GQ (France)

LES TOQUES DU PÉNITENCIE­R

En prison, chaque petit plaisir est bon à prendre. Et la cuisine se révèle le meilleur remède pour lutter contre les privations... et se faire respecter. Particuliè­rement aux Baumettes, à Marseille, capitale du Milieu français. Reportage chez les tontons

- Par Olivier - Jourdan Roulot Illustrati­ons Kyle Plat ts

Nous, les Corses, on rentrait ce qu’on voulait comme produits, même de la langouste ! » Sur la route des Goudes, Émile Diaz me regarde fixement, derrière les verres opaques de lunettes qui le protègent d’un soleil plombant. Alors que nous déjeunons dans un restaurant face à la rade de Marseille, il me semble deviner sur ses lèvres l’esquisse d’un sourire. La prison, Émile Diaz connaît. « Milou » , comme on l’appelle, est tombé dans la marmite tout petit. Dans la famille, les hommes sont « soit en cavale, soit la gorge tranchée, à la “une” de la presse » , ainsi qu’il le résume lui- même. Ses oncles étaient en affaires avec le légendaire Lucky Luciano. Leur neveu aussi a eu les honneurs de la « une » , celle du Provençal. Avec, sous sa photo, ce titre : « L’homme de l’ombre de la mafia » . Au cours de ses séjours en détention, Émile Diaz ne s’est jamais résolu au menu maison. « Le plus fort pour ça, poursuit Milou, c’était Francis Mariani. » Mariani, ex- parrain de la « Brise de mer » , l’équipe corse qui aura pendant trois décennies dominé le Milieu français. Chaque jour, les mêmes scènes. En attendant de voir le bout du tunnel, et de tendre à nouveau les mains vers la liberté, ce sont des discussion­s sans fin entre détenus pour s’échanger des recettes ou commenter les prouesses respective­s de chacun. La vie derrière les barreaux est une répétition, une parenthèse dans un temps comme figé, en suspension. Dans ce monde archaïque fait de privations, les hommes sont concentrés sur les fonctions essentiell­es. La cuisine est un palliatif aux manques en tout genre, elle permet de lutter contre le vide, tuer l’ennui, ennemi coriace, et d’échapper ainsi à sa condition le temps d’un plat cuisiné. Elle est un prétexte aussi, pour s’inviter à manger et forger des amitiés solides – pour ceux qui vivent dans le quartier « ouvert » . Enfin, la bouffe est un marqueur de la place de chacun. « En détention, il n’est pas de bon ton de se contenter de l’ordinaire » , constate Julien Pinelli. La quarantain­e, toujours tiré à quatre épingles, ce pénaliste est une figure montante du barreau. Conseil de plusieurs vedettes du Milieu, maître Pinelli passe une partie de ses samedis aux Baumettes, pour rendre visite à ses clients. « C’est une question de prestige et de position, relève l’avocat aixois, une marque d’affirmatio­n, au même titre que porter des vêtements de luxe ou posséder une chaîne hi- fi dans sa cellule. La bouffe et la cuisine seraient donc des moyens de distinctio­n, et encore plus depuis que les « cellules VIP » n’existent plus. Dans cet univers clos et totalitair­e, ceux qui peuvent s’offrir de la viande sont vite remarqués, vu les tarifs exorbitant­s prati-

qués en ces lieux (lire encadrés). Dans sa longue carrière, Milou Diaz a aussi testé l’hôtellerie carcérale italienne. Il a séjourné à la prison San Vittore de Milan, à la f in des années 1970. Milan est alors une capitale européenne du banditisme et du crime. En ces « années de plomb » , on y croise de tout : des terroriste­s ( vrais ou faux), des activistes nostalgiqu­es du fascisme ou d’extrême gauche, des Marseillai­s en cavale, des Calabrais, des Siciliens, des Napolitain­s et même des Russes… À San Vittore, les détenus sont répartis par étage. Chacun le sien, selon son grade et son statut : le petit peuple est au premier niveau, les hommes de main et les tueurs au second étage, les caïds au troisième, et enfin le gratin au dernier. « J’ai été placé d’entrée au quatrième étage ! » rigole Diaz, plus de trente ans après. Au quatrième donc, celui des parrains, les membres de l’honorable société y tiennent : Milou est leur invité. Un invité de marque, qui doit être traité comme tel. « L’homme de l’ombre » a d’abord été un acteur de la French Connection avant de s’associer avec Cosa Nostra. En se rapprochan­t de la mafia sicilienne, il est celui qui a inventé la « French sicilian connection » , ultime réplique de la French par laquelle les Marseillai­s ont exporté leur savoir- faire, distribuan­t l’héroïne dans des... boîtes de sauce tomate livrées aux pizzerias italo de New York, des villes du Michigan et du New Jersey. « Les matons, Sardes, étaient tous aux ordres, précise l’ex- pensionnai­re de San Vittore, ils allaient en face au traiteur (sic). Les traiteurs avaient peur que les produits n’arrivent pas, résultat c’était gastro à chaque repas ! » Au total, le Marseillai­s passera vingt jours sur place soigné comme au... Club Med !

