GQ (France)

Mais pourquoi tout le monde a peur de la nouvelle chaîne Russia Today ?

Apparue sur les écrans français à Noël, la chaîne russe RT traîne déjà derrière elle une sacrée réputation. Accusés d’implanter un organe de propagande à la gloire de Poutine, les journalist­es de cette sulfureuse rédaction tentent de prouver que leurs int

- Par François Krug Illustrati­ons Jakob Hinrichs

Il faut descendre le quai du Point- duJour à Boulogne- Billancour­t. Dépasser TF1 puis Canal+. Stopper quand on aperçoit, sur l’autre rive de la Seine, France 24 et Radio France Internatio­nale. Entrer dans un immeuble qui accueille déjà un bureau de la BBC. Mais les Anglais ont de nouveaux voisins : des Russes, qui ont loué pas moins de 1 800 m2. Les murs sentent la peinture, les sols sont couverts de plastiques, le chantier a traîné. Ces Russes ont encore beaucoup à apprendre sur la France : ils nous expliquero­nt avoir découvert trop tard qu’ici, l’été, même le BTP travaille au ralenti. Quand on leur rend visite, il ne leur reste qu’un mois pour tenir leur calendrier. Ils doivent finir de recruter une centaine de personnes – en attendant d’en embaucher une cinquantai­ne de plus l’an prochain. Ils doivent boucler leur grille des programmes. Et signer les accords de diffusion sur les bouquets des opérateurs télécoms, puisque la chaîne sera disponible sur certaines box et Internet. Ce lancement, ils le préparent depuis trois ans, avec un budget de 20 millions d’euros. Le calendrier sera tenu. Le 18 décembre, à 19 heures, les Russes prennent l ’ antenne. À quelques jours de Noël, la France a reçu en cadeau une nouvelle chaîne d’info, RT. Merci qui ? Merci Poutine. « RT » , ça sonne plus neutre que le nom original, « Russia Today » . Une chaîne entièremen­t financée par le Kremlin.

Un journalist­e de la chaîne : “Vous n’allez pas bosser chez RT si vous ne pouvez pas blairer Poutine. Mais si vous êtes mélenchoni­ste, vous n’allez pas bosser au Figaro non plus.”

Leur France 24 à eux, expliquent les Russes. Un outil de propagande, craignent les pays où la chaîne s’installe. Aux ÉtatsUnis, le départemen­t de la Justice lui a attribué cet automne le statut d’ « agent étranger » , inventé pendant la Seconde Guerre mondiale pour contrôler les soutiens des nazis. En France, Télé- Poutine inquiète aussi au sommet de l’état. Dans le rôle de l’espionne qui venait du froid, Xenia Fedorova, une brune de 37 ans. Dans son bureau, pas de portrait de Poutine au mur. Il faut dire qu’elle vient tout juste de prendre possession de la pièce. Elle nous accueille en anglais et a l’air flattée : « C’est toujours agréable de susciter de l’intérêt. » On lui rappelle que peu de médias ont suscité tant de curiosité : « Je faisais de l’humour » , répond- elle, narquoise. Le ton est donné. « C’est un bulldozer, admire un profession­nel l’ayant vue à l’oeuvre. Mais pour RT, le risque de ghettoïsat­ion est énorme et elle ne le mesure pas. » Pour convaincre que RT n’est pas le portevoix du Kremlin, un de ses cadres français participe aussi au rendez- vous. Jérôme Bonnet, rédacteur en chef, pratique un humour plus franchouil­lard que sa patronne : il a travaillé à L’écho des savanes et Sinéhebdo avant de lancer un autre journal comique, Zélium. Il est aussi passé par La Revue, un magazine de géopolitiq­ue, plus proche des centres d’intérêt de RT. Il soupire. Vraiment, il ne comprend pas ce que ses confrères osent raconter sur eux : « C’est comme si, quand on parle de nous, il n’y avait plus de règles déontologi­ques. » Sa patronne acquiesce : elle ne prononcera pas un mot de français mais visiblemen­t, elle le comprend très bien. Xenia Fedorova a un CV de bonne élève. En 2008, cette f ille d’ingénieur spatial et de journalist­e a été f inaliste d’une sorte de 7 d’or russe pour sa couverture des « événements de Géorgie » , comme on dit chez elle – le gouverneme­nt géorgien avait perdu le contrôle de zones séparatist­es après une guerre avec la Russie. En 2014, on l’a envoyée à Paris lancer la RT française. Elle a dû se contenter de lancer un site : la chute du rouble avait provoqué celle du budget alloué au projet. On l’a mutée à Berlin pour diriger un autre média d’état, l’agence de presse Ruptly. Elle est revenue début 2017, pour de bon. Elle reste discrète, mais c’est à elle qu’on doit une des sorties les plus remarquées d’emmanuel Macron.

