L’immense Ryuichi Sakamoto, compositeur de musique de film de légende (Therevenant, furyo…) sort un disque.
Auteur de bandes originales classiques et pionnier de la techno-pop, Ryuichi Sakamoto est toujours, à 65 ans, ce stakhanoviste délicat dont les oeuvres agissent sur l’âme comme un baume. Après avoir échappé à un cancer, il sort son premier album en huit a
QUAND IL A APPRIS la mort de David Bowie, le 10 janvier 2016, Ryuichi Sakamoto sortait tout juste de la cérémonie des Golden Globes. Le musicien japonais venait de concourir pour la bande originale de The Revenant d’alejandro González Iñárritu, qu’il avait signée alors qu’il se remettait d’un cancer de la gorge. Il découvrait donc ce soir- là que la légende britannique venait, elle, de succomber à un cancer du foie quelques jours après la sortie de son dernier album, Blackstar. Une résonance tout sauf anodine pour Sakamoto quand on sait que c’est en enregistrant la musique d’un film avec Bowie que sa carrière de compositeur pour le cinéma a débuté, une trentaine d’années plus tôt. Furyo racontait l’histoire d’un officier anglais, joué par le chanteur vairon, prisonnier d’un camp militaire japonais du Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale. En plus d’en avoir écrit l’immortelle mélodie orientalisante – « Merry Christmas Mr. Lawrence » , le titre original du film –, Sakamoto y interprétait lui aussi un rôle, celui du capitaine de camp dont la sévérité se trouvait mise à mal par le trouble que faisait naître en lui son beau détenu. Dans une scène mémorable, celui- ci lui volait même un baiser. « Je suis né juste après la Seconde Guerre mondiale et pour moi les traditions de mon pays se résumaient à une autorité très forte, à l’armée, à des hommes froids et violents » , confie le sexagénaire par téléphone depuis New York, où il s’est installé en 1990, et alors qu’il vient de publier son premier album solo depuis huit ans, async. « Je me sentais très mal à l’aise dans cette société et j’ai développé une nature peut- être moins masculine en ce sens. » Ni gay, ni même tout à fait androgyne, Sakamoto ne s’est jamais opposé frontalement à un certain modèle d’homme dur et fort : il a préféré explorer une sorte d’ailleurs de la virilité. Ne serait- ce qu’en surface, puisqu’il a été dès ses débuts une icône dandy et versatile du style masculin, naviguant entre les vestiaires preppy, militaire, futuriste, bohème ou casual- chic. Un goût du caprice discret et du jeu de références qui a aussi déterminé sa musique, laquelle passe de la douceur à l’élan, du voluptueux à la désolation en ignorant toujours l’agressivité.
QUAND ON LUI FAIT REMARQUER cette absence, il répond amusé : « Mon compositeur préféré, c’est Claude Debussy, qui n’a jamais rien écrit en fortissimo. Ma musique refuse de s’exprimer de façon trop affirmative : elle n’aime pas se défouler. Elle préfère l’entre- deux qui sépare le son du silence, ainsi qu’une certaine complexité d’émotions, quelque chose d’irrésolu, de suspendu, qui ne va pas toujours tout droit d’un point à un autre. » Mais qui, obliquement, relie une diversité impressionnante de repères. En quarante ans, Ryuichi Sakamoto a suivi un parcours d’une densité et d’une imprévisibilité rares, et marqué à long terme le cours de l’histoire musicale récente sans jamais fanfaronner – ce qui explique sa faible notoriété auprès du très grand public. Pionnier de la musique électronique, au sein du trio Yellow Magic Orchestra – avec Haruomi Hosono et Yukihiro Takahashi, qui sont toujours ses amis et avec lesquels il a déjà plusieurs fois reformé le groupe – puis en solo, il a nourri en quelques disques, et sans bien s’en rendre compte, les débuts de la new- wave, de la techno et du hiphop. Il s’est ensuite montré l’artisan le plus inspiré de
cette tendance pourtant suspecte qu’on appelait dans les années 1980 la world music. On l’a aussi croisé en songwriter pop très sous- estimé – car amateur de registres vite déconsidérés comme l’acid- jazz ou la lounge – mais dont les chansons ont étonnamment bien vieilli. Un peu plus récemment, ses compositions néo- classiques nourries d’arrangements synthétiques sont devenues une espèce de genre à part, qui infuse à la fois le cinéma international et la musique ambient. La sensibilité si singulière de Sakamoto aux tragédies du monde fait depuis longtemps vibrer la membrane de notre inconscient sonore d’une mélancolie reconnaissable entre mille. Et async confirme que sa poésie poignante et élévatrice fait toujours partie de nos fondamentaux.
