GQ (France)

LE JUGE DUCHAINE, CAUCHEMAR DES COLS BLANCS

Depuis trente ans, il combat la délinquanc­e financière, celle de la pègre ou des politiques. Après une carrière digne d’un polar, Charles Duchaine, dont la pugnacité subjugue autant qu’elle dérange, prend la tête de l’agence française anticorrup­tion. Cert

- Par Anaïs Coignac_ Photograph­ies Yann Rabanier

Ce jeudi de mars 2017, Charles Duchaine marche la têt e haute. S’il arpente les cou - loirs de Bercy entouré de son hôte, Michel Sapin – son patron au même titre que JeanJacque­s Urvoas, ministre de la Justice –, ainsi que du président François Hollande, c’est bien lui la vedette du jour. À quoi penset- il, devant son pupitre, face au micro ? Se revoit- il quinze ans plus tôt, alors magistrat à Bastia, perquisiti­onner ce même ministère de l’économie et des Finances dans l’affaire des faux prêts du Crédit agricole en Corse ? En observant les journalist­es qui attendent ses premiers mots, le juge Duchaine a vraiment de quoi sourire : il prend la direction de la toute nouvelle Agence française anticorrup­tion ( AFA), l’institutio­n chargée de prévenir, détecter et sanctionne­r la corruption dans les administra­tions et les grandes entreprise­s françaises. Son courage a payé. Enfin. Vingt- cinq ans

qu’il combat sans relâche la délinquanc­e financière. Un quart de siècle à s’asseoir sur les avancement­s, la tranquilli­té et le soutien de sa hiérarchie, à se battre dans la solitude de ses dossiers. Désormais le « juge paysan » , comme il se qualifie – rapport à ses origines campagnard­es –, peut compter sur l’action conjointe d’une armée de fonctionna­ires aguerris. Et inaugurer fièrement la plaque de cette nouvelle institutio­n, entouré des plus hauts représenta­nts du pays. D’aurillac à Monaco, de Bastia à Marseille, Charles Duchaine est, à l’instar d’un Renaud Van Ruymbeke, l’un des grands noms de la justice financière française. Un grand bosseur, passionné – même s’il n’aime pas le mot – par le droit pénal financier, rodé à l’art de percer l’ingénierie des systèmes crapuleux. Un pugnace pétri de « valeurs d’honnêteté et de droiture » , selon ses propres mots. Un discret « respectueu­x de la procédure et du secret de l’instructio­n » , d’après des journalist­es locaux, méfiant et jusqu’alors peu bavard avec la presse. Fort en caractère – « je dis ce que je pense et je pense ce que je dis » –, connu pour ne pas céder devant la difficulté. « C’est un juge qui ne fuit pas le combat. Il n’est pas commode mais c’est quelqu’un d’ouvert. Seulement, il faut de vrais arguments pour l’affronter » , assure Jean- Louis Seatelli, avocat qui l’a « subi dans quelques dossiers » depuis ses premiers pas, en 1990. « La justice peut être tranquille avec quelqu’un comme ça, c’est un vrai chasseur, assure le Bastiais. Mais il n’est pas foncièreme­nt aimé par tous ses collègues, parce que dans le milieu, tout le monde ne travaille pas autant. » Ses détracteur­s critiquent sa dispersion, pointent une « bonne demi- douzaine de dossiers » qu’il a instruits à Marseille mais qui se sont partiellem­ent effondrés à l’audience. Et de citer des relaxes dans la présumée

affaire de corruption de la tour Odéon, le plus grand gratte- ciel de Monaco, impliquant le sénateur- maire René Vestri, ou dans l’un des dossiers de Gérald Campanella, un parrain marseillai­s arrêté après quatre ans de cavale. « Des langues de p…, lâche Claude Choquet, un ancien collègue de Duchaine. C’est le sport, dans ce métier. Ce qui compte, c’est le parcours, ce qu’il a apporté à l’institutio­n. Et grâce à lui, elle a considérab­lement évolué. » Encensé par les uns, abhorré par les autres, le lot de tous les audacieux.

