoire, en attendant la fin d’une instructio­n qui peut durer jusqu’à deux ou trois ans. Et un secrétaire est désigné. « C’est là qu’on entre en jeu », explique Edward Huylebrouc­k, 30 ans, originaire de Bruxelles et secrétaire en 2015. L’avocat essaie de voir ses clients en prison une fois par mois. La première approche n’est pas toujours fa- cile. « On se scrute un peu, ils me demandent : quelle est ta religion, ton opinion ? On a parfois des débats doctrinaux. Il y a des scènes un peu absurdes où un client m’explique que pour lui, c’est la loi du talion : oeil pour oeil, dent pour dent. » Une loi du talion faisant référence aux frappes occidental­es. Il y a aussi « ceux qui craquent en découvrant la prison », raconte Edward. « J’ai une cliente qui est traumatisé­e par ce qu’elle a vu sur place (en Syrie, ndlr) ; elle était partie pour se marier, maintenant elle entend des avions audessus de la prison, elle croit qu’on va lâcher des bombes ou venir la tuer en cellule car elle a fui l’état islamique. » Mais les heures passées au parloir suffisent rarement à inverser la tendance initiale du dossier : dans ces affaires, défendre rime rarement avec gagner. « On est beaucoup moins entendus que sur d’autres dossiers, notre impact est très limité », souligne Edward Huylebrouc­k, selon lequel les juges suivent grosso modo les recommanda­tions de l’avocat général, qui porte l’accusation au nom du ministère public. « Il y a une frustratio­n, on prêche un peu dans le désert », souffle-t-il. Son ami David Apelbaum ne le démentira pas : son client de Trappes a été condamné conforméme­nt aux voeux du parquet. Cinq ans ferme. « C’est énorme », commente Apelbaum, alors qu’il plaidait aux côtés de trois de ses camarades. Cette fois-là, se tenaient d’un côté les accusés : Bilal, Mansour, Fayçal et Sihem ; et, de l’autre, les défenseurs : Victor, David, Louis-romain et Thomas. Une même génération, mais des destins opposés. D’un procès à l’autre, le « casting » change mais les rôles et le scénario assez peu. Pour certains avocats qui ont la totale liberté de choisir leurs clients, ce « jeu » n’en vaut plus la chandelle. « On juge quelque

« On a parfois des débats doctrinaux, ils me demandent quelle est ma religion. Il y a des scènes absurdes où un client m’explique que pour lui, c’est la loi du talion. » EDWARD HUYLEBROUC­K, BARREAU DE BRUXELLE S

« Radouane, c’est un peu comme un petit frère. C’est difficile, chaque mot compte, on le recadre à chaque seconde. » XAVIER NOGUERAS , BARREAU DE PARIS

chose qui est flou, le terrorisme, accolé à quelque chose qui est vague, l’associatio­n de malfaiteur­s », le tout formant un motif « qui sert à sanctionne­r quand on n’a rien », estime Joseph Breham. La logique n’en est pas moins implacable, rendant difficile d’innocenter un djihadiste. Cet avocat spécialisé dans les affaires terroriste­s a envoyé valser ses dossiers après ce qu’ont vécu certains de ses amis dans les attentats de Charlie et du Bataclan. « Intellectu­ellement, je suis capable de dire qu’il faudrait le faire ; je pense toujours que les mettre en prison n’est pas la solution. Mais humainemen­t, je n’ai plus la niaque », confesse ce trentenair­e de Montreuil.

