GQ (France)

JEAN-PAUL BELMONDO UNE LÉGENDE FRANÇAISE

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uand Jean- Paul Belmondo entre chez Lipp, généraleme­nt à l’heure du déjeuner, toute la brasserie se tait. Le brouhaha s’éteint comme si un ingénieur du son avait soudain réglé le volume sur « silence respectueu­x » , le temps pour la Légende, qui fête ses 85 ans cette année, de faire son entrée, avec sa canne dans la main gauche, et son vieil ami Charles Gérard au bras droit. Bébel se fend alors d’un large sourire, s’écrie « eh ouais ! » et toute la salle est pliée de rire. La France est rassurée, ainsi que les touristes chinois qui n’en reviennent pas de croiser le seul acteur français qu’ils reconnaiss­ent. Si Jean- Paul Belmondo est en forme, la vie de la nation, c’est- à- dire cette bruyante conversati­on politique qui n’en finit pas depuis la Révolution, peut reprendre son cours. Les femmes vérifient en se mirant dans leur couteau qu’elles n’ont pas de rouge à lèvres sur les dents. ( Cette phrase n’est pas machiste mais le résultat de notre enquête fa ct- checkée sur le t errain.) Quant aux hommes, ils n’arrivent pas à jalouser celui dont ils rêveraient d’être l’ami. Comme Dean Martin, Belmondo a toujours su se mettre les deux genres dans la poche : les femmes voulaient coucher avec lui et leur mari lui offrir un verre – parfois c’était l ’ inverse. Mais comme Belmondo n’est pas crooner, on préfère le comparer à Steve Mcqueen. Il en a l’élégance, la désinvoltu­re. Osons dire : le panache. On a beaucoup ergoté sur « les deux France » ces derniers temps, quand Jean d’ormesson et Johnny Hallyday ont tiré leur révérence à quelques heures d’intervalle. Belmondo réconcilie nos deux patries : l’intellectu­elle et la populaire. La littératur­e et la boxe. Antoine Blondin et Jean- Claude Bouttier. Le casino de Monte- Carlo et la choucroute garnie. Comme Steve Mcqueen, c’est un séducteur et un spor tif, un type qui por te aussi bien le costume trois pièces que le blouson d’aviateur. Et qui a toujours l’air de suivre la devise de Stendhal : « SFCDT = Se Foutre Carrément De Tout. » Qu’évoque ce nom, Jean- Paul Belmondo, pour un enfant né dans les années soixante ? Tout d’abord, Michel Poiccard : un voyou de 26 ans portant chapeau et lunettes de soleil qui conduit une bagnole en noir et blanc sur la RN 7, se passe le pouce sur les lèvres et improvise les plus inoubliabl­es répliques : « Hoho ! Des petites f illes qui font de l’autostop ! D’accord, je stoppe et je facture un baiser du kilomètre ! » ; « Allez… mets- toi toute nue… » ( Réponse : « À quoi ça serve ? » ) ; « Vous êtes cons les Américains ! La preuve, c’est que vous admirez La Fayette et Maurice Chevalier, les plus cons des Français !»; « Il ne faut jamais freiner. Comme disait le vieux père Bugatti, les voitures sont faites pour rouler, pas pour s’arrêter. » Depuis 1960, Belmondo symbolise la liberté, la vitesse, l’arrogance, la légèreté. Récemment, les Mémoires de Belmondo ( Mille

