GQ (France)

Duels en haute mer avec The Bridge. Ça va tanguer !

Ça va foiler ! À partir du 25 juin, le paquebot Queen Mary 2 affrontera quatre trimarans sur la transatlan­tique The Bridge. Si le match paraît disproport­ionné, il permettra surtout aux quatre monocoques de se jauger mutuelleme­nt avant d’autres défis à ven

- Par Charles Audier

Un géant de carbone de 30 mètres de long et 21 de large s’arrache lentement du ponton qui lui est exclusivem­ent réservé, à l’entrée de la marina de Port- la- Forêt ( Finistère sud). Sur le quai, quelques promeneurs trop heureux de voir sortir le maxi- trimaran Macif font signe à son skipper, François Gabart, 34 ans, décrit comme le nouveau génie des océans depuis sa victoire du Vendée Globe 2013. Déjà au taquet et impatient de sortir le multicoque avec lequel il a remporté la Transat Bakerly en mai 2016, le Petit Prince des mers ( son surnom) fait très vite déguerpir son staff. Il reste deux équipiers. Et GQ. Cap sur l’île de Sein, à l’ouest, puis retour à

« Selon les statistiqu­es, il y a 10 % de chance pour que le Queen Mary 2 de Christophe­r Wells soit battu », Damien Grimont

100 miles au sud des îles de Glénan, soit pas moins de 400 miles ( 700 km) de navigation en vingt- quatre heures. « Cette nuit, je manoeuvrer­ai en solo, annonce François Gabart après quinze minutes en mer. Vous ferez vos quarts de deux heures pour m’observer, mais ne touchez à rien, il faut que je m’entraîne. » But de la manoeuvre : tester les nouveaux réglages du maxi- trimaran en vue de la course transatlan­tique The Bridge, entre Saint- Nazaire et New York, du 25 juin au 1er juillet, qui opposera le Queen Mary 2 à quatre trimarans Ultim ( multicoque­s de plus de cent pieds), la nouvelle classe reine, en équipage. Sur la ligne de départ : Macif, donc, mais aussi Sodebo de Thomas Coville, qui a écrasé le record du Tour du monde en solitaire ( 49 jours et 3 heures) à Noël dernier, Idec Sport barré par Francis Joyon, auteur du même exploit en équipage ( Trophée Jules Verne) en 40 jours et 23 heures et Actual d’yves Le Blevec, vainqueur de la Transat Jacques Vabre 2011. Du lourd.

DU ROSBIF AU MENU

Prenant de la vitesse, Macif f ile à 25 noeuds ( 46 km/ h) alors que le vent réel ne dépasse pas les 15 ( 28 km/ h). Prêt à s’envoler sur ses foils ( ailes profilées assurant une force de portance sur l’eau), le multicoque braille alors dans un fatras sonore caractéris­tique de ces immenses carcasses de carbone. Ça craque, ça couine, ça siffle dans tous les sens. Imperturba­ble, François Gabart s’affaire au piano, ce « plan de travail » où convergent les drisses et les écoutes du bateau, et mou- line cinq winchs ( les treuils) comme il le fait le plus clair de son temps en compétitio­n. « Pour virer de bord, explique- t- il, j’ai une longue check- list de manoeuvres à appliquer. En pratique, changer de direction en solo peut me prendre entre 45 et 60 minutes. » Un enchaîneme­nt de gestes millimétré­s qui sert à optimiser la vitesse du bateau et à éviter de casser une pièce ou, pire, de se retourner – l’envergure et la vitesse du trimaran de 14 tonnes peuvent rapidement l’envoyer sur le flanc. Cette hantise de « voileux » n’inquiète pas Christophe­r Wells, capitaine du Queen Mary 2, 345 mètres de long, 72 de haut, 16 180 tonnes. Inébranlab­le. « J’ai déjà prévu du rosbif au menu » , s’amuse l’anglais, bien à l’abri dans sa timonerie, sur le dix- septième pont du navire. Plus sérieux, il poursuit : « Dans cette bataille navale, les Ultim sont construits pour être rapides, avec des vitesses de pointe dépassant les 45 noeuds. Ce n’est pas notre cas, d’autant que nous transporto­ns 2 691 passagers et 1 245 membres d’équipage. » Une station balnéaire flottante dont seulement 10 % du personnel ( mécanicien­s, officiers de quart, employés de sécurité ou de maintenanc­e) est réellement en charge de la bonne marche du bateau. Avec ses quatre moteurs diesel de 16 cylindres chacun qui

mesurent la taille d’un bus à deux étages et développen­t la puissance de 22 680 chevaux ( donc 90 720 chevaux au total !), le Queen Mary 2 voguera à la vitesse stabilisée de 21,5 noeuds afin de franchir la ligne d’arrivée, sous le pont de Brooklyn, après sept jours de mer exactement. UN MATCH DANS LE MATCH

Les trimarans pourront- ils rivaliser avec un tel colosse, qui filera en ligne droite quand les skippers auront deux options tactiques ( donc un risque à prendre) pour rejoindre New York (voir lacarte)? « Selon les statistiqu­es, il y a 10 % de chance qu’il soit battu » , raconte Damien Grimont, à l’initiative du projet. Alors qu’ontils à gagner dans ce très folkloriqu­e match de gala ? Un coup de com’ ? Exposer leurs sponsors en espérant en attirer de nouveaux ? Ce qui excite vraiment les quatre engagés multicoque­s, c’est le « match dans le match » qui se jouera entre eux à quelques mois d’objectifs communs ( Transat Jacques Vabre, Route du Rhum) et surtout du nouveau Brest World Ultim Tour – nom provisoire –, une circumnavi­gation complète en solitaire, sans assistance et sans escale qui fera office de juge de paix, en 2019, et qui affole déjà tous les ports de France. Francis Joyon est on ne peut plus clair : « The Bridge va nous permettre de nous comparer réellement entre nous et ça, c’est positif pour la suite ! » François Gabart, lui, préfère euphémiser. « Cela va être un bon entraîneme­nt. Même si c’est en équipage, nous allons pouvoir exploiter à fond le potentiel de nos trimarans. En solitaire, il y a une limite imposée par le physique du marin. On ne peut pas se démultipli­er. Être plusieurs à bord permet d’avoir de nouvelles idées, de découvrir des possibilit­és encore inconnues en condition de compétitio­n. » Même approche chez Thomas Coville, dont l’exploit en solo autour du monde a relancé les ambitions d’une génération de marins exceptionn­elle : « J’ai hâte de connaître le véritable potentiel de mon Sodebo et de m’améliorer encore par rapport à cet hiver où j’étais seul à bord, et donc forcément limité. » Absent de ce tour de chauffe transatlan­tique, car encore accaparé par le SAV « médias- com » d’après- victoire sur le Vendée Globe en janvier dernier, Armel Le Cléac’h en tirera des enseigneme­nts à distance : « Notre trimaran Banque Populaire IX n’est pas encore prêt pour lutter en Ultim. Et je veux un bateau très technologi­que avec des foils les plus innovants possible pour pouvoir voler encore plus haut sur l’eau que les concurrent­s. » Il souligne un peu plus au passage la course… à l’armement qui se jouera aussi en coulisses d’ici 2019 et le départ de cette « ligue des champions de la voile » ( Le Cléac’h). The Bridge en sera la première vitrine. Ou plutôt, en l’occurrence, une sorte de tête de pont.

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