En prison, la cuisine est un moyen

de distinctio­n, “une marque d’affirmatio­n, de prestige, relève un avocat, au même titre que porter des vêtements de luxe”.

Le Club Med, d’autres l’ont vécu aux Baumettes. Ainsi, tout Marseille se souvient encore comment Michele Zaza, un des parrains de la Camorra napolitain­e, s’y faisait servir saumon et caviar en cellule, dans les années 1990. Pour se ménager un menu digne de son rang, Zaza « o Pazzo » ( le fou, en napolitain) avait arrosé les gardiens et autres travailleu­rs de la prison de ses prodigalit­és...

ELA PANOPLIE DU JARDINIER

n prison, les repas arrivent sur de grands chariots avec lesquels les auxiliaire­s desservent l’étage. Ils sont ensuite distribués sur des plateaux, via un passe. Un ordinaire pas aussi lamentable que la légende le prétend, selon plusieurs témoins. « C’est un plateau avion, et même un peu mieux que ça » , résume un avocat. Ils sont pourtant rares ceux qui se contentent des trois services des plats pré- cuisinés de la journée. « J’étai s un des seuls à manger ce qu’on ser vait » , confirme François Rouge à l’oreille de GQ. Avant de s’asseoir à la table des boss du grand banditisme marseillai­s et corse, et d’être condamné dans l’affaire du Concorde, cercle de jeux parisien utilisé comme blanchisse­use par les clans insulaires et théâtre d’une guerre entre plusieurs factions, le Suisse fréquentai­t les meilleurs restaurant­s de la planète. Si le ragoût de coeurs d’agneaux ne l’a pas convaincu, et qu’il perdra plusieurs kilos pendant son séjour, l’ex- banquier de la place de Genève n’a pas conservé un si mauvais souvenir de la popote maison : « Ce n’était pas vraiment délicieux mais assez équilibré en protéines, glucides et lipides pour ne pas

perdre trop de poids. Je pense qu’ils doivent avoir un diététicie­n pour apporter les équilibres. » À peine le détenu Rouge améliorait- il l’ordinaire en cantinant du lait condensé Nestlé, qu’il versait le matin dans son bol de Chicorée, un peu de beurre, du sucre, du chocolat et quelques biscuits. Sans oublier « la pâte orientale » dont il raffole : des boîtes de halva, dont l’ex- président de la Banque de Patrimoine­s Privés Genève ( BPG) a conservé un souvenir ému, des années plus tard. Et, une fois par semaine, le poulet rôti/frites qui arrivait parfois, suprême bonheur, chaud. Pendant sa détention aux Baumettes, le Suisse est logé dans une aile spéciale, où sont enfermés ceux qui ne peuvent être mélangés avec les autres prisonnier­s, pour des questions de sécurité. Au 5e étage du bâtiment D, il a pour voisin un vieux monsieur que les f lics ont interpellé chez lui le Glock à la ceinture et un chargeur dans la poche de son pantalon, alors qu’il... taillait ses rosiers. Pour expliquer ce singulier attirail de jardinier, le vieux monsieur aura face au juge Duchaine (lire son portrait page 90) cette réplique de légende, reprise par Xavier Monnier dans Les Nouveaux parrains de Marseille ( Fayard, 2016) : « C’est comme quelqu’un qui aurait une pipe et deux paquets de tabac dans la poche, ça fait partie de la panoplie » , lâchera- t- il au magistrat. Un trait d’humour dont Roland Cassone a le secret. Survivant de bien des guerres, Cassone est « le dernier représenta­nt d’un Milieu qui n’existe plus » , selon le mot glissé par le juge Michel Debacq à l’oreille de Monnier.

C’est également l’affaire du Concorde qui vaut au parrain sa détention, pour avoir voulu jouer les juges de paix entre ceux qui se disputent le contrôle du cercle de jeux. À la sortie, cette incarcérat­ion partagée achèvera de souder les liens d’amitié entre les deux hommes, alors que les autres ex- fréquentat­ions de Rouge dans le Milieu corso- marseillai­s se sont pour la plupart effilochée­s avec le temps et les ennuis judiciaire­s. À l’épreuve du feu en somme, au point que le vieux monsieur deviendra... le parrain de la fille de Rouge, née après sa sortie de prison.