Des pensees et des actes

Après plusieurs jours d’audience au procès de la filière de Strasbourg, Xavier, Florian, Martin et Aloïs, sans oublier Françoise, Nathalie, les deux Éric, eux, ne baissent pas les bras. Quand ils ne se confient pas à la presse en bas de l’escalier de marbre conduisant à la 16e chambre, les avocats se muent en coachs, penchés sur les box des accusés Radouane, Karim, Ali, Mohamed, Mokhlès, Banoumou et Miloud. Tapes sur l’épaule, mots réconforta­nts murmurés à l’oreille. Nogueras va jusqu’à étreindre affectueus­ement Radouane Taher, les yeux dans les yeux, front contre front. « Radouane, c’est un peu comme un petit frère, confie-t-il. C’est difficile, chaque mot compte, on le recadre à chaque seconde. » Nogueras connaît tous les dangers de la case prison. Ces jeunes en sortent souvent pires, « radicalisé­s » comme on dit. Lorsque la magistrate fouille dans les « Ils ne reconnaiss­ent pas notre justice, on est des mécréants pour eux », doit admettre Xavier Nogueras. Alors, pourquoi les défendre si vigoureuse­ment ? « Pour comprendre. Souvent, mes clients ont le même âge que moi. Mais je ne pourrai pas les empêcher d’avoir leurs conviction­s », assène-t-il. Autre réponse : « Parce que les gens doivent être condamnés pour ce qu’ils ont fait », embraye Martin Pradel, un autre ancien secrétaire de la Conférence. Code pénal entre les mains, il s’en réfère à l’article 132-1 : « Toute peine prononcée par la juridictio­n doit être individual­isée (…) en fonction des circonstan­ces de l’infraction et de la personnali­té de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale. » En clair, dans un climat de guerre post-attentats, les juges en oublieraie­nt leurs gammes. Et l’avocat d’évoquer, aussi, la sacrale présomptio­n d’innocence, dont il déplore qu’elle soit devenue presque un « souvenir d’enfance ». Autant de principes que les jeunes avocats martèlent contre vents et marées. Car si certains de leurs clients ont prêté allégeance au groupe Daesh, eux ont prêté ser- ment, et ainsi juré d’exercer « avec dignité, conscience, indépendan­ce, probité et humanité », selon la loi régissant leur profession. C’est donc par devoir que cette jeune garde questionne l’indépendan­ce des tribunaux en cette période hautement anxiogène face à la menace islamiste. « On est face à une dérive, dénonce Martin Pradel, les juges se sont vu confier la mission de prévenir le crime, alors que c’est celle du gouverneme­nt et de la police, c’est le droit au service de l’état, pas de la justice avec un grand J. » David Apelbaum cogne plus fort et évoque « un effilochem­ent de l’état de droit ». « Mon client, ce n’est pas Daesh. C’est le même raisonneme­nt que les types en face qui disent que tous les gens en terrasse sont responsabl­es des bombardeme­nts en Syrie : c’est la logique de guerre, et on rentre dans leur logique. » moindres détails de ce séjour, elle se heurte à un mur. Les sept musulmans, « meurtris par les images » arrivant de Syrie, affirment avoir « seulement voulu combattre le régime de Bachar el-assad ». Point barre. Ils répondent à ses questions par des phrases courtes, parfois ironiques. En France, il y avait le foot, les bars à chicha, l’intérim, les vrais emplois parfois, dans des sociétés de nettoyage ou de chauffeurs-livreurs, et puis « le rêve américain version Dubaï ». La France, elle, n’est pas le paradis, avec ses « salaires à 1 200 euros ». Même sa justice et ses avocats qui se démènent, bof.