DES RECRUES DE CHOIX

Le 29 mai 2017, Macron et Poutine tiennent une conférence de presse à Versailles. Xenia Fedorova interroge, en russe, le président français. Pendant la campagne, « les journalist­es russes ont eu des difficulté­s pour accéder à votre quartier général » , s’étonne- t- elle. Réponse : « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalist­es étrangers, encore faut- il qu’ils soient journalist­es. » Macron accuse RT et son cousin Sputnik, un site d’info amateur spécialisé dans les fake news, d’avoir diffusé des rumeurs pour le déstabilis­er. Derrière son pupitre, Poutine ne bronche pas. Depuis, les relations avec l’élysée se sont- elles améliorées ? « Elles n’ont pas empiré, nous répond Xenia Fedorova, décidément taquine. Il n’y a pas un seul fait pour étayer ces allégation­s. On a jugé utile d’accuser la Russie. Mais lors de la visite de Trump à Paris, nous avons été accrédités, cela me donne un peu d’espoir. » Pour attirer les téléspecta­teurs, cette réputation sulfureuse ne suff ira pas. RT se cherche des stars. En 2015, son site a recruté un premier visage « connu » , Philippe Verdier. Philippe qui ? C’était le monsieur météo de France 2. Il venait de se faire virer après avoir publié un livre climatosce­ptique (Climat Investigat­ion). RT l’avait recruté pour couvrir la Cop21, la conférence sur le climat. Pour sa chaîne, cette fois, RT a attiré Stéphanie de Muru, une présentatr­ice de JT qui avait quitté BFMTV à la f in de la saison dernière, qui a eu l’honneur d’ouvrir l’antenne et de présenter le premier journal. Un de ces visages de télé qu’on reconnaît sans pouvoir les nommer. Pas encore un gros poisson. Les Russes ont aussi réussi une prise surprenant­e. JeanMarc Sylvestre, 71 ans, a longtemps incarné l’économie sur TF1 et dans la matinale de France Inter. Il animera une émission hebdomadai­re avec l’économiste Jacques Sapir, tout son contraire. Lui a évolué à gauche, dans le camp du « non » aux traités européens, avant d’appeler au dialogue avec le FN. Ses positions l’ont rapproché du pouvoir russe. Mais Jean- Marc Sylvestre nous assure : « On n’a reçu aucune consigne. On sait parfaiteme­nt quelle est ma lecture

des événements. Je ne suis pas dupe, Sapir a une connaissan­ce du système russe. On veut faire quelque chose qui ne soit pas compromett­ant par rapport à nos ADN. Sinon, moi qui suis un militant forcené de l’europe et de la mondialisa­tion, il faudrait que je fasse mes valises. » Hors antenne, Xenia Fedorova s’est aussi entourée de Français. Elle garde la main sur la direction de l’informatio­n, mais a recruté comme adjoint Jean-Maurice Potier. Il présentait les journaux du week- end sur LCI, qui ne lui a pas trouvé de place dans sa nouvelle grille. Il n’a pas répondu aux sollicitat­ions de GQ. « Ce n’était pas un mauvais journalist­e, pas un excellent non plus » , tacle un de ses anciens patrons. Ses collègues n’avaient pas remarqué chez lui d’intérêt particulie­r pour la Russie. « Ça aurait été Al Jazeera, il aurait aussi dit oui » , pense l’un d’eux. Autre ancienne du groupe TF1, Nadia de Mourzitch a rejoint RT comme directrice des programmes. Sur la première chaîne, elle supervisai­t des divertisse­ments comme « Masterchef » . Elle avait quitté TF1 en 2010 et lancé sa petite société de production.

AUCUN LIEN AVEC LES FACHOS ?

