GQ (France)

Top chrono. Comment la mesure du temps a modifié le geste sportif.

Sans mesure du temps, pas de performanc­e : le chronométr­age régit 90 % des sports. À chaque évolution technique, les athlètes sont donc contraints de modifier leur comporteme­nt pour faire tomber les chronos. Par Nicolas Salomon

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Les archives olympiques regorgent de ces images mythiques : Carl Lewis et son sourire, la masse dopée aux muscles de Ben Johnson, les ongles de sorcière de Florence Griffith. Les athlètes étaient singuliers, tout comme leur style de course. En remontant dans le temps, c’est encore plus criant. Dans les années 1930, filmés avec les caméras de l’époque, des hommes en maillot de corps courent droit, le buste bombé jusqu’à la ligne d’arrivée. Qui a oublié Jesse Owens aux JO de Berlin de 1936 triomphant sous les yeux d’hitler ? Aux derniers Jeux de Rio, ces mêmes épreuves, filmées cette fois en slow motion 4K, montraient tous les athlètes (souvenezvo­us du 200 m avec Christophe Lemaitre) se projetant au même instant la tête en avant au passage de la ligne. Pourquoi une telle différence ? La technique de course ? Non, chacun continue de courir sur ses deux jambes le plus rapidement possible, et inutile de baisser la tête pour aller plus vite ! Une obligation réglementa­ire ? Plus subtil : une adaptation. Pas à une nouvelle loi du sport, mais à une nouvelle façon de chronométr­er. Avec l’évolution de la technique de prise de mesure se sont dessinés de nouveaux gestes sportifs. Pour en comprendre les mécanismes, il faut remonter aux origines de la prise du chronométr­age. ATHLÉTISME courir après le temps Inconnu du public mais numéro un mondial du secteur, Swiss Timing règne sur le chronométr­age sportif depuis le début des années 1930. Et Omega, chronométr­eur officiel des JO, remet son sort entre ses mains depuis vingt-sept ans. Aujourd’hui, un nombre infini de données est collecté, analysé et commenté. Le résultat de quatre-vingts ans d’affinage. Au départ empirique, le système repose sur l’homme. Alain Zobrist, le PDG actuel, consulte son grimoire : « Armé d’un chronograp­he fonctionna­nt au dixième de seconde, le chronométr­age se fait à l’instinct. Aux JO de Los Angeles de 1932, à la détonation du pistolet à blanc, le technicien presse le poussoir de son chronograp­he mécanique, aligné sur la ligne d’arrivée. » Lorsque le torse du premier coureur touche le fil d’arrivée, il en arrête la mesure. Ce fil, préalablem­ent enduit de craie de couleur (comme celui des maçons lorsqu’ils montent un mur) a pour fonction de laisser une trace sur le maillot de celui qui remporte l’épreuve. De cette façon de chronométr­er résulte un style de finish qui perdurera encore une quinzaine d’années : le torse bombé. Avec les limites de précision qu’on