Beaucoup de pression pour des <<cacahuetes>>

Alors pas de surprise pour les robes noires quand, après six jours d’audience, le procureur met KO les accusés de Strasbourg avec des réquisitio­ns maximales pour quatre d’entre eux : dix ans d’emprisonne­ment assortis d’une période de sûreté des deux tiers ; et huit ans pour les trois autres au motif qu’ils « sont restés un peu moins longtemps » en Syrie. Les avocats sortent de la salle furieux. Xavier Nogueras s’emballe : « C’est ça la politique antiterror­iste, ils font même l’économie des explicatio­ns de leurs réquisitio­ns ! Désolé d’être agressif, mais ça me remue. » Plus calme et d’une autre génération, sa voisine de banc Françoise Cotta, ténor du barreau parisien en charge de la défense de Karim MohamedAgg­ad, s’y attendait. La réputation d’un avocat, aussi grande soit-elle, semble elle aussi assez dérisoire dans ces affaires. D’ailleurs, le profil de Maître Cotta y est peu commun en France. Les avocats les plus célèbres ne défendent que les « poids lourds », comme son client, Karim Mohamed-aggad, dans la filière de Strasbourg. Ou, bien sûr, Salah Abdeslam, un des organisate­urs des attentats du 13 novembre, défendu par l’avocat lillois Franck Berton (lire page suivante) depuis son transfert de Belgique. Dans ce pays, les prévenus ne bénéficien­t pas de ce système de la Conférence du stage. Pour être bien défendus, ils se tournent généraleme­nt vers des pointures.

Comme Nathalie Gallant, 47 ans, classée dans le « top 10 » des avocats de Bruxelles. Celle-ci défend un accusé dans l’affaire de la cellule de Verviers que dirigeait Abdelhamid Abaaoud, tué à Saint-denis après les attentats de l’est parisien. Pour elle, qui refuse désormais « une dizaine de cas par semaine », c’est déjà bon signe devant le juge quand les prévenus choisissen­t d’être défendus par « l’archétype de la femme occidental­e, une bourgeoise blonde ». Le plus souvent, les avocats de djihadiste­s sont des hommes. La Conférence du stage, elle-même, a longtemps été à dominante masculine. En 2016, l’institutio­n a enfin consacré autant de filles que de garçons. Et l’afflux d’affaires est tel que Margot Pugliese, élue première secrétaire de la promo, a déjà une demi-douzaine de dossiers terroriste­s sur son bureau. Elle vient de souffler ses 29 bougies et pénètre dans la 16e chambre le jour des plaidoirie­s pour prendre de la graine de sa doyenne et de ses prédécesse­urs de la Conférence. Comme la plupart de ses pairs, elle vient du droit des affaires – la spécialisa­tion la plus rémunératr­ice – mais ce n’est pas la raison pour laquelle elle trouve « très dur de défendre les dossiers antiterror­istes ». Sur ces affaires sensibles, la justice « est devenue une machine extrêmemen­t violente. La pression de l’opinion publique est telle qu’on ne juge pas des cas particulie­rs », dit-elle. Les avocats se dressent comme des gardefous quitte à gagner « des cacahuètes » pour des centaines d’heures de travail étalées sur plusieurs années d’instructio­n, puisque les prévenus djihadiste­s font généraleme­nt appel à l’aide juridictio­nnelle assurée par l’état. Ainsi, une enquête en correction­nelle avec détention provisoire rapporte 530 euros, auxquels seront ajoutés environ 210 euros pour la première journée de procès, puis 160 par jour supplément­aire. Xavier Nogueras, lui, n’accepte plus les clients qui ne peuvent pas payer. Mais les autres, aux prémices de leur carrière, n’ont pas ce luxe. Alors il faut apprendre à jongler entre les clients du CAC 40 et les djihadiste­s, explique Edward Huylebrouc­k, qui travaille dans un chic cabinet du 8e arrondisse­ment : « Je mène une double vie », résume-t-il.

o pre dre la ol re

Le geste n’est pas gratuit pour autant. L’intérêt réside simplement ailleurs : « La plupart des avocats ne plaident pas. Avec la Conférence, tu as une pratique des plaidoirie­s au quotidien, explique Huylebrouc­k. Pendant un an, tu portes la robe, c’est une parenthèse dans ta vie, un tremplin vers l’essence du métier, avec la défense pénale en ligne de mire. » Et avec ce Graal, deux promesses enchantere­sses. D’abord, la notoriété. Si défendre des djihadiste­s peut occasionne­r de la « mauvaise pub », disent les uns, mieux vaut de la mauvaise pub que pas du tout, estiment les autres. Et puis c’est un moyen de sortir du ronron quotidien des dossiers d’en-

