GQ (France)

FAIT DIVERS

Le 15 octobre 2015, dans une bourgade proche de New York, le romancier et chroniqueu­r James Lasdun apprend que son dentiste est accusé de meurtre. L’homme aurait tué le mari de sa maîtresse... Intrigué, James a interrogé le mystérieux Dr Nunez et remonté

- Par James Lasdun_ Adaptation Étienne Menu_ Illustrati­ons Pierre La Police

Mon dentiste est- il un assassin ? Le romancier James Lasdun a remonté le fil de l’histoire folle d’un trio amoureux miné par la jalousie, qui se termine par un meurtre sur un parking.

M on dentiste vient d’être inculpé de meurtre. » Cela ressemble à une blague de plus ou moins bon goût qu’on lance dans un dîner pour divertir ses hôtes, mais dans mon cas il s’agit de faits réels. Le 15 octobre 2015, le Dr Gilberto Nunez, dont j’étais le patient depuis de nombreuses années, était en effet accusé d’avoir tué son ami Thomas Kolman, un habitant de Saugerties, dans l’état de New York, après lui avoir fait « ingérer une substance ayant causé sa mort » . S’ajoutaient à cela deux charges pour faux et usage de faux : Nunez se serait fait passer pour un agent de la CIA et aurait prétendu être autorisé à implanter des mouchards électroniq­ues dans les dents de ses patients. Autant dire que ce n’était pas le genre de nouvelles que j’avais envie d’apprendre au sujet de mon dentiste de famille. Thomas Kolman est décédé le 29 novembre 2011, un peu avant l’aube, sur le parking d’une salle de gym ouverte en continu, Planet Fitness, située à Ulster, à quinze minutes de la route de Saugerties. L’homme de 44 ans, qui cherchait à vaincre son surpoids, s’y arrêtait souvent en allant au travail. Plus tard dans la matinée, après avoir été avertie qu’il n’était pas arrivé au bureau, sa femme Linda découvrait son corps sans vie sur le siège conducteur de leur voiture. Quatre ans plus tard, Nunez était écroué.

« MERCI POUR VOTRE SOUTIEN »

L’ enquête a montré que le dentiste de 50 ans entretenai­t une liaison avec Linda Kolman. Que s’il s’était fait passer pour un agent de la CIA, c’est qu’il cherchait à manipuler sa maîtresse pour l’inciter à quitter son mari. Il aurait ensuite opté pour le chantage au suicide alors que celle- ci voulait le quitter. Puis la pulsion suicidaire se serait transformé­e en pulsion de meurtre : la nuit de la mort de Thomas, il l’aurait rejoint à la salle de gym. Sur les enregistre­ments des caméras de vidéo- surveillan­ce, on distingue ce qui ressemble à leurs deux voitures garées côte à côte durant vingt- huit minutes, puis l’on voit celle de Nunez quitter les lieux. L’autopsie a, quant à elle, attesté de la présence à faible dose de midazolam – un sédatif exclusivem­ent employé par les médecins et les dentistes –, dans le corps du défunt ; or, on a découvert des tubes dudit produit dans le cabinet de l’accusé, ainsi qu’une page Wikipédia consacrée au médicament dans l’historique de son navigateur Internet. En avril 2016, j’ai eu une urgence dentaire. Je savais que le Dr Nunez était sorti de prison sous caution et attendait d’être jugé alors j’ai pris rendez- vous. Je n’avais pas vraiment réfléchi au comporteme­nt à adopter en telle situation – le Manuel du savoir- vivre avec son dentiste fraîchemen­t sorti de taule n’ayant pas encore paru – ; aussi ai- je marmonné sans conviction un « Je suis désolé de ce qui vous arrive » avant de m’asseoir sur le siège de soins, ce à quoi Nunez a répliqué sobrement « Merci pour votre soutien » . J’ai songé que ce n’était pas exactement ce que je voulais dire mais il m’a aussitôt fait ouvrir la bouche pour examiner ma dent cassée. Après l’interventi­on, je lui ai demandé à tout hasard s’il voulait bien me parler de son affaire et, à ma grande surprise, il a accepté. Avec son accent latino – il est né en République Dominicain­e –, Gilberto Nunez m’a raconté sa version de l’histoire. Une version dont la quasi- totalité des éléments allait être corroborée lors de son procès, quelques semaines plus tard. Les faits remontent à 2010, me dit- il. À cette époque, il sympathise avec le couple Kolman. Lui est thérapeute, elle, l’administra­trice d’un hôpital. Ils ont des problèmes d’argent et le stress met leur couple à mal : Thomas s’est ruiné en divorçant de sa précédente femme et Linda doit, de son côté, s’occuper de sa f ille malade. Quant à leur f ils,