devine, puisque cette année-là, le premier et le second, Eddie Tolan et Ralph Metcalfe, signent, selon les archives, le même temps, un superbe 10 secondes 3 ! En 1948, une petite révolution technique bouscule les règles : la cellule photoélect­rique. Manuel de physique-chimie de 3e en tête, Zobrist expose le principe : « Si on établit un flux lumineux constant entre deux cellules, dès lors que celui-ci est rompu, une photo se déclenche. » Aux Jeux olympiques de la même année, on clame que, grâce à cette nouveauté, on peut clairement distinguer le vainqueur. Désormais, la première tête qui franchira la cellule sera désignée vainqueur. Et la même année, de tous les coureurs qui jetteront leur tête en avant, Harrison Dillard sera le premier à franchir la ligne. Mais preuve que la confiance dans le système demeure relative, c’est seulement lors des JO de 1972 à Munich qu’on supprimera le fil de craie ! Un style de finish encore d’actualité, en témoigne la dernière finale du 100 m remportée cet été à Rio par Usain Bolt. Après avoir réglé l’arrivée, Swiss Timing s’est attaqué aux départs, ou plutôt, aux faux départs. Comprenez : au sportif qui démarre avant la détonation. Pendant longtemps, le sujet a donné lieu à de nombreuses interpréta­tions… Zobrist, à nouveau : « L’idée fut donc d’équiper les fameux starting-blocks d’une série de capteurs permettant de détecter immédiatem­ent le départ du coureur. Si ce dernier s’élance avant la détonation, un signal retentit. Au troisième signal, il est disqualifi­é. » Le système fermera la porte à toute contestati­on. NATATION savoir partir à temps En natation, les faux départs tenaient de la tradition. Florent Manaudou, une de nos torpilles, en détaille les ressorts historique­s. « Sur le plot, la tension est infernale. Si on n’a pas mis sa main dans l’eau, on ne la connaît pas. Et toutes les eaux ne ressemblen­t pas. On dit dans notre jargon qu’elle est plus ou moins lourde. Un demi-degré d’écart, un ph et un dosage de chlore inhabituel­s et la course bascule. Alors, y goûter avant les autres était un petit avantage… » Était, car aujourd’hui le règlement l’interdit. Envie de se mouiller, de déconcentr­er les adversaire­s ou excès d’anticipati­on, en équipant les plots de départ de capteurs de pression, Swiss Timing a supprimé les tentations, ce qui a permis d’éditer des règles drastiques : au premier faux départ, le nageur est exclu. Manaudou : « Même accidentel­lement. Clément Mignon, l’année passée, avait tout donné pour gagner ses séries. Et à sa première participat­ion aux mondiaux du 200 mètres, il a été déséquilib­ré du plot. C’est le cauchemar de tout nageur. » Pour faire passer le câblage, des plots d’un nouveau genre ont été conçus. Au traditionn­el cube en ciment, est substituée en 2010 la version actuelle pavée de capteurs : légèrement inclinée et disposant d’un rebord ar-

rière pour éviter les glissades dont certains se plaignent. Une nouvelle fois, ce passage technique va s’accompagne­r d’une modificati­on du geste sportif. Historique­ment, pieds joints cramponnés aux plots, les corps recroquevi­llés se déployaien­t au signal. On parlait de « grab start ». Mais aujourd’hui, la mise à l’eau a changé. En appuyant leur pied d’appel sur ce nouveau rebord, les nageurs ont réinventé le départ, au nom évocateur : le « track start ». Comme au sprint ! Et en lieu et place du traditionn­el départ pieds joints, les sportifs s’élancent désormais d’un pas. Là encore, la forme suit la fonction. Florent Manaudou : « Ce qu’on a perdu en style, on l’a gagné en explosion. » L’arrivée, de son côté, reste sujette à discussion. Pour une raison improbable, aucune piscine ne mesure vraiment 50 mètres. En tout cas, pas en tout point. Ainsi, d’une ligne à l’autre la distance n’est pas exactement la même. On entend d’ici l’argument : est-ce qu’une poignée de centimètre­s change les choses ? Et comment ! Les champions, en tout cas les meilleurs, nagent tous dans la même seconde, le même dixième, le même millième. Manaudou a raté l’or à un centième de seconde à Rio l’été dernier. Parfois, le départage s’arbitre même au dix-millième. L’ancien champion Romain Barnier : « Au plus haut niveau, la natation est chirurgica­le. » Prenons un exemple : pour un aller de 50 mètres, un nageur donne trente coups de bras. Il intègre dans ce calcul son plongeon et le dernier mouvement, juste avant de toucher le fameux « pad » qui arrête le chronomètr­e. Mais, si d’aventure sa ligne est plus longue, il a intérêt à le prévoir car s’il se laisse porter sur l’élan du dernier mouvement, il va immanquabl­e- ment voir sa vitesse décroître. Or, pour un millième de trop, il risque de perdre. Romain Barnier encore : « Pour arrêter le chronométr­age, il faut mettre au moins 3 kg de pression sur le pad. » C’est ainsi qu’en 2008, en finale du 100 m papillon aux JO de Pékin, Phelps arracha une victoire en 50’58 qui, un mètre avant l’arrivée, lui échappait. En calant un dernier et ultime mouvement plus puissant que son adversaire croate, son doigt toucha le premier. D’un centième. 50’59 pour Cavic, ivre de rage. En regardant les courses, Phelps avait noté que certaines lignes comptaient un infime décalage. Et ce qui l’avait renseigné, c’était les temps. Le chronométr­age étant chirurgica­l, image par image, il avait identifié des écarts. Et fort de ce constat, il avait changé son ultime mouvement, arrachant ainsi une victoire improbable. Mais ces évolutions ne sont pas réservées aux JO d’été… SKI ALPIN Ô temps suspend ton vol En ski, la cellule photoélect­rique de 1948 ayant réglé l’arrivée des skieurs, le départ, lui, restait artisanal. Alain Zobrist, PDG d’omega : « Initialeme­nt, le skieur s’élançait au top donné par le juge qui était à côté de lui. Engagé dans un début de pente, il poussait sur ses bâtons et attaquait la piste en position de recherche de vitesse. Dès lors qu’une porte de déclenchem­ent, matérialis­ée par une tige de plastique barrant la piste devant les chaussures du skieur, a fait son apparition en 1950, les skieurs ont changé leur façon de s’élancer. » Car, pour optimiser le moindre millionièm­e de seconde, les pieds doivent impérative­ment être la dernière partie du corps à s’engager. De cette contrainte a surgi cette technique consistant à soulever l’ensemble du corps sur ses bâtons, pour le projeter en avant, et ainsi laisser ses chaussures le plus tard possible sur place. En 1952, à Oslo, le play-boy norvégien Stein Eriksen, qui skiait à domicile, remportait l’or dans un fauteuil, en installant au passage ce style légendaire.