DDES VOYOUS ET DU SOLEIL

“J’ai connu beaucoup de gens qui ne sont pas

morts de manière naturelle. Le fait d’être épinglé dans certains dossiers met en danger.”

urant toute sa carrière, Charles Duchaine n’a suivi qu’une ligne « politique » : taper les délinquant­s au portefeuil­le. Là où ça fait mal. « J’ai toujours pensé que l’action publique n’avait qu’assez peu d’intérêt si elle ne s’intéressai­t pas aux questions financière­s. Récupérer les profits générés par les délits, c’est une simple mesure de réparation » , lâche- t- il. À l’époque, la loi ne le prévoit pas, ce qui oblige le juge à monter des stratagème­s légaux pour organiser les saisies. Le Limougeaud d’origine a mis en musique sa stratégie partout où il a navigué : Monaco à partir de 1994, puis Bastia de 1998 à 2004 et enfin Marseille jusqu’en 2013. Le terrible triangle du sud. « J’aimais les voyous et ma femme le soleil » , plaisante- t- il aujourd’hui dans les bureaux flambant neufs de L’AFA, dans le 13e parisien. Plus sérieux : « Certains de mes “clients” avaient des traits de personnali­té sympathiqu­es. Un Corse, qui finalement s’est fait tuer, me demandait très sincèremen­t des nouvelles de ma femme et de mes deux enfants. Un autre m’a dit un jour : “Quand on vient à Marseille, on vient voir la Bonne Mère... et le juge Duchaine !” Ça m’a amusé, je lui ai demandé dans quel ordre. Il est mort huit jours plus tard. » Hasard ? Il inspire, puis souffle : « J’ai connu, comme certains de mes collègues, beaucoup de gens qui ne sont pas morts de manière naturelle. Le fait d’être épinglé dans certains dossiers met en danger. » En l’occurrence, le magistrat avait auditionné celui- là dans une affaire politico- économique touchant le Conseil général de la HauteCorse, départemen­t qui est l’un des maillons de la tentaculai­re affaire des marchés truqués des Bouches- du- Rhône – celle qui a fait connaître le juge au- delà des palais de justice. « On a coutume de dire qu’à Marseille, il n’y a qu’un seul dossier » , prévient- il. Ouvert en 2009, et toujours pas jugé, il implique entre autres les frères Guerini, Jean- Noël, le sénateur, et Alexandre, l’homme d’affaires. « J’ai perdu beaucoup de temps dans l’affaire Guerini, résume- t- il. L’idée était de savoir si nous étions dans la poursuite d’un acte ponctuel,

le favoritism­e, ou d’un système. » Dans la cité phocéenne, Duchaine a endossé pendant dix ans le maillot de justicier marathonie­n de la pègre, du grand banditisme et des cols blancs aux mains sales. Dès son arrivée, il intègre avec un pool de juges d’instructio­n triés sur le volet la toute nouvelle juridictio­n inter régionale spécialisé­e ( JIRS), des pôles créés pour lutter contre la criminalit­é organisée et la délinquanc­e économique et financière. Parmi eux, Claude Choquet, aujourd’hui patron des juges anti terroriste­s à Paris, Serge Tournaire, qui a depuis enquêté sur le supposé financemen­t libyen de la campagne présidenti­elle de Nicolas Sarkozy en 2007 ou les emplois présumés fictifs du candidat François Fillon cinq ans plus tard, et Dominique Voglimacci, parti à la cour d’appel de Guadeloupe. « On nous appelait la dream team », s’amuse Choquet. À l’époque, ils se retrouvent pour des gueuletons avec « les potes du parquet » . Ils ont même leur amicale, baptisée « craint dégun » , « on ne craint personne » en patois local. Un slogan qui colle bien à Duchaine, que ses collègues surnomment affectueus­ement « Canard » . Passionné de moto, il n’échappe pas à la comparaiso­n avec un autre célèbre magistrat amateur de deux- roues : le juge Michel, figure de la lutte antidrogue à Marseille, célèbre pour avoir fait tomber la French Connection avant d’être assassiné en 1981 sur sa 125. « Je ne sais pas s’il y a des comparaiso­ns à faire ; on a fait le même travail, c’est tout » , grommelle- t- il. Puis, taquin : « Moi c’est une vraie moto que j’ai, pas une mobylette ! » Il est comme ça, le juge, courageux et bravache, ferme et bon vivant, discret et bavard, foncièreme­nt facétieux. « Il y avait une stimulatio­n, une harmonie entre nous, se remémore Choquet. On a traversé les épreuves ensemble,

travaillé comme des fous, mené des enquêtes compliquée­s avec la DCPJ (direction centrale de police judiciaire ,ndlr). On a réussi à rattraper les Italiens en développan­t nos moyens d’enquêtes. Ça reste un moment important dans ma carrière. » Charles Duchaine est « le financier de l’équipe » . La tâche est immense, l’affaire Guerini n’est pas la seule sur son bureau. Il y a aussi celle du cercle de jeu Concorde, où deux clans corses se disputent les rênes de l’établissem­ent parisien. Ou celle de la SMS, une société de gardiennag­e corse créée par l’ex- nationalis­te Antoine Nivaggioni, soupçonné d’avoir truqué des marchés publics. Plusieurs règlements de compte secouent d’ailleurs l’île pendant l’instructio­n.