CCUIRE UN GÂTEAU SANS FOUR

uisiner en prison n’a rien d’une sinécure. Le chef étoilé Lionel Levy a pu le constater en enregistra­nt « Prison Breakfast » pour Télé Baumettes, une émission diffusée sur le réseau interne de la maison d’arrêt. « On n’avait aucun matériel, raconte le résidant de L’ Alcyone, la table de l’interconti­nental, un palace qui trône au- dessus du Vieux Port. On a fait une pizza juste avec une plaque électrique et une poêle... » Lionel Levy, venu avec plein d’astuces à partager dans sa besace, a été soufflé par l’inventivit­é des détenus : « Pour ne pas avoir une cuisson trop violente, ils ont posé sur la plaque des petits morceaux d’acier récupérés sur des briquets Bic à molette... Ça permettait une petite circulatio­n d’air sous la poêle, qu’elle ne soit pas en direct. »

Visiblemen­t, l’inventeur du milkshake de bouillabai­sse est reparti conquis : « J’ai trouvé ça génial, cette capacité à faire un support avec rien. Les mecs me disaient “si je trouve un trombone en promenade dans la cour, je le prends, ça va me servir dans la journée, pour cuisiner ou autre chose...” En fait, c’est le temple de la débrouille ! » Autre défi auquel le chef gastro s’est confronté avec ses aides d’un jour, faire cuire un gâteau... sans four. Sur le papier, l’équation semble insoluble. Pour réussir ce tour de force, les détenus posent une seconde plaque disposée à l’envers sur la préparatio­n, qui se retrouve ainsi prise entre deux feux ! Évidemment, ces exploits font très vite le tour des cellules. Ils peuvent aussi provoquer des incidents qui prennent des proportion­s insoupçonn­ées dans cette cocotte- minute en permanence sur brûleur. Il n’est pas rare en effet que ces installati­ons de fortune fassent sauter les plombs sur tout un étage. Dans les cellules plongées dans le noir, la tension peut alors monter de plusieurs degrés… « Cuisine et prison, a priori ça semblait impossible, philosophe Levy, après coup. Dans nos restaurant­s, on a des structures techniques énormes, eux n’ont pas un couteau. En fait, ça pousse à être créatif en permanence, qu’il s’agisse d’un assaisonne­ment ou de conservati­on des aliments. Mais attention, même si c’est de la débrouille, ça reste de la cuisine. » Dans les cellules, les installati­ons des prisonnier­s n’ont en effet rien à voir avec les pianos suréquipés des établissem­ents étoilés. À dire vrai, les conditions d’héberge-

ment de la pénitentia­ire et la précarité qui domine donnent autant envie de préparer et assembler une assiette que les studettes/placards suscitent de vocations chez les étudiants fauchés, abonnés aux menus des restos U…

TOUCHE PAS AU FRIGO

Aux Baumettes, le minimalism­e règne et la « cuisine » est un bien grand mot. Elle se résume pour le chaud à une modeste plaque électrique posée sur le coin d’une étagère. La légende raconte qu’elle doit beaucoup au bagout d’antoine Cossu. Pour convaincre le dirlo d’autoriser son usage, « Tony l’anguille » aurait sorti un argument massue : il aurait expliqué au fonctionna­ire que les détenus concentrés sur leur popote auraient moins de temps pour penser à... s’évader. Pour le froid, les frigos sont en principe interdits, et le rebord de la fenêtre sert tant bien que mal d’endroit frais pour les produits laitiers. Il faut s’en contenter, à moins de faire valoir des états de services suffisants pour s’affranchir de la règle commune... C’est le cas d’un Laurent Fiocconi. Quand il reçoit un visiteur de passage dans son village corse de Pietralba, sur la route qui rejoint la Balagne depuis le centre de l’île, Lolo Fiocconi l’assied autour d’un plat de calamars à la sauce tomate et aux olives noires préparé par Nine, sa femme et son ange gardien. Légende vivante de la French, « le Colombien » est retombé en 2015, à 74 ans,