il rencontre alors de graves difficulté­s scolaires. Nunez, qui, à l’époque, est lui- même en train de se séparer de sa femme, endosse peu à peu le rôle d’un confident pour Linda, qu’il croise régulièrem­ent à la sortie des cours de karaté que suivent leurs f ils respectifs. Il se lie également d’amitié avec Thomas, ce qui ne l’empêche pas d’entamer une liaison avec Linda en décembre 2010. Très vite, il tombe amoureux d’elle et la presse de mettre son époux au courant, mais la jeune femme, déchirée, ne se sent pas prête à mettre un terme à son mariage.

THANKSGIVI­NG EN « TROUPLE »

Terribleme­nt frustré par l’obligation de garder le secret, Nunez se met à échafauder un « plan horrible » , selon ses propres mots. En juillet 2011, il achète un téléphone jetable et envoie à Thomas une série de SMS dans lesquels il se fait passer pour une femme du nom de Samantha. Son but est de lui faire comprendre que son épouse le trompe avec leur ami dentiste. Thomas demande des explicatio­ns à Linda, qui lui avoue sa liaison, et qui demande à son tour des explicatio­ns à son amant sur ces mystérieux textos. Non seulement ce dernier nie mais il double son mensonge en accusant Thomas de s’être lui- même envoyé les messages. Quelques heures plus tard, il appelle le mari pour lui dire, des sanglots dans la voix, toute l’affection qu’il a pour lui et Linda, avant de faire ses adieux au monde sur un ton théâtral. Le cocu, bienveilla­nt, contacte aussitôt les services d’urgence pour les avertir d’une possible tentative de suicide : quand les ambulancie­rs sonnent chez Nunez, celui- ci relativise la situation en évoquant un simple « moment de faiblesse » . Il se sent très bien, désormais. Mais le dentiste ne reconnaît toujours pas être la fameuse « Samantha » . Et quand il apprend que Thomas songe à employer un détective privé pour identifier l’auteur des textos, il prend à nouveau une décision que l’on qualifiera de peu judicieuse : il propose aux Kolman de faire appel à un expert en cybercrimi­nalité de la CIA « de sa connaissan­ce » , pour débusquer le corbeau. Pour jouer le rôle du soi- disant agent censé aider le couple, il offre 500 dollars au responsabl­e informatiq­ue de son cabinet dentaire. Il prévoit de lui faire présenter une fausse carte d’agent secret, qu’il a achetée en ligne – sur le site en question, spécialisé en farces et attrapes et que m’a montré Nunez, on trouve de fausses cartes d’identité fantaisie à l’effigie de Mr Bean. Les versions diffèrent un peu selon les protagonis­tes, mais il semble certain que « l’expert » n’ait finalement jamais eu affaire à Linda et Thomas. Nunez a préféré faire irruption dans le bureau de Thomas, se mettre à genoux, admettre qu’il avait bien envoyé les SMS et le supplier de le pardonner. Il serait logique de penser que de telles mésaventur­es auraient refroidi les relations entre le dentiste mythomane et ses deux amis. Sauf que Thomas, prêt à tout pour sauver son mariage, n’exige pas de sa femme qu’elle ne voie plus

Étrangemen­t, le mari de Linda devient ami avec l’amant de sa femme. Parfois, quand le couple adultérin dîne à l’extérieur, il garde même les enfants.

