GQ (France)

Carnet de route

- TEXTE ET PHOTOS GUILLAUME HERBAUT

Ukraine. Dans les tranchées d’une guerre oubliée, par le photograph­e Guillaume Herbaut.

LE FROID, LA FAIM PARFOIS, LES TRANCHÉES, les tirs sporadique­s, les hommes fatigués… Le conflit qui s’enlise en Ukraine entre l’armée régulière et les séparatist­es pro-russes depuis 2014 a des airs de 1914-18. Le photorepor­ter Guillaume Herbaut a effectué plusieurs reportages en Ukraine depuis la révolution du Maïdan en 2014. Pour GQ, il a sillonné les bases de l’armée ukrainienn­e à la rencontre de ces soldats épuisés qui espèrent toujours une issue au conflit.

IL FAUT BIEN commencer. Par la route. Seize heures à rouler depuis Kiev (840 km). La neige. La pluie verglacée, le brouillard. Comme aller vers nulle part. À l’est encore. Dans le Donbass, du côté ukrainien. On passe quelques barrages. Je montre la carte rose qui permet d’aller sur les premières lignes de front. On roule encore, la route disparaît, elle devient blanche, boueuse, transparen­te. Depuis le 29 janvier, les violences ont repris à l’est de l’ukraine. Je vais à Starobilsk, une ville contrôlée par l’armée ukrainienn­e dans la région de Louhansk. Depuis mon dernier voyage dans cette région, en 2014, les forces ukrainienn­es se sont profession­nalisées. Il est loin

le temps des bataillons de volontaire­s partant se battre sans formation et sans expérience. Aujourd’hui, l’alcool est interdit aux soldats. Plus de crainte d’être contrôlé par des hommes armés imbibés de vodka. La police militaire patrouille. La population locale semble rassurée. À l’hôtel Aïdar, aux chambres spartiates, le directeur nous affirme que les membres des bataillons étaient incontrôla­bles. La guerre est à quelques kilomètres et pourtant, elle semble s’être éloignée. Rendez-vous est pris avec Dimitri, l’attaché de presse militaire qui nous accompagne­ra les prochains jours. Dépité, il nous dit en fumant une cigarette : « Notre travail, c’est de cacher la vérité aux journalist­es. » Demain, on part sur la ligne de front.

Jour 2. Stanitsa– Louhansk

Le campement militaire se trouve dans le village de Sissé. Un char vient nous chercher après la barrière. Un chemin de glace et nous arrivons aux premières tranchées. Des hommes campent dans des abris creusés dans la terre. Il est interdit de prendre des photos de plans larges, les plaques d’immatricul­ation des véhicules et le tank caché derrière une ligne. À gauche, à 500 mètres, la Russie. En face, à deux kilomètres, les premières lignes des forces pro-russes de la LNR, la république populaire de Louhansk. Au milieu, un champ de mines. Deux officiers de presse sont avec nous. Rien ne semble naturel. On rappelle à Andreï, l’un des chefs, de ne pas oublier de porter son casque et son gilet pare-balles pour les photos. Le soldat Rousslan commence un peu à parler. Il est à côté d’un lit superposé construit avec des branches de bouleau. ( 1) Un poêle à bois réchauffe le café. Il a 28 ans, n’a pas quitté les positions depuis quatre mois. Quatre mois dans les tranchées. Le regard fatigué, il commence à parler de l’attente, de l’ennui, et puis l’officier de presse rentre. Et son discours se formalise. En déjeunant, les officiers concèdent que l’armée n’a pas réglé la question de la sexualité. Andreï dit en riant et en regardant Nadia, l’attachée de presse : « Ici, on est intoxiqué par notre propre sperme. » Il est 15 heures. On doit partir. Des soldats vont se laver dans le sauna qu’ils ont creusé au milieu du camp. En rentrant, on s’arrête au point de passage de StanitsaLo­uhansk. Un pont relie l’ukraine et la LNR. Les deux camps s’observent, contrôlent les civils qui traversent par centaines la frontière jusqu’à 17 heures. Après, les tirs commencent.

Jour 3. Krimskoyé

Deux heures de route sur la glace à travers les collines. Le village est isolé. La route principale est coupée. L’ancien pont est détruit. On passe par la porte de l’orage, un checkpoint abandonné, puis par plusieurs barrages militaires. Il faut donner un mot de passe pour continuer. Et enfin, on arrive. Krimskoyé, un village de 1 500 habitants, en plein sur la ligne de front. Aujourd’hui, 600 personnes sont restées. À l’entrée, des soldats réparent un char. À l’épicerie locale, des soldats font la queue. Dans un immeuble voisin, criblé de balles, un atelier de sculpture où l’on fabrique des nains de jardin, des déesses dorées et depuis peu des mini-chars en bois avec la mention ATO, la zone anti-terroriste­s (voir page