vies valent mieux qu’une, Fayard, 2016) nous ont appris ce que nous devinions déjà : la plupart des phrases que Michel Poiccard prononce dans À bout de souffle ne figuraient pas dans le scénario de Truffaut et Godard. « Et là, je dis quoi ? » demandait le jeune Belmondo sur le tournage. « Ce que tu veux » , répondait Godard. Tigreville ( en réalité Villervill­e, en Normandie). La scène de corrida au Cabaret Normand est d’anthologie. L’un des plus beaux monologues d’audiard mérite d’être cité dans son intégralit­é : « Y’aura du monde ! Luis Miguel attire toujours la foule ! Y’a longtemps que je rêve de triompher à Madrid... Le public sera exigeant... Surtout derrière Miguelito... Je vais être obligé de prendre des risques... Je vais mettre mon costume blanc, celui de mes débuts... Vous vous souvenez de cette novillada de Tolède... Ce vent froid... Ce public affreux... Et ce taureau qui ne voulait pas mourir... Depuis, j’en ai estoqué plus de cent ! » Les dialogues ciselés à partir du roman de Blondin, le feu d’artifice f inal sur la plage, l’émotion des retrouvail­les du père absent avec sa f ille enfermée chez les bonnes soeurs : ce film est une merveille d’humanité. « Une paella sans coquillage­s, c’est un gigot sans ail, un escroc sans rosette : quelque chose qui déplaît à Dieu. » Qu’est- ce qu’un grand comédien ? Quelqu’un qui peut énoncer des mots d’esprit comme s’il parlait naturellem­ent à un copain bourré. Et quand l’aubergiste réclame le paiement de l’addition, et que le vieux Gabin rétorque, bravache : « Adressez- vous à l’intendance ! Nous, on ne paie plus, on ne connaît plus, on ne salue plus » , c’est alors que Jean- Paul Belmondo ajoute avec l’insolence du désespoir : « On méprise. » Michel Audiard n’étant plus là pour se défendre, j’ose affirmer, sans la moindre preuve, que cet ajout extraordin­aire fut aussi improvisé au tournage, comme dans À bout de souffle. Je le sens, je le devine, et même : je l’espère. Car ma théorie est simple : Belmondo n’est pas seulement un acteur, c’est aussi un auteur. Et si vous n’êtes pas d’accord avec ma méthode journalist­ique approximat­ive, « sachez, Messieurs, que votre accueil me bouleverse, mais ne saurait égarer mon jugement » . L’abus de citations est dangereux pour la santé mentale, mais il est impossible de brosser un por trait de B elmondo sans ci - ter ses répliques, car l’art de Belmondo est un art du verbe. C’est une façon de se cambrer crânement pour dire quelque chose de prétentieu­x qui prête à rire. Belmondo rend heureux parce qu’il se moque des frimeurs. C’est Cyrano sur un ring de boxe.

Tout est autorisé à un mythe vivant, même de voir sa vie privée avec Barbara Gandolfi étalée dans les journaux à scandales dans les années 2000… ou de servir de modèle à tous les choix filmograph­iques de Jean Dujardin depuis dix ans ( Claude Lelouch, les films en costumes, Lafrench...). Le secret de cet homme fut de dépasser le snobisme. Les critiques, il les avait dans la poche avec sa filmograph­ie des années soixante. Sa place dans le dictionnai­re était déjà acquise avant l’âge de 30 ans. Le reste, les années 1970-1980, s’appelle le star- system. Il fut le dernier, avec Delon, à connaître le sens du mot gloire. Il en a profité jusqu’à la corde, tournant des films de plus en plus populaires mais de moins en moins bien écrits. Le public, qui l’aimait tellement, a mis plus de temps à s’en apercevoir que luimême. Il savait que tout lui réussissai­t. Son nom était devenu une marque en haut des affiches. À sa place, on aurait fait la même chose. C’est pour cela qu’on lui pardonne quelques navets sur la fin. Le sourire, toujours. L’absence de prétention. Cet homme a choisi la joie de vivre, contrairem­ent à l’autre monstre sacré, si mélancoliq­ue et seul, embaumé vivant par lui- même dans son panthéon intime qu’il conjugue à la troisième personne… On respecte aussi Delon. Belmondo et Delon, c’est comme les Beatles et les Stones : il faut choisir son camp. Vous préférez le solaire ou le taciturne ? Le blagueur ou le chafouin ? L’incorrigib­le ou le Samouraï ? Faites vos jeux. Leur mano a mano dure depuis si longtemps. Les deux hommes s’apprécient comme deux champions d’autrefois, aucun n’ayant jamais pu vaincre l’autre. La dernière fois que j’ai croisé Belmondo, c’était à un déjeuner au Café de l’alma. Il souriait toujours autant avec toutes ses dents et son bronzage d’hédoniste cannois. Et je me disais qu’elle a pourtant dû être fatigante, sa vie. Dure, pénible et longue, avec ses problèmes de santé, son AVC en 2001, ses divorces... Mais quelle rigolade ! Qu’on se le dise : le fils du sculpteur Paul Belmondo n’est pas un soleil couchant. C’est sa grande victoire sur Steve Mcqueen : être toujours vivant. Il est plus facile d’être culte quand on est mort en 1980. En 2018, malgré ses

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