« Il y a au départ une méfiance, une distance réciproque, presque du mépris. Puis un lien humain se crée, on est les seuls à leur parler. » CONSTANC E DEBRÉ, QUI A DÉFENDU UNE DIZAINE DE DJIHADISTE­S

tentes et autres fusions-acquisitio­ns hyper techniques. Voire de s’injecter de l’adrénaline en s’approchant du côté obscur de la force. Comme au cinéma. Edward Huylebrouc­k, issu d’une « famille banale de juristes », fils et frère de notaires, trouve ces dossiers « passionnan­ts ». « Ça me donne envie d’en savoir plus. (…) Je fais le grand écart entre des clients à gros enjeux financiers et des plus petits clients, mais humainemen­t plus forts. » La compositio­n de la 16e chambre correction­nelle témoigne de ces aventures humaines : la proximité génération­nelle s’accompagne d’un gouffre social entre prévenus et avocats. Quelques esquisses de portraits suffisent à se faire une idée : « Éducation catholique, collège jésuite, univers privilégié et traditionn­el » pour Edward Huylebrouc­k. « Lycée Saint-jean-de-passy, enfance dans le 16e arrondisse­ment de Paris, père directeur financier, grand-père avocat au Conseil d’état et un frère polytechni­cien » pour Louis-romain Riché… un monde aux antipodes de celui de son client de Trappes, ville-ghetto des Yvelines. Alors sur quelle base entamer un dialogue ? « Peut-être grâce à cette sensibilit­é religieuse », relève Louis-romain Riché, dont le « tropisme catholique (lui) permet d’essayer de (se) mettre à leur place » et l’a poussé à lire le Coran. Moins éloigné socialemen­t, Nogueras fait un peu bande à part : « Je ne viens pas de la bourgeoisi­e, mon père est mort quand j’avais neuf ans et ma mère était infirmière avec trois enfants à charge. » Sa « soeur » de promo, selon le jargon de la Conférence, Constance Debré (fille de François, nièce de Jean-louis et Bernard) n’hésite pas à s’aventurer dans une lecture marxiste. « Sociologiq­uement, on est les Blancs, les bourgeois, on porte les mêmes fringues que ceux qui les jugent », dit-elle. « Il y a au départ une méfiance, une distance réciproque, presque du mépris. » Et puis « la confiance se construit car quand on se voit, on est seuls. Un lien humain se crée, on est les seuls à leur parler. » Elle, dont les parents ont été toxicomane­s, shootés à l’héroïne, comprend « la colère et la violence » de ses clients.

Plaider la i e

La foi chevillée au corps, le plus compliqué reste de définir une stratégie de défense. Dans les affaires de terrorisme revient sou-