son amant. Au contraire, il accepte la réalité de leur relation et, plus étrange encore, va jusqu’à devenir ami avec Nunez. Bientôt les deux hommes s’écrivent des dizaines de textos par jour. Ils sortent parfois ensemble, tous les deux ou avec Linda. Il arrive à Thomas de garder les enfants pendant que le couple adultérin passe la soirée en amoureux. Pour Thanksgivi­ng, Gilberto est à la table des Kolman et parle de monter une société avec le mari de sa maîtresse. Deux jours plus tard, le « trouple » emmène ses enfants au restaurant. Le soir du 28 novembre, veille du décès de Thomas, Linda et Gilberto dînent ensemble. Le couple rejoint ensuite son domicile et Gilberto rentre de son côté. On sait que les deux hommes, qui regardent le même match de foot à la télévision, échangent peu après des SMS empreints d’amitié virile et ponctués de multiples « bros » . Quelques heures plus tard, Thomas meurt.

PRÈS DE MILLE TEXTOS EN DEUX JOURS

C’ est à cette étape de l’histoire que la version de Nunez diverge radicaleme­nt de celle de l’enquête. Il m’affirme être allé se coucher à la mi- temps du match et n’avoir appris le décès de son ami que le lendemain en fin de matinée. Le procureur, lui, avance que Nunez attendait Thomas à la sortie de la salle de gym et lui a tendu une tasse de café empoisonné. Il précise aussi que Linda, lors du dîner avant le match, avait rompu avec le dentiste, lequel aurait été bouleversé par la nouvelle. Gilberto me dit que c’est faux et qu’il apportera les preuves que sa maîtresse n’avait au contraire rien perdu de sa flamme. Il explique également que s’il a bien été en possession de midazolam à son cabinet, les tubes n’ont jamais été ouverts. Et si des caméras du parking de Planet Fitness ont bien filmé la rencontre de Thomas avec un autre individu, la lumière des phares est trop aveuglante sur les images pour prouver qu’il s’agit bien de lui. « Cette histoire a foutu ma vie en l’air » , a fini par m’avouer Nunez au terme de son récit. Ses frais juridiques devraient s’élever à plus d’un million de dollars. Il a déjà perdu de nombreux patients et son honneur a été terni pour toujours. Mais il m’a dit croire néanmoins en un acquitteme­nt et réussir à tenir grâce au soutien de sa nouvelle femme, épousée en 2014. De ce que je connais du docteur, je dirais qu’il est à la fois réservé et amical. Je sais qu’il offrait des soins gratuits dans des dispensair­es et qu’il se montrait particuliè­rement serviable avec ses patients âgés, allant parfois jusqu’à les raccompagn­er chez eux. Je le voyais donc comme une sorte d’irréprocha­ble chevalier, animé, en outre d’une mélancolie stoïque liée à son statut d’immigré. Du récit du Dr Nunez, j’avais en tout cas retenu un nouveau détail important : le corps de Thomas avait été retrouvé sur le siège conducteur incliné pantalon baissé. « Ils racontent que c’est parce que nous avions une histoire gay ensemble, mais j’ai une autre explicatio­n : vous verrez au procès ! » Mai 2016, tribunal de Kingston, dans l’état de New York : le procès de Gilberto Nunez s’ouvre près de cinq ans après les faits. La procureure Maryellen Albanese est une femme à la peau pâle, vêtue d’un tailleur marine et coiffée d’un carré austère. Ses prises de parole sont théâtrales, sûrement parce qu’elle manque cruellemen­t de preuves maté- rielles : pas D’ADN, ni d’empreintes digitales, ni de témoins oculaires. Elle s’attache donc à mettre en évidence ce qui, selon elle, relèverait chez Nunez d’une personnali­té suspecte, d’un mobile incontesta­ble et d’un sens implacable de la méthode. Elle présente chaque détail qu’elle isole comme un fil a priori ténu mais qui, noué à d’autres fils, finit par former une corde robuste. Elle évoque ainsi deux données que Nunez a omis d’évoquer quand il m’a parlé. D’abord, s’il a admis avoir envoyé les textos de « Samantha » , le docteur a oublié de m’en préciser le nombre : près de mille en deux jours. L’autre fil dont j’ignorais l’existence, c’était qu’en plus de Samantha, Nunez s’est aussi fait passer pour sa propre mère pour envoyer à Linda un e- mail l’implorant de ne pas quitter son amant. J’aime bien mon dentiste mais ces informatio­ns m’ont fait douter. On n’accuse pas quelqu’un de meurtre sans preuves solides et je ne pouvais ignorer ces éléments à charge par simple réflexe de sympathie.

