GQ (France)

GASTRONOMI­E

Dans son restaurant, le plus parisien des chef italiens a ritualisé le repas d’avant service, celui qui fait saliver la brigade et permet aux jeunes de révéler leur talent.

- Par Boris Coridian Photograph­ies Mickaël Bandassak

Le chef italien Passerini a ritualisé le repas d’avant service dans son restaurant parisien. Reportage et recette secrète.

LA RUE TRAVERSIÈR­E ( Paris, 12e arr.) luit encore de la pluie diluvienne qui vient de s’abattre sur le quartier. En ce début de soirée, derrière la porte du restaurant Passerini, toutes les tables sont impeccable­ment dressées pour accueillir les convives de ce vendredi soir électrique. Au menu : salade de caille, mayonnaise aux noisettes, champignon­s, feuilles et ricotta fumée, maquereau mi- cuit, salade de haricots de saison, vinaigrett­e aux algues ou langues et ris d’agneaux au feu de bois, sauce yaourt, agretti, friggitell­i et pommes de terre. Au centre de la belle salle du restaurant, baignée de cette lumière d’après orage, une tablée détonne. C’est là que le personnel va dîner, entre la mise en place et l’arrivée des premiers clients. Le chef Giovanni Passerini, le plus parisien des cuisiniers italiens, s’affaire encore sur les homards. Ce soir, les crustacés de Bretagne seront dégustés en deux services : ce sera d’abord la queue ( avec tomates, saucisson piquant ‘ nduja et panzanella) puis des spaghetton­i aux pinces et corail. Le « perso » – c’est le nom que donnent les profession­nels au repas du staff d’un restaurant – sera plus simple, mais tout aussi délicieux. Dans la cuisine ouverte sur la salle, un jeune cuisinier coréen ouvre la porte du four dont s’échappe une incroyable odeur de barbecue. « Le soir, on se fait plus plaisir que le midi. On prend plus de temps. Le déjeuner du “perso” se limite souvent à des pâtes à la tomate. Mais deux soirs par semaine, on se prépare quelque chose d’un peu plus élaboré » , explique Giovanni. C’est justement ce soir- là que la recette « plaisir » est en préparatio­n. Au menu du « staff meal » : poulet rôti fumé au foin, pommes de terre amandines frites au pimentón et salade mélangée. « C’est une recette que nous faisons souvent le vendredi soir. Le poulet prend cette odeur fumée grâce au foin brûlé. Sa chair est entaillée pour faire pénétrer les saveurs. Puis il est rôti avec du thym frais et de l’huile d’olive. Les pommes de terre sont cuites à l’eau avec leur peau puis légèrement écrasées pour faire sortir un peu de chair. Du coup, lorsque nous les faisons frire, cette partie devient croustilla­nte. Le tout est accompagné d’une salade croquante, la même que celle servie aux clients » , précise le cuisinier romain.

18 H 30 PILE. Les membres du personnel arrêtent de travailler et se servent de belles assiettes au buffet improvisé sur le « passe » . Les grands gaillards piochent aussi dans le grand plat de lasagnes du

Pastificio Passerini – la fabrique à pâtes et épicerie fine mitoyenne du restaurant. Car il en faut de l’énergie pour tenir debout, dans le speed du coup de feu et jusqu’à une heure du matin. Alors que tous s’attablent, un cuisinier continue de désarêter les filets de maquereau à la chaire rose et luisante : « Ils devaient arriver ce matin, mais notre fournisseu­r a eu du retard. Du coup, le poisson a été livré il y a une heure environ et la mise en place n’est pas terminée… » I

L AVALERA une assiette illico presto une fois ses filets prêts. Du côté de la table des cuisiniers, ça parle en italien, tandis que les membres de l’équipe de salle discutent en français. Entre les deux, un jeune stagiaire anglais d’origine égyptienne, qui vient juste d’arriver chez Passerini, observe et tente de capter le maximum d’informatio­ns utiles pour le prochain service qui commencera dans une heure. « Il ne faut pas s’imaginer la grande tablée où tout le monde papote. Le “perso” est surtout une routine » , précise le chef de la

Une vois féminine s’autorise une remarque : “Il y a quand même un problème avec ces repas ! Car sauf dans les très grandes brigades, il n’y a jamais de dessert !”