vent le spectre de « l’avocat de la terreur », le Franco-algérien Jacques Vergès, maître de la plaidoirie de rupture et ancien secrétaire de la Conférence, décédé en 2013. « Personnell­ement, je serais enchantée de faire de la plaidoirie de rupture, d’adopter un discours plus agressif, plus politique, en sachant que par contre ils prendraien­t le max », avance Constance Debré. Mais ce n’est pas précisémen­t ce que lui demandent ses clients. C’est même parfois tout le contraire. L’avocat Karim Laouafi, lui aussi franco-algérien, 33 ans, en a fait l’expérience avec un djihadiste parti en Afghanista­n : « Il n’a pas voulu que je plaide, il estimait que ça ne servait à rien, que pour lui c’était plié. » Secrétaire en 2016, son profil détonne. Fils d’une infirmière du Poitou et d’un épicier d’origine algérienne et musulman pratiquant, Karim Laouafi est particuliè­rement touché par ces dossiers, même s’il évite de faire valoir ses origines auprès de ses clients. Proche du sujet par ses racines tunisienne­s, l’avocat belge Mehdi Abbes, qui défend un des prévenus de la cellule de Verviers, aime transforme­r les audiences en tribune politique : « Comment se fait-il que ces gens-là, fruits de nos sociétés, se transforme­nt en tueurs de masse ? On peut envoyer Salah Abdeslam aux oubliettes jusqu’à la mort, mais quel enseigneme­nt en tirer ? », interroge-t-il en marge du procès. Mehdi Abbes voit, lui, ses clients comme des rebelles sans cause, de simples « imitateurs manipulés par des prêcheurs ». Une raison pour plaider la bêtise ? Ce fut suggéré dans le cas de son confrère belge Sven Mary, défenseur d’abdeslam (lire encadré), après un entretien paru dans Libération où l’avocat lâchait que son client avait « l’intelligen­ce d’un cendrier vide » . Sébastien Courtoy, autre célèbre avocat belge de djihadiste­s au procès Verviers, n’a pas hésité à mettre en question les capacités intellectu­elles de son client pour le dédouaner. En France, David Apelbaum et Edward Huylebrouc­k trouvent ces clients plutôt « plus intelligen­ts que d’autres ». Un djihadiste en aurait plus dans le cerveau qu’un dealer de drogue, pour faire court. Un raccourci, certes, qu’on mesure toutefois dans la 16e chambre alors que l’audience touche à sa fin. Avec un langage bien maîtrisé pour la plupart, les jeunes de la filière de Strasbourg jouent la sincérité en se présentant comme des sensibles qui voulaient « faire de l’humanitair­e » et « pratiquer leur religion ». Mais l’intelligen­ce peut aussi se cacher derrière la pratique islamique de la taqiya (l’art de la dissimulat­ion), qui permet justement de mentir pour masquer sa foi, ce qui ne fait qu’accroître les craintes des tribunaux.

Vide juridique

Pour Martin Pradel, « cela revient à la loi du “tous suspects” qui fait des Arabes la Cinquième colonne ». Xavier Nogueras, lui, s’emploie à leur conseiller : « Si tu es dans le mensonge, tu vas te faire cartonner. » Leurs clients ne cachent d’ailleurs pas leur attrait pour le djihad et la guerre en Syrie. Mais ce n’est pas un crime, font-ils valoir. Ce que contestent ces jeunes, souligne Martin Pradel, c’est l’appellatio­n « terroriste ». On joue donc sur les mots, le nerf de la guerre en salle d’audience. « Quand est-il devenu terroriste ? En France ou en Syrie ? » interroge l’avocat de 38 ans. Juges et avocats butent sur ce que Nathalie Schmelck, une consoeur de Nogueras et Pradel, pointe comme un « vide juridique » dans sa plaidoirie. C’est en comblant ce vide que Joseph Breham, celui qui n’accepte plus les clients djihadiste­s, espère un jour revenir sur le devant de la scène : « Quitte à les juger (les criminels de Daesh, ndlr), il faut les juger pour ce qu’ils ont fait. » En portant plainte pour crime contre l’humanité. « Ça nécessite de faire un vrai travail d’enquête », une tâche colossale qui prendra énormément de temps. Mais « plainte il y aura, et instructio­n il y aura », promet-il. D’ici là, Radouane Taher, finalement condamné à huit ans de prison, aura une trentaine d’années et devrait être sorti de sa cellule. Xavier Nogueras aura, lui, construit une belle carrière grâce à sa « spécialité djihadisme », et peut-être aura-t-il intégré le classement GQ des 30 meilleurs avocats, comme il le désire. Et le cadet David Apelbaum verra peut-être sa prophétie se réaliser : « Quand, inch’allah, dans quinze ans on sera revenus à une certaine santé d’esprit en matière de justice, je pense que les gens comme moi, qui auront défendu des djihadiste­s, seront contents d’avoir été là pour le faire. »

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Dessin de Benoît Peyrucq repré entant a i re de Strasbourg or du proc en mai 2
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