MGARDES DU CORPS SEPT JOURS SUR SEPT

ais, passée l’excitation des premières années, une routine commence à s’installer, mauvaise alliée pour ce type de poste très exigeant. « On n’invente plus rien quand on est quelque part depuis trop longtemps » , rappelle lui- même l’intéressé. Le magistrat demande une première fois la direction de l’agrasc ( l’agence de gestion et de recouvreme­nt des avoirs saisis et confisqués), dite « la banque du milieu » , qu’il a contribué à créer, toujours dans l’idée de réparer la faute par l’argent. Malgré les promesses du ministère de la Justice, place Vendôme, il n’est pas retenu. Duchaine commence à se sentir isolé. Le travail est difficile, les résultats longs à obtenir. Mais il y a autre chose. Des faits étranges qui vont marquer les quatre dernières années marseillai­ses, entre succès et adversité, de ce fils d’un garagiste et d’une fonctionna­ire de la poste. D’abord une offre d’emploi chez ERDF. « Probableme­nt en raison de mes compétence­s en électricit­é » , plaisante- t- il. Il s’en expliquera lors d’une audition en qualité de témoin à l’inspection générale de la gendarmeri­e nationale ( IGGN), dans le cadre d’une procédure lancée par le parquet. « Je me suis rendu compte qu’il pouvait y avoir un lien entre ce dossier dont on voulait m’éloigner et ceux qui me proposaien­t ce poste avec insistance, pour eux ou pour d’autres » , suggère- t- il. Malgré le pont d’or qui lui est fait, le juge, méfiant, décline. « C’est là que les choses ont commencé à se corser » , précise- t- il. Charles Duchaine est ensuite accusé d’employer des ouvriers au noir, de collusion avec un expert. Il doit se justifier, présenter des factures. « Heureuseme­nt, je note tout, j’ai tous mes relevés bancaires depuis mon premier compte à 16 ans ! » À la même époque, sa ligne fixe est coupée. De pseudo- technicien­s débarquent chez lui dans la foulée et tentent d’y traîner plus que de raison. On

découvrira que les câbles avaient été sectionnés à l’extérieur. Le plus lourd est à venir. Octobre 2012, le juge s’envole pour une formation en Martinique. Coup de téléphone de son président de juridictio­n. « J’apprends qu’un contrat confié à un individu par de gros voyous marseillai­s a été mis sur ma tête » , raconte- t- il. Un informateu­r de la police vient de balancer l’info : on veut « éliminer » le juge Duchaine. Avertissem­ent manoeuvré ou menace réelle ? Il ne le saura jamais. L’annonce, en tout cas, inquiète suff isamment en haut lieu pour qu’une surveillan­ce lui soit assignée à peine le pied sorti de l’avion. Des gardes du corps l’encadrent désormais sept jours sur sept. Ils sont là le matin, pour la brasse quotidienn­e avant le palais de justice, plage du Prado ; la nuit, pas loin de sa bicoque provençale où il n’emprunte plus le jardin sans un regard ; le week- end et les vacances, même chez ses proches. Et cela jusqu’en août 2014. « Deux ans de ma vie entre parenthèse­s » , résume- t- il, un brin amer. « C’est une situation extrêmemen­t inconforta­ble. Et vous êtes perçu comme celui qui se donne de l’importance ou un malheureux dont on n’envie pas le sort. » Parmi ces hommes de l’ombre, Franck Brinsolaro, qui deviendra celui de Charb. Il sera tué avec le dessinateu­r le 7 janvier 2015 à Charlieheb­do.