bande. Une routine, certes, mais avec des assiettes franchemen­t sexy. La peau du poulet croustille, le pimentón, ce paprika doux fumé espagnol, parfume les patates. « Le staff meal est aussi un bon moyen de se mettre en avant pour les cuisiniers qui démarrent. Ce jeune qui nous prépare le repas ce soir, il prend le temps de faire des choses soignées pour l’équipe. C’est le signe qu’il respecte son travail et la cuisine. Bien sûr, parfois, le perso est vite fait, car nous manquons de temps, mais c’est toujours bon. Même le menu est ritualisé : une fois par semaine nous tournons avec des merguez, du poulet ou des tripes. Ce dernier plat occupe une place importante dans ce restaurant. Il est typique de chez moi, représente l’esprit du lieu et incarne la vision de la cuisine que je veux mettre en avant. Nous en préparons deux fois par semaine pour la clientèle. Je veux que l’équipe en mange pour bien le comprendre. » L’ÉQUIPE SEMBLE RASSASIÉE. Mais qu’en sera- t- il plus tard ? La fringale post- service existe- t- elle ? Peut- on avoir faim en ayant servi des plats toute la soirée ? Les avis divergent. « Oui, on peut avoir un petit creux, mais pas avant 2 heures » , explique une jeune serveuse aux cheveux retenus par un bandana. Le stagiaire anglais – qui semble s’être bien acclimaté à la culture locale – précise : « Je me fais un plateau de fromage quand je rentre chez moi. » Un bon staff meal est- il déterminan­t dans le choix de l’établissem­ent où travailler ? « Non, reprend la jeune femme. Mais s’il est mauvais, c’est un indice qui peut clairement t’inciter à partir. » Cécile, la sommelière dingue de vins nature, complète : « Ce qui compte, c’est de bien manger, de prendre un bon café, d’avoir le temps de fumer une clope avant le service et de boire un canon après ! » Une autre voix

féminine s’autorise une remarque : « Mais il y a quand même un problème avec ces repas ! Car, sauf dans les très grandes brigades, il n’y a jamais de dessert ! » En effet, pas de sucré à l’horizon... 18 h 40. Les assiettes sont vides, tout comme les chaises autour de la table. Tout le monde est déjà dehors. Sauf Giovanni, le chef. « Ce moment- là, juste après le repas, est essentiel pour l’équipe. Ils se retrouvent dehors pour fumer et discuter. Cela permet de créer du lien entre le personnel de salle et la cuisine. Je les laisse entre eux. Quand le patron est là, ce n’est pas pareil. J’aurais l’impression de casser l’ambiance. »

DERRIÈRE LA VITRINE, on se charrie en anglais, en italien et en français. C’est un des rares instants de communion que partage l’équipe. Car les restaurant­s font partie de ces lieux paradoxaux où le collectif est essentiel, mais où chacun tient seul son rôle. « Ici, l’ambiance est plutôt cool, mais lorsqu’ils sont entre eux, ils ont le loisir de dire “Putain, j’ai pas envie de bosser ce soir !”. Alors que si je suis là… Bon, je vais terminer les homards. » 18 h 51. Fin de pause. Un couple avec poussette passe une tête pour voir s’il y aurait une table disponible pour le soir. Coup de chance, une réservatio­n vient d’être annulée. Ils repartent avec une table pour deux à 20 heures. Un « Combien de cafés ? » résonne dans la salle du restaurant avant que Giovanni, ristretto à la main, ne transmette le brief à son équipe. Ce soir, on sert un lieu jaune « ikéjimé » , avec aubergines, salade de tomates anciennes et crème crue à la cardamome. Quelqu’un demande s’il faut expliquer le terme « ikéjimé » . Le chef précise que le prix élevé du poisson s’explique justement par la technique japonaise utilisée pour le tuer et qui exige que l’animal périsse par le fer et non par asphyxie. Un geste qui sublime la finesse des saveurs et donne ce goût inimitable aux sushis servis au pays du Soleil- Levant. Au bar, la serveuse sélectionn­e le premier morceau de la soirée. C’est un titre d’alexander Robotnick, icône de l’électro italienne. « Ça, c’est bien du vendredi soir ! » sourit la sommelière. Il est 19 h 21, les deux premiers clients arrivent, avec neuf minutes d’avance.

 ??  ?? La dernière pause avant le feu du service. Un bref moment de détente durant lequel les vannes fusent en anglais, en italien et en français. Dans un instant, il faudra se reconcentr­er.
La dernière pause avant le feu du service. Un bref moment de détente durant lequel les vannes fusent en anglais, en italien et en français. Dans un instant, il faudra se reconcentr­er.
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 ??  ?? Giovanni Passerini, couronné meilleur chef par le Guide Fooding 2017, tient à ces repas créatifs qui soudent l’équipe. Ce soir, c’est poulet rôti fumé au foin !
Giovanni Passerini, couronné meilleur chef par le Guide Fooding 2017, tient à ces repas créatifs qui soudent l’équipe. Ce soir, c’est poulet rôti fumé au foin !
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