PLUS QU’UN BANAL « touche- à- tout de génie » ou qu’un triste dilettante post- moderne, le Japonais incarne le modèle le plus élégant pour notre époque de ce que la Renaissance désignait comme un « honnête homme » . « J’ai toujours cherché à découvrir le maximum de choses, à rencontrer et travailler avec des gens érudits et créatifs. Même au- delà des arts : je veux savoir tout ce qu’il ya à savoir sur les sciences, l’histoire, la géopolitique... » Sauf que là où l’humanisme renaissant a préparé le terrain aux Lumières, celui cultivé par Sakamoto n’a pu ignorer les ombres dans lesquelles se sont enfoncées les sociétés contemporaines. Mais le compositeur croit profondément aux vertus thérapeutiques de la musique, des arts et de l’esprit en général. « Après Fukushima, confie- t- il, je n’ai pas pu écouter de disques pendant toute une période, j’étais trop déprimé. C’est en me remettant doucement à Bach que j’ai réussi à aller mieux. Je suis convaincu que les plus grands musiciens peuvent soigner leurs congénères. »
L’ OEUVRE DE SAKAMOTO elle- même sait comme nulle autre mettre du baume au coeur et stimuler les neurones. Beauty ( 1989), probablement le seul chefd’oeuvre de la world music, expérimente ainsi une fusion utopique des cultures et des formes, soufflant sur l’auditeur un air tout à la fois maternel, fraternel et enfantin. Les tubes de Yellow Magic Orchestra ( « Rydeen » , « Firecracker » , « Behind the Mask » , etc.), font frénétiquement danser et fredonner tout en offrant de biais une vision subversive de l’exotisme et de la technophilie. Et ses collaborations de new- wave sensuelle avec son frère artistique David Sylvian, ou les miniatures pour piano et laptop fabriquées aux côtés de l’allemand Alva Noto – dont certaines figurent d’ailleurs dans Therevenant –, sont à écouter comme autant de petits miracles, de salutaires « presque riens » . Sakamoto a enregistré depuis 1975 vingt albums solo, trente musiques de films, sans compter les huit albums de Yellow Magic Orchestra ainsi que des dizaines de projets parallèles, qui vont du thème des JO de Barcelone en 1992 à l’habillage sonore du logiciel Internet Explorer, en passant par la production pour d’autres artistes. Jusqu’à ce que les médecins lui annoncent son cancer en 2014, il n’avait pour ainsi dire jamais arrêté de travailler. « Ça m’a fait bizarre de me retrouver incapable de rien faire » , commente- t- il pudiquement. C’est donc Iñárritu qui est allé le chercher pour la musique de The Revenant, alors qu’il était encore convalescent : où a- t- il trouvé la force ? « Je ne sais pas si c’est de la force… Je crois que je ne peux pas refuser les invitations des réalisateurs, je les admire trop pour refuser. Même quand ils me font travailler jour et nuit, comme c’est le cas avec Bertolucci (dont Le Dernier Empereur a été récompensé par l’oscar de la meilleure musique en 1987, ndlr). À chaque fois, ma femme me fait promettre que c’est ma dernière bande originale car elle trouve ça beaucoup trop prenant. Mais à chaque fois, je me retrouve à accepter la suivante. » Ryuichi Sakamoto : l’homme qui refuse d’écouter sa femme uniquement quand le sort de l’art est en jeu.