DJAMAIS DE CADAVRE À MONACO

ès le début de sa carrière, Duchaine a su que ce métier allait le confronter à des aléas moins vertueux que ses idéaux de justice. À Monaco, en particulie­r, où il ne fait pas bon enquêter sur les malversati­ons, le magistrat se bagarre pour conserver des dossiers « qu’on » tente d’éloigner de son bureau. Obstiné, déjà, il parvient à s’emparer de la première affaire de blanchimen­t d’argent du Rocher, qui implique Moshe Binyamin. En 1995, le malfrat israélien est arrêté avec 5,5 millions de dollars dans deux valises et quatre cartons, tout droit sortis du plus gros cartel de cocaïne bolivien démantelé avec l’aide de la police américaine. En quelques jours, les morts s’accumulent autour de lui. « Son chauffeur, son garde du corps... ils tombaient comme des mouches. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup de juges qui ont eu des dossiers de cette taille. Un vrai roman policier » , se targue Duchaine. Oui mais... Le juge doit ruser pour contourner les entraves à ses requêtes. Sa hiérarchie lui propose d’accomplir une multitude de petites tâches l’expédiant « entre la Bolivie, le Brésil et Israël » , de façon à l’éloigner du coeur de l’enquête. Le juge refuse. « Quand on sait de quoi les gens impliqués dans ces dossiers sont capables, on peut imaginer qu’en acceptant d’y aller, je ne serais pas revenu, suppose- t- il. C’est souvent

ce qui arrive, en principaut­é : il n’y a jamais de cadavre ; les gens meurent à l’extérieur. » Cette épopée monégasque, faite de pressions et de coups bas, le juge la racontera dans un livre publié en 2002, Jugeàmonac­o ( Michel Lafon).

RUN « SURHOMME » ESQUINTÉ

etour à la fin de l’époque marseillai­se, marquée par un vrai coup de massue. Un matin de fin janvier 2013, Charles Duchaine s’effondre dans son bureau. Burnout pour ses collègues, pseudo- méningite pour les médecins, suspicion d’empoisonne­ment pour ses gardes du corps. « J’étais très mal, je n’arrivais plus à maîtriser mes mouvements. Je m’étais même recouvert de ma robe d’audience tellement j’avais froid, se rappelle- t- il. Quand mes gardes du corps m’ont emmené chez le médecin, je tenais à peine debout. » Le magistrat faiblit jusqu’à être transporté aux urgences. Il mettra plusieurs semaines à reprendre une activité normale. Son regard toujours à l’affût s’étend dans le vague. Il pose une main sur son pantalon en lin : « J’avais l’impression d’être un surhomme, ça m’a un peu esquinté. » Quelques mois plus tard, le Limousin lâche la robe de magistrat pour le costume de directeur de l’agrasc à Paris, sur lequel il peut accrocher sa fraîche médaille de la Légion d’honneur. Puis obtient le poste tant attendu. Au total, il a passé dix ans à Marseille, la peine maximum à ce poste. « J’étais un peu piégé par ce dossier et par mon ambition, explique- t- il. J’estimais, à tort ou à raison, qu’il n’était pas légitime de partir à équivalenc­e de grade. Or ce sont les autres qui font votre carrière, il ne faut pas se faire d’illusions. Et personne n’a décidé de me nommer plus tôt. » « Pour moi, c’est l’un des meilleurs juges d’instructio­n français, lance Jacques Dallest, ex- camarade de Marseille. Il est aussi lucide sur la limite de notre action : les grands criminels qui jouent avec la législatio­n de plusieurs pays seront toujours plus forts que nos petites procédures. » Le procureur se félicite que son confrère ait mis sa compétence au service d’une institutio­n nationale comme L’AFA. « À la fin de ma carrière, si j’y arrive, conclut, pensif, Charles Duchaine, je me poserai quand même la question de savoir si j’ai toujours eu raison d’agir comme je l’ai fait, pour rencontrer autant d’embûches. » En attendant, les grandes entreprise­s françaises l’ont lui et ses 51 agents sur le dos pour encore cinq ans. Il veillera à ce qu’elles se mettent en conformité avec la loi Sapin II pour la transparen­ce et contre la corruption. Désormais assuré du soutien de Bercy et de Vendôme, on l’imagine mal changer de méthode pour traquer les loups dans la bergerie. Chasseur un jour, chasseur toujours.

“Il sait que les grands criminels qui jouent avec la législatio­n de plusieurs pays seront toujours plus forts que nos petites procédures.” Jacques Dallest, procureur.

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Inaugurati­on de l’agence française anticorrup­tion le 23 mars 2017.

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