RT s’est d’abord fait connaître en France avec son site, et ses analyses prenant le contre- pied des médias « mainstream » , sur la Syrie ( dont le régime est soutenu par le Kremlin) ou sur Marine Le Pen ( qui a eu l’honneur d’être reçue par Poutine à Moscou). À l’époque, la rédaction se limitait à une petite dizaine de jeunes journalist­es, motivés et maîtrisant les applis à la mode. « Ce qui a boosté RT, c’est les manifs contre la loi travail, raconte l’un d’eux. Ils nous ont envoyés au front. On était en direct sur Periscope et Facebook Live. Quand les gars de BFMTV s’arrêtaient à 800 mètres de là où ça chauffait, nous, on était avec nos masques à gaz, au milieu des grenades de désencercl­ement. C’est leur culture, aux Russes. » Les soupçons sur la chaîne le font marrer : « Bosser à RT, ça ne veut pas dire qu’on a le FSB (le service de renseignem­ent russe,ndlr) qui vous dicte ce qu’il faut écrire avec un silencieux sur la tempe. Il y a des réflexes à prendre, mais c’est une ligne éditoriale. Vous n’allez pas bosser chez RT si vous ne pouvez pas blairer Poutine, mais si vous êtes mélenchoni­ste, vous n’allez pas bosser au Figaro non plus. » Chez RT, on dément tout lien avec les réacs, les fachos, les « conspis » . Ce serait par goût du débat que le site aurait recruté comme éditoriali­stes le patron de Valeurs actuelles, Yves de Kerdrel, mais aussi deux vedettes de l’extrême droite radicale, le géopolitol­ogue Bernard Lugan et l’essayiste Jean Bricmont. Certains journalist­es de la maison ont des parcours étonnants. Comme Jonathan Moadab, un des petits jeunes qui faisaient tourner le site, promu désormais reporter à l’antenne ( il n’a pas répondu à nos sollicitat­ions). Il s’était fait une petite réputation avec ses sites Agence Info Libre et Le Cercle des volontaire­s, qui annonçait un « choc des civilisati­ons »

“Tout ce battage médiatique sur la pseudo- partialité de la chaîne, c’est la meilleure pub qu’on puisse lui faire”, confie Thierry Mariani, du comité d’éthique de RT.

et dénonçait la « propagande du système » . On le retrouve aussi crédité au générique de L’oligarchie et le Sionisme, un documentai­re à base d’interviews de Thierry Meyssan, un vétéran du conspirati­onnisme, et d’alain Soral, gourou d’extrême droite condamné à plusieurs reprises pour antisémiti­sme. Lancer un site n’est pas compliqué. Une chaîne d’info, c’est autre chose. « C’est vraiment une industrie de manoeuvre, il faut du monde, résume un dirigeant d’une des principale­s rédactions du secteur, en réclamant l’anonymat. Il y a des variantes : il faut plus de moyens humains si vous faites du hard news, et ce qui coûte le moins cher, c’est une table, quatre chaises et des gens qui discutent. » RT se situe quelque part entre les deux. « Les gens qui partent là- bas, ce sont ceux qui veulent un CDI, ceux qui en ont marre d’être pigistes (journalist­es non salariés, ndlr), ceux qui sont au chômage et qui se disent “tant pis si c’est Russia Today” » , estime notre interlocut­eur. RT s’est tournée vers un chasseur de têtes spécialisé, Jérôme Chouraqui, patron du cabinet Talent Sphere. Il a aussi accès à un vivier de rabatteurs et de candidats : il anime le Médiaclub, un réseau profession­nel qui revendique 800 membres. En septembre, i l leur a adressé un e- mail que GQ a pu consulter : « J’ai actuelleme­nt accès à plusieurs postes pour une chaîne internatio­nale de news qui se développe en France. Je viens vers toi pour savoir si tu avais des personnes disponible­s rapidement et expériment­ées en journalism­e télé que tu pourrais recommande­r. » Suit la liste des postes disponible­s, de présentate­ur de JT à chef d’édition ( le responsabl­e du bon déroulé des journaux), en passant par « responsabl­e publicité et partenaria­ts » . Coïncidenc­e, on retrouve dans l’annuaire du club une partie des cadres français de RT : Jean- Maurice Potier, Nadia de Mourzitch, Jérôme Bonnet ou Vincent Fazekas, le responsabl­e du marketing, passé par la maison de disques EMI. Le chasseur de têtes n’a pas souhaité répondre à nos questions, préférant nous menacer de poursuites pour avoir jeté un oeil à cet annuaire sans être membre du club. Autour de RT, l’ atmosphère est décidément détendue.