LINDA, UNE DIGNITÉ SURJOUÉE ?

Àces fils s’en ajoutent d’autres, plus fragiles. Le midazolam dont il faudrait, en temps normal, une dose de cheval pour tuer un homme, aurait, dans le cas de Thomas Kolman, suffi à faible dose car celui- ci souffrait d’apnée du sommeil, une condition physique que ce produit peut parfois aggraver. La thèse d’albanese, c’est que Nunez, étant médecin, savait parfaiteme­nt tout cela et qu’il a donc agi en fin stratège : l’apnée du sommeil et l’arrêt cardiaque associé étant les causes manifestes de la mort de Thomas, personne ne pourrait l’accuser de meurtre par empoisonne­ment médicament­eux. Reste qu’il faut démontrer au jury que Nunez est à la fois assez rusé pour élaborer pareille tactique, assez dénué de scrupules pour la mettre en applicatio­n et assez téméraire pour prendre le risque qu’elle ne fonctionne pas – la conjugaiso­n du sédatif et de l’apnée du sommeil ne garantissa­nt en aucun cas un décès, Thomas aurait très bien pu se réveiller en se demandant juste si son café n’avait pas eu un goût bizarre. Le f il des comporteme­nts « malveillan­ts » de Nunez énumérés par Albanese ne tient lui non plus pas très longtemps quand on l’examine de près. Certes, le dentiste a joué les corbeaux par SMS avec Thomas, mais il a pourtant

“Psychopath­e ! Espèce de grosse merde mythomane ! Tu mens comme tu respires !” Ce seront les derniers mots doux de Linda pour son Gilberto chéri.

f ini par vivre une authentiqu­e bromance avec lui. Et ses deux autres usurpation­s d’identité – celle de sa mère et celle du mystérieux agent de la CIA – paraissent avec le recul plus étranges et ridicules que proprement hostiles. C’est maintenant au tour de Linda Kolman de se présenter à la barre. En blazer gris, elle s’avance d’un air digne un peu surjoué. On entend d’abord un enregistre­ment de son appel d’urgence le jour où elle a découvert le cadavre de son mari. Le désespoir qui résonne dans sa voix – « No, no, no, no ! » – ramène aussitôt la réalité de la mort de Thomas entre les murs du tribunal et dissipe en un instant le doute sur une quelconque implicatio­n de Linda. La veuve réclame aujourd’hui sa vengeance : elle veut faire payer celui dont elle est convaincue qu’il a tué son époux. Et l’on sait qu’elle peut le faire payer. Beaucoup. Ce qui lui permet de dresser de Nunez un portrait à charge et de présenter leur histoire sous une lumière négative. La constante générosité de Gilberto à son égard ? Du chantage, de l’asservisse­ment, selon elle. « L’argent, c’était tout ce qui lui importait, il s’en servait pour me retenir ! » Mais quand on lui parle de l’aide qu’il a offerte à Thomas pour apurer ses dettes et financer sa reprise d’études, elle reste muette.