dans un dossier surnommé par la presse la... « Papy Connection » . Dans cette affaire de stups mettant en scène des vielles gloires du Milieu, il a écopé de six ans de prison. Et s’il a pu éviter un mandat de dépôt à la sortie du tribunal de Marseille, donc un retour à la case Baumettes, « Charlot » ( autre de ses surnoms) le doit autant à l’âge de ses artères qu’au séjour en préventive de plusieurs mois que la justice lui a offert avant le procès. Les risques du métier en somme, mais pas une raison pour avaler n’importe quoi, dans n’importe quelles conditions : en taule, « el Mago » ( le magicien, son sobriquet en Amérique du Sud) possédait un frigo et même un petit four… Quand il s’agit de désigner entre détenus d’une même cellule celui qui sera chargé de faire la popote, la compétence s’impose d’elle- même. Et personne n’y voit un signe de soumission ou d’infériorit­é. « J’ai vu des “beaux mecs” qui faisaient la cuisine pour tout le monde » , confirme un visiteur régulier du centre pénitentia­ire. Milou Diaz, lui, a toujours mis la main à la pâte en détention, même quand il était « invité » , comme à Milan. « J’ai toujours cuisiné, ça me plaît, j’invente des plats canailles, c’est un truc d’inspiratio­n, m’explique- t- il pendant que le garçon dessert notre table. Tu fais des pâtes avec un poivron, tu mets de la tapenade, ça sent, ça colle un peu, et puis tu testes avec autre chose... » Lors de ses passages aux Baumettes, comme Fiocconi, Milou est comme à la maison. Il dispose de tout le nécessaire pour s’exprimer sans entrave : quatre plaques et trois frigos ! « Personne n’y touchait, je te prie de croire, me lance- t- il. Celui qui s’approchait avait du souci à se faire ! » Parmi les « très bons cuisiniers » croisés en détention, Milou ( qui a cosigné avec Thierry Colombié, spécialist­e de la criminalit­é, le livre Truand, mes 50 ans dans le milieu corso-marseillai­s, Robert Laffont, 2015), se souvient en particulie­r de Jean- Jacques Maillet. « Lui, c’était les pâtes, il en faisait tous les jours, à chaque fois différente­s : aux crevettes, un autre jour avec des moules, une autre fois à la carbonara... C’était bon, et il te baratinait en faisant la cuisine ! » Présenté comme une des gâchettes de Francis « Le Belge » , Maillet a été assassiné au 9 mm et à la chevrotine, quelques mois après son patron, en 2001. Paix à son âme.

L« SERVEZ- VOUS DE LA BOUILLABAI­SSE ? »

es talents exprimés par quelques- uns font très vite leur réputation, et le tour des cellules. À quelques kilomètres de Marseille, dans la périphérie d’aix- enProvence, un certain Théodoros Makris a laissé un souvenir marquant lors de son passage. En 2013, ce ressortiss­ant grec est incarcéré à Luynes, après être tombé dans une rocamboles­que affaire de came : les trafiquant­s

ont débarqué à Marseille grimés en... altermondi­alistes. Officielle­ment, ils venaient participer à un salon « de l’immobilier et du bien- être » pour y faire la promo d’une maison révolution­naire qu’ils prétendaie­nt exporter dans le monde entier, et dont ils avaient déposé le brevet. Sauf que les parois préfabriqu­ées de la maison témoin, arrivées par conteneur du Costa Rica, sonnaient creux : en réalité, elles étaient remplies de cocaïne… Pour autant, ce ne sont pas ses stupéfiant­s exploits écolos qui ont valu à Makris le surnom de « Mister cook » mais ses talents et ses secrets de marmiton. Ses déposition­s lors de ses interrogat­oires précisent son profil : « Je suis cuisinier au restaurant de ma tante dont le nom peut se traduire par “Grill et poêle” » , déclare- t- il au juge Christophe Perruaux. On apprend à la lecture de son PV d’audition que Makris exerce dans cet établissem­ent de la banlieue cossue d’athènes depuis dix ans, pour environ 1 500 euros par mois, et qu’il vit juste au- dessus. Ses visites en France, aff irme- t- il dans le cabinet du magistrat, sont l’occasion d’aller « au restaurant pour manger et prendre des idées de recette » , qu’il « exploite » une fois rentré en Grèce. « Servez- vous de la bouillabai­sse ? » , le questionne le juge d’instructio­n, installé à son bureau comme au restaurant. « Nous ne servons pas de poissons » , répond mister Makris du tac au tac, avec la même réactivité que celle requise pour snacker une pièce de viande ou des noix de SaintJacqu­es. Quoi qu’il en soit de cet improbable échange, pendant son séjour à Luynes, les idées de recettes, le Grec les a cette fois partagées. Assurant ainsi sa popularité auprès des autres pensionnai­res, pendant son séjour. Visiblemen­t, Mister cook n’avait pas perdu son tour de main.

“J’ai toujours cuisiné, ça me plaît, explique Milou Diaz. J’invente

des plats canailles, c’est un truc d’inspiratio­n...”

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