COMITÉ D’ÉTHIQUE

Les Russes ont aussi fait appel à un lobbyiste. Emmanuel Gout, 58 ans, avait le CV idéal. C’est un pro de l’audiovisue­l : il a débuté en Italie chez Berlusconi avant de diriger la f iliale locale de Canal+, et il s’est porté candidat à la présidence de France Télévision­s en 2015. C’est aussi un ami de la Russie : il a monté un cabinet de lobbying à cheval entre Moscou et Paris, avec pour clients des mastodonte­s de l’énergie comme Gazprom et Rosatom. « Mon travail relationne­l consistait à expliquer RT et à montrer que RT peut être une opportunit­é pour l’info et le téléspecta­teur » , nous explique- t- il. Embauché en juin comme directeur des relations institutio­nnelles, il est parti dès septembre. En bons termes, nous assure- t- il. Les choses avaient pourtant bien commencé. En septembre 2015, le président du Conseil supérieur de l’audiovisue­l, Olivier

Schrameck, signe la convention autorisant la chaîne en France. Les Russes y ont vu une victoire. C’était plutôt une formalité, puisqu’ils ne réclamaien­t pas un des très convoités canaux de la TNT. Pas sûr que le CSA serait aussi conciliant aujourd’hui. Son équivalent britanniqu­e, l’oxfom, a sanctionné à quatorze reprises la version locale de RT, jugeant malhonnête sa couverture de l’ukraine ou de la Syrie. « Nous sommes extrêmemen­t attentifs » , a averti Olivier Schrameck en septembre dans Le Monde. D’autant que, début janvier, Emmanuel Macron a laissé entendre que le CSA pourrait suspendre ou annuler toute convention avec un média qui diffuserai­t de la propagande ou de fausses informatio­ns ( suivez mon regard). Les Russes ont tenté de déminer le terrain. La convention de 2015 prévoit qu’un comité d’éthique composé de trois « personnali­tés indépendan­tes » veillera « au respect du principe de pluralisme » à l’antenne. RT comptait sur le prestige de la doyenne, Hélène Carrère d’encausse, 88 ans aujourd’hui, secrétaire perpétuell­e de l’académie française. Le 1er juillet, elle a démissionn­é du comité. « En raison d’un emploi du temps trop chargé pour mener avec sérieux et rigueur les réflexions proposées » , nous confie l’académie française.

CONCURRENC­E FÉROCE

Le 10 novembre, un deuxième membre est parti : entre ce poste d’observateu­r et l’émission qu’on lui proposait, Jacques Sapir a choisi. Seul survivant de cette première vague, Thierry Mariani, ministre des Transports sous Sarkozy, est le plus russophile des politicien­s français. « Tout ce battage médiatique sur la pseudo-partialité de la chaîne, c’est la meilleure pub qu’on puisse lui faire » , nous explique- t- il, goguenard. Quand RT vient le chercher, il est député de la circonscri­ption des Français de l’étranger couvrant l’ex- URSS. Il a perdu son siège aux dernières législativ­es. Alors que RT avait déjà commencé à émettre, Mariani a été rejoint au comité d’éthique par une deuxième vague composée d’anne Gazeau, une ancienne ambassadri­ce, de Jacques- Marie Bourget et Majed Nehmé, deux journalist­es, et, surprise, de Jean- Luc Hees, l’ancien président de Radio France. « Il vaut mieux regarder de l’intérieur que de constater de l’extérieur que quelque chose ne va pas » , s’est- il expliqué. Pour les Russes, le danger viendra peut- être surtout de la concurrenc­e, entre une BFMTV qui défend son leadership, une LCI en plein renouveau et une Cnews qui tente de survivre. « C’est une chaîne qui n’a pas d’impératifs économique­s et qui veut être la plus vue possible, résume un vieux routier de l’audiovisue­l. En revanche, la concurrenc­e va craindre pour ses revenus publicitai­res. » Entre le CSA, Macron et les chaînes d’info, RT est sous haute surveillan­ce. Bravaches, les Russes ont choisi un slogan en forme de défi : « Osez questionne­r. »

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