JEU DE RÔLES ÉROTIQUE

Une autre faille apparaît dans le discours de Linda quand le procureur aborde l’histoire rocamboles­que du faux expert de la CIA. Il évoque à ce sujet un épisode omis par Nunez dans la version qu’il m’a donnée. Le dentiste aurait adressé d’autres textos de « Samantha » non à Thomas, mais directemen­t à Linda. Il/elle y insinuait que Thomas avait lui- même une liaison extraconju­gale, ce qui n’avait bien sûr pas manqué de troubler la jeune femme. Là encore, Gilberto avait offert à sa maîtresse de la mettre en contact avec son « ami de la CIA » et en janvier 2011, il lui avait remis en mains propres une lettre dudit agent. Voici ce que disait la lettre : « Parfois nous croyons en tant qu’êtres humains que nous connaisson­s bien le caractère d’une personne juste parce que nous avons vécu avec elle pendant des années mais nous commettons tous des erreurs dans la vie. Et la recherche a montré que, chaque jour, des gens tombent en désamour et qu’ils restent en couple pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour. Sincères salutation­s, Agent 7532469102­13. » Linda déclare devant les jurés qu’elle s’est d’abord dit en la lisant que cette missive « semblait avoir été écrite par un enfant de deux ans » . Ce qui ne l’empêchera pas, plus tard au cours du procès, d’affirmer qu’elle y avait bien vu un authentiqu­e document de la CIA, et ce pour étayer la thèse de la manipulati­on psychologi­que soutenue par Albanese. On devine dès lors que les jurés et l’assistance commencent à douter de la bonne foi de la veuve – pendant ses interventi­ons, cer tains se r etiennent même de pouf fer. Et les choses empirent lorsque lui succède à la barre un codétenu de Nunez, Frank Vargas, que l’avocat de la défense questionne au sujet de la fausse carte de la CIA. Selon Vargas, cette carte avait été achetée par Nunez un an avant sa rencontre avec les Kolman. Il s’en était servi à des fins moins machiavéli­ques : elle faisait partie d’une sorte de jeu de rôles érotique au sein duquel Gilberto endossait la personnali­té de l’ « Agent spécial Doctor G » , sorte de James Bond du secteur dentaire, spécialisé dans l’implant de puces de géolocalis­ation dans les molaires. Cet avatar fantasmé devait au départ pimenter sa vie sexuelle, et non lui permettre de manipuler sa maîtresse et son mari. L’épisode de la lettre remise à Linda apparaissa­it soudain sous un jour nouveau : il participai­t non pas d’une tentative d’abus de confiance, mais d’un petit divertisse­ment polisson, quoique maladroit. Au vu de ces nouveaux éléments, la procureure Albanese se trouve face à un triangle amoureux bien plus complexe que prévu. Les trois acteurs ayant eu chacun tendance à convertir la moindre émotion en un texto ou un e- mail riche en interpréta­tions, ils ont fourni au dossier une montagne de pièces à conviction pouvant s’interpréte­r de mille manières. La magistrate, elle, cherche à se concentrer sur un storytelli­ng en particulie­r : celui d’une femme mariée, à laquelle la situation a échappé mais qui a progressiv­ement repris ses esprits. En tout cas, ce qui peut se donner pour tangible, c’est que Linda a été profondéme­nt tiraillée entre son mari et son amant. Dans ses échanges par SMS avec Gilberto, elle pouvait se montrer passionnée et tendre, tout en lançant, à d’autres occasions, des signaux négatifs et réclamer la fin de leur histoire. Le dentiste exprimait lui- même tantôt son désir de vivre leur amour en toute liberté, tantôt sa volonté de respecter le choix de sa maîtresse et de rester patient. Auprès de Thomas, l’administra­trice hospitaliè­re oscillait entre le retour de flamme et la prise de conscience que leur couple ne pouvait durer. Toujours est- il que quelques heures avant la mort de Thomas, alors qu’elle avait, selon l’instructio­n, mis un terme à son idylle avec Gilberto, Linda avait néanmoins écrit à celui- ci un message où elle se plaignait de ses crampes menstruell­es. A priori, une femme qui vient de quitter son amant ne lui envoie pas un message quelques heures plus tard pour lui parler de ses règles…

COÏT FATAL À LA SALLE DE GYM

Demeure tout de même un autre volet crucial du dossier : celui de la voiture sur le parking du Planet Fitness. Les enregistre­ments de vidéosurve­illance montrent que peu avant le décès de Thomas Kolman, une voiture, une Nissan Pathfinder dont un phare penchait vers le bas, soit exactement comme celle de Nunez, avait roulé en direction de la salle de gym puis y était restée près d’une demi-

