GQ (France)

Au Nigeria, des chics dingues et parfois de mode efféminés jeunes, prennent le risque de briser les tabous masculins d’une société encore très patriarcal­e. Rencontre avec les « nasty boys » de Lagos.

Ils s’appellent Richard, Ameer ou Denrele. Ils sont jeunes, ultra-chics, parfois efféminés. Et ils assument. Dingues de mode, ils brisent les tabous masculins d’une société encore très patriarcal­e. Rencontre à Lagos avec les « nasty boys », en pleine fash

- Par Sophie Bouillon Photograph­ies Bénédicte Kurzen

LORSQUE DAVIDO, star absolue de la musique afro- pop, a fait son entrée à la fashion week de Lagos, accompagné de son manager, de sa cour d’amis, de ses bodyguards bodybuildé­s et d’une centaine de fans qui tentaient de se prendre en selfie à ses côtés, tous les regards se sont tournés vers lui. Tous, sauf un. Richard Akuson a continué à siroter son Schweppes Agrumes au bar, faisant le dos rond à la salle. « Et Davido, c’est un Nasty Boy ( vilain garçon) ? ose- t- on demander, avec un brin de provocatio­n. – Non. Pas du tout » , coupe le jeune homme, décidément peu enclin à disserter sur le personnage. En réalité, Davido, avec ses muscles saillants, son corps tatoué, son sourire

ravageur et son pendentif « 30 billions gang » ( le gang de ceux qui ont 30 milliards de dollars) en vrais diamants incrustés, représente tout ce que Richard Akuson déteste. Tout ce qui lui a gâché ses vingttrois premières années : la masculinit­é telle qu’on la conçoit au Nigeria. Avec son magazine de mode en ligne, A Nasty Boy, « Richie » mène une petite révolution sociale et une grande vengeance personnell­e. En faisant poser les hommes en jupe et les femmes en costume trois- pièces, il veut briser les convention­s sociales, si ancrées dans les esprits. Il célèbre le transgenre, l’homme efféminé, la femme androgyne, le « flamboyant » , comme il l’appelle. Il met en lumière ceux que la société nigériane, ultraconse­rvatrice et ultra- religieuse, ignore et celui qu’elle lui a toujours interdit d’être.

UNE FEMME ET UNE SIDE- CHICK

Dès l’âge de 9 ans, Richie piquait déjà le rouge à lèvres et le mascara de sa mère pour se libérer d’une nature introverti­e. Son pèr e, politicien plutôt aisé, lui demandait alors de « diminuer le trait » mais a toujours fait « comme s’il ne voyait rien » . Ils n’ont jamais parlé de sa « différence » . Richard a fait des études de droit autant pour assurer ses arrières que pour s’affranchir de la pression familiale, mais il n’a pas eu la patience de finir la fac pour lancer son magazine de mode. Dans ce pays où l’homosexual­ité est passible de quatorze ans de prison, Richard ne dira jamais que A Nastyboy est un magazine gay. « Mais maintenant, je m’en fous si les gens le pensent » , lâche- t- il. Officielle­ment, personne n’a jamais été condamné pour homosexual­ité au Nigeria. Mais les hommes gays sont régulièrem­ent victimes de rafles, d’arnaques en ligne, de kidnapping­s, ou bastonnés en public. Les riches et les plus éduqués savent qu’ils ne seront jamais inculpés tant qu’ils n’ont pas été pris en flagrant délit « d’acte contre- nature » . La loi « anti- gay » votée en janvier 2014 avait surtout pour vocation d’amadouer des électeurs qui passent l’essentiel de leur temps libre dans les églises évangélist­es ou à la mosquée. Depuis, les plus pauvres vivent dans la peur d’être arrêtés, de croupir en prison dans l’attente d’un procès qui n’aura sans doute jamais lieu, comme souvent au Nigeria, sans pouvoir payer la caution ou le pot- de- vin qui les fera sortir. Dans ce pays gigantesqu­e de 190 millions d’habitants, cohabitent autant de chrétiens que de musulmans. On recense quelque 500 groupes ethniques. Et pourtant, Richard, du haut de sa petite vingtaine, est catégoriqu­e : « Il n’y a aucune place pour la différence au Nigeria. L’homme nigérian a un très, très gros ego, et il est toujours en train de défendre ce qui doit être “mâle” : être fort, n’avoir aucune compassion, et se comporter comme un goujat avec les femmes. » À Lagos, capitale économique du pays, sommet du bling et des apparences, il faut être un bad boy pour exister. Il faut « faire de l’argent » , beaucoup d’argent dans le p ays où les pétr o- nairas ( l ’ argent du pétrole) ne sourient qu’aux « hustlers » ( débrouilla­rds). Il faut aller à l’église le dimanche et ne jamais oublier de remercier Dieu pour ses bienfaits. Il faut être marié à trente ans pour être pris au sérieux en affaires. Et en famille, il convient d’avoir une épouse respectabl­e en société comme sur les réseaux sociaux. Et une maîtresse libérée en privé, et une « side chick » ( une fille de côté) sexy pour sortir en boîte de nuit. Et surtout, il faut savoir le montrer.

L’HYMNE DE DAVIDO

Sous la grande tente VIP de la fashion week, où sont dispersés quelques canapés blancs et d’immenses climatisat­ions, on fait la queue au buffet pour récupérer quelques nems et du riz jollof sur une assiette en plastique. On se dandine, on se trémousse. Pour célébrer l’apparition surprise de Davido, le DJ passe en boucle son dernier tube, « Fall » . Le clip dépasse les 50 millions de vues sur Youtube. Le titre remplit les ondes, déchaîne les foules et les salles de concert partout en Afrique. Richard est stressé. Il n’entend rien et pourtant, le son crache des enceintes.

Richard est catégoriqu­e : “L’homme nigérian a un très gros ego. Il doit être fort, n’avoir aucune compassion, et se comporter comme un goujat avec les femmes.”

 ??  ?? Ci- dessus : de jeunes Nigérians attendent de défiler lors de la Heineken Fashion Week de Lagos, en octobre 2017. À droite : Richard Akuson, fondateur du magazine Anastyboy, prend la pose.
Ci- dessus : de jeunes Nigérians attendent de défiler lors de la Heineken Fashion Week de Lagos, en octobre 2017. À droite : Richard Akuson, fondateur du magazine Anastyboy, prend la pose.
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Le rappeur Davido, en concert pendant la fashion week.

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