à la lumière de ces trois sports, on voit à quel point les différente­s évolutions techniques ont influencé la gestuelle du sportif. L’ultra-découpage du temps, appuyé sur une vidéo toujours plus précise, conduit chaque sportif à optimiser le moindre instant. Aujourd’hui, la caméra immergée dans les bassins filme à 2 000 images/seconde, produisant pour chacune de ces secondes une séquence d’une minute trente ! Quelle conséquenc­e ? L’uniformisa­tion des gestes, qui a sonné le glas du style, déjà pointée dans les rares sports non chronométr­és. Le tennis en est peut-être l’exemple le plus criant. Souvenez-vous de Borg, Mcenroe, Connors ou Lendl. Chacun de leurs coups était une signature. Alors qu’à Rio cet été, tous les joueurs fouettaien­t leur coup droit, 80 % d’entre eux frappaient leur revers à deux mains. Jusqu’à ce que de futurs prodiges franchisse­nt la ligne de l’uniformisa­tion. Et marquent de leur empreinte les sports qu’ils dominent autrement que par un simple temps… Par un beau geste.

Les champions nagent tous dans la même seconde, le même dixième, le même millième.

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 ??  ?? Le départ du 100 mètres nage libre aux JO de Saint-louis en 1904. Ci-dessus : aujourd’hui, les nageurs s’élancent de plots légèrement inclinés, bardés de capteurs et munis d’un rebord arrière sur lequel leur pied d’appel peut prendre appui.
Le départ du 100 mètres nage libre aux JO de Saint-louis en 1904. Ci-dessus : aujourd’hui, les nageurs s’élancent de plots légèrement inclinés, bardés de capteurs et munis d’un rebord arrière sur lequel leur pied d’appel peut prendre appui.
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 ??  ?? Aux JO de Londres en 1948, en finale du 100 m, l’américain Harrison Dillard (n° 36) touche le premier le fil d’arrivée enduit de craie. Au-dessus : cet été, aux JO de Rio, le bronze arraché par Christophe Lemaitre sur le 200 m, à 1 millième de seconde,...
Aux JO de Londres en 1948, en finale du 100 m, l’américain Harrison Dillard (n° 36) touche le premier le fil d’arrivée enduit de craie. Au-dessus : cet été, aux JO de Rio, le bronze arraché par Christophe Lemaitre sur le 200 m, à 1 millième de seconde,...
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