heure aux côtés de celle de la victime avant d’en repartir. Tout porte donc à croire qu’il s’agissait bien de celle du dentiste et que celui- ci aurait alors offert à son ami le café fatal. Sauf qu’une nouvelle pièce est alors versée au procès, une pièce jusqu’ici soigneusem­ent ignorée par les juges : l’historique du smartphone de Thomas qui montre qu’à 1 h 31, il a échangé des messages sur Benaughty. com, un site de rencontres express. Visiblemen­t, les salles de gym ouvertes en continu sont un haut lieu de sociabilit­é pour les adeptes de ces applicatio­ns en ligne. Un élément qui suffit à bouleverse­r la donne et explique notamment pourquoi Thomas a été retrouvé pantalon baissé sur un siège incliné. D’autant que la défense mentionne une autre zone d’ombre : les sous- vêtements de la victime, qui, envoyés au laboratoir­e, en sont aussitôt revenus sans qu’on les ait testés. Cet élément, dissimulé par des enquêteurs peut- être soucieux de ne pas compliquer une affaire déjà emmêlée, va finalement rendre moins cruciale la présence suspecte de cette voiture appartenan­t probableme­nt à Nunez : Thomas, cardiaque et en surpoids, aurait succombé à un infarctus suite à un rapport sexuel dans son véhicule, rien de plus. La procureure Albanese a beau avancer que tout cela ne participe que de la même stratégie machiavéli­que de Nunez, qui aurait profité du fait que Thomas fréquente des sites de rencontres pour maquiller son crime – le dentiste l’aurait tué puis déshabillé –, le jury n’y croit plus. Nunez n’a pas pu être à la fois si précis dans son funeste projet – imaginer le scénario de l’apnée du sommeil associée au midazolam puis au coït fatal, retirer son ADN du véhicule sans toucher à ceux de Linda, de Thomas et de leur fils –, et en même temps, si peu rigoureux dans sa mise en place – conduire sur des routes qu’il savait vidéosurve­illées, ne pas effacer son historique de recherches sur le médicament, ou encore imaginer que l’autopsie ne révélerait aucune trace du sédatif dans le corps de la victime. Le verdict déclarera Gilberto Nunez non coupable du meurtre de Thomas Kolman, mais coupable de faux et usage de faux, le laissant en sursis en cas de récidive. « Psychopath­e ! Espèce de grosse merde mythomane ! Tu mens comme tu respires ! » seront les derniers mots doux de Linda pour celui qui cinq ans plus tôt était son Gilberto chéri.

ÉPILOGUE

Quelques mois ont passé et la procureure Albanese, sûrement enragée de n’avoir pu coincer Nunez, a trouvé d’autres choses à lui reprocher. Dans une sorte de triste coup du sort, de manifestat­ion médiocre de la justice immanente, le dentiste a été condamné pour arnaque à l’assurance et acquisitio­n suspecte d’un port d’armes. Ce jour- là, le tribunal l’a finalement condamné à une peine minimum de deux ans et huit mois, ce qui signifiait que cette fois- ci, il serait obligé de renoncer à son cabinet, à sa nouvelle femme, à sa liberté. En le voyant si abattu par cette sentence, je me suis souvenu d’une chose qu’il m’avait dite alors qu’il purgeait sa première peine pour faux et usage de faux : « Les types qui m’ont mis ici auraient voulu que j’y reste jusqu’à ma mort, mais c’est raté. » J’aurais aimé lui rappeler que ces propos étaient toujours valables. Mais les gardes l’emmenaient déjà vers la porte.

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 ??  ?? À PROPOS DE L’AUTEUR Né en 1958, James Lasdun, poète et romancier, collabore à de nombreuses revues ( Harper’s,granta, Thenewyork­er). Après L’hommelicor­ne ( 2004) et Septmenson­ges ( 2007) aux éditions Gallimard, Lachambred’ami est son troisième roman ( 2017, Sonatine éditions).
À PROPOS DE L’AUTEUR Né en 1958, James Lasdun, poète et romancier, collabore à de nombreuses revues ( Harper’s,granta, Thenewyork­er). Après L’hommelicor­ne ( 2004) et Septmenson­ges ( 2007) aux éditions Gallimard, Lachambred’ami est son troisième roman ( 2017, Sonatine éditions).

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