suivante). Un souvenir pour les soldats qui se battent dans les tranchées à 500 mètres. Hier, plus de dix obus de 152 mm sont tombés entre les positions militaires et cet immeuble. Dans une tranchée, il y a Dimitri, 22 ans, avec son père Sergueï, 43 ans et son oncle Iouri, 47 ans ( 3 ). Ils font partie de la 93e brigade. Le père et le fils sont ici depuis plusieurs mois. Il y a peu à dire si ce n’est qu’ils ont tout lâché pour se battre ensemble, préparant leur départ en cachette de leur famille. Plus loin dans un abri, Lys, « le renard » en ukrainien, 19 ans, mange du bortsch. (2) Taras, 23 ans, et Tcherny, 19 ans, jouent à Counter Strike. En fond, on entend un morceau nationalis­te : « Sleep well my brother / Do not be afraid ! I can see the valkyrie ! / Take me with you Take me so far away / I can see the valkyrie ! » Les trois sont désabusés. Lys et Taras ont fait la révolution de Maïdan en février 2014. Taras vient du bataillon de volontaire de Sitch. Aujourd’hui, ils aimeraient quitter l’armée. Ils pensaient se battre et ils attendent dans « cette putain de position » sans pouvoir riposter. Nous montrer les tranchées ? Non, il fait trop froid dehors. Au loin comme en écho, les claquement­s de tirs. La nuit arrive et la guerre se réveille. Mitraillet­te et lancegrena­des pour commencer, tir de mortier et artillerie pour finir la soirée.

Jour 4. Nijnéyé

L’enfant se transforme en démon. Sa mère veut le noyer dans la baignoire. Roman, 31 ans, regarde un DVD dans un abri sur la ligne de front tenue par la 7e compagnie du 93e régiment de l’armée ukrainienn­e. « On passe la journée à regarder des films d’horreur. Après, on n’a peur de rien. » L’ennui, le froid, la routine. C’est la guerre. La nuit, il y a des tirs. Jusqu’à minuit. Et ils reprennent à l’aube. En face, à un kilomètre, avant les terrils, dans la lignée des arbres, la position des forces pro-russes de la LNR. « Ils nous observent. » Il continue : « J’avais un soldat sous mes ordres. Il s’appelait Oleg Popov, la trentaine. Il était d’odessa. Il était original et intelligen­t. Il ne s’intéressai­t pas aux filles. Un jour, il a commencé à voir Angela Merkel et Poutine dans le bois. Il leur tirait dessus. J’ai alerté le commandant. “Ça va aller”, il m’a dit. Et puis, le 1er décembre, alors que toute la compagnie était partie chercher les équipement­s d’hiver, Oleg a tué le chef d’une rafale de mitraillet­te dans le dos. Il a pris un char et a traversé la ligne de front. Il s’est planté à mi-parcours et a continué à pied à travers les champs de mines. Tu imagines cela ? Je ne comprends toujours pas. S’il ne voulait plus se battre, il aurait pu le dire et démissionn­er. Aujourd’hui, il est en face. Ils ont dû le mettre en première ligne contre nous. » On quitte la position, on veut nous montrer des impacts de tirs de Grad (roquettes, ndlr). Il n’y a rien à voir. Un champ, la neige, un trou, un soldat qui rentre à l’intérieur comme pour se dire « Je suis encore vivant. »

Jour 5. Popasna

Il fait -25°C. On n’est pas loin de la ville de Zolote. Aujourd’hui, deux équipes de journalist­es ukrainiens sont avec nous, les chaînes 5 et 24. L’attaché de presse militaire arrive. Gilet pare-balles ouvert, appareil photo dans une main, Kalash dans l’autre. On se dirige vers la ville de Popasnaya. On s’arrête dans un café. Il n’y a pas de guerre sans café. « Tu vois, la serveuse, elle est séparatist­e. Je lui ai dit que je la tuerais un jour. » On reprend les voitures. On traverse des barrages. On coupe les moteurs dans un village. Il fait beau. Trop beau. La lumière est forte. Trop forte. Le ciel est bleu. Trop bleu. « Ici, ça bombarde dans la journée. » On regarde le ciel. On attend. Une Lada Samara 1500L, bleuvert conduite par Anatoly, 47 ans dont 30 passés dans l’armée, déboule. Une poupée de Père Noël à l’arrière, une sculpture de char à l’avant. Un de ces monstres d’acier dont des mini-reproducti­ons sont vendues aux soldats, qui les

garderont sur une étagère, comme une relique de leur passé militaire. ( 4) On met les gilets et les casques. Nos corps deviennent encombrant­s. Le convoi démarre. Plus de ceinture de sécurité attachée. Distance obligatoir­e entre chaque voiture en cas de tirs. La neige. Paysages lunaires. Campements qui défilent. Un aumônier militaire fait du stop. Il marche le long de la ligne de front. Plus d’arbres pour nous cacher. On accélère. Et puis on s’arrête. On marche derrière Anatoly. Vite. « Si ça tire, vous vous couchez et vous regardez ce que je fais. » Au loin, une voiture. Le métal tordu carbonisé. Un soldat en blanc vient nous chercher. C’est Iouri. Il a 21 ans. Il a sauvé l’un des passagers. C’est la 3e voiture qui se fait shooter ici. L’armée veut nous présenter son héros. On parle. Il a peu à dire. Il porte la coupe des cosaques, une longue mèche sur le front. Je fais un portrait de lui. On prend un thé. Tout semble calme. Pourtant, ici, les tranchées sont plus profondes. Il faut mettre une tenue blanche pour ne pas être vu. On court pour aller d’une position à l’autre. L’année dernière, j’avais photograph­ié des cosaques pro-russes qui se battaient en face dans la ville de Pervomaïsk. Des cosaques de chaque côté. Difficile de comprendre.

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