PRESQUE CÉLÈBRES
Reportage Première agence de figurants de Los Angeles, Central Casting voit défiler des milliers de candidats au rêve hollywoodien. Aspirants acteurs, mères de famille en détresse, vieux farfelus, employés attirés par la lumière... tous espèrent passer de
9 H 00
La porte vitrée vient de s’ouvrir. Russell émerge. « Bonjour à toutes et à tous. On va ouvrir dans dix minutes ! Faites bien attention, s’il vous plaît, vérifiez que vous avez tous avec vous les documents et papiers d’identité nécessaires. Sinon, vous ne rentrerez pas, je suis vraiment désolé. » Les mots surgissent d’une carrure impressionnante. Voix rauque, pas un sourire, et pourtant la bienveillance de Russel transparaît. La foule, presque cent personnes, ne prête pas attention aux détails donnés par « Big Russ » . Ils veulent entrer, c’est tout. Soixante- sept places seulement pour les inscriptions des nouveaux membres, chaque lundi, mercredi et vendredi. Russell aime demander aux premiers à quelle heure ils sont arrivés, histoire d’enrichir ses statistiques.
Aujourd’hui, la tête de la file est occupée depuis 3 h 30 du matin par deux jeunes femmes. Miranda et Karina, fringantes en jean et blouse blanche, talons hauts fraîchement apportés par un petit ami aux yeux endormis, pressé de retourner finir sa nuit dans sa voiture garée à quelques mètres. 9 h 03. Russell vérifie que tout est prêt. Il a mis en place les chaises dans la grande salle depuis un moment, parfaitement alignées en quatre rangées. 9 h 05. Russell s’impatiente, il regarde sa montre. Plus que quelques minutes avant l’ouverture et les deux jeunes chargés des vidéos ne sont pas encore sortis du bâtiment. 9 h 07. Les voilà ! Enfin. Il va falloir faire vite. Il n’a jamais ouvert en retard, ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer. Russell prend son micro, se tourne vers sa collègue, qui filme à l’iphone. « Tu es prête ? » Elle se racle la gorge et commence : « Bonjour à toutes et à tous, c’est une superbe journée en Californie. Ce matin, Central Casting LA accueille les nouveaux pour ses journées d’inscriptions.
Hello !What’s your name ?
– Miranda. – Salut Miranda, pourquoi es- tu ici ? – Je veux devenir actrice. Central Casting, pour moi, c’est mettre un pied dans cette industrie. »
Puis, une fois que toutes les chaises sont occupées et les portes closes : « Qui, ici, veut gagner de l’argent ?! » Tonnerre de « yeah » . Une speakerine reprend la parole pour expliquer pendant plus d’une heure, et dans les moindres détails, comment remplir sa fiche d’inscription ( « Acceptez- vous des scènes de nudité : oui, non, partiellement ? » ) ; comment concevoir sa liste d’attributs et de compétences ( « Ne cochez une case que si vous êtes un professionnel en la matière, si et seulement si vous êtes capable de répéter l’action pendant des heures, des dizaines de fois, devant beaucoup de gens ! » ) ; les règles et réglementations à respecter ( « Quand vous êtes sur le tournage, faites attention aux règles de sécurité, soyez à l’heure et arrivez coiffé et maquillé » ) ; et, surtout, les tenants et aboutissants du métier ( « Sans vous, les scènes n’ont pas l ’ air réelles ! Imaginez votre f ilm préféré sans foule, sans passants, personne sauf les acteurs et les actrices principaux... » ) . Ils sont venus pour entendre « ça » , pour démêler les f ils d’hollywood, se jeter dans la machine à rêves.
MÈRE AU BORD DE LA CRISE DE NERFS
Central Casting est la première agence de f igurants à Hollywood. La plus ancienne, la plus respectée et la plus tentaculaire. À la fin des années 1920, alors que les frères Warner, Samuel Goldwyn, Louis B. Mayer, William Fox et d’autres ont coulé les fondations de ce qui deviendra les plus grands studios, et alors
que Charlie Chaplin, Lillian Gish, Gloria Swanson, Buster Keaton, Mary Pickford et la jeune Greta Garbo ont conquis le coeur du public américain, tout grossit vite, très vite, trop vite. Hollywood est au bord du chaos. Tous les jours, des milliers de personnes s’alignent le long des murs des studios, espérant être choisies par un des réalisateurs en tournage à l’intérieur. De cette absence de système sont nés corruption, mauvais traitement et abus des plus faibles. En 1925, les studios en ont eu assez et ont créé Central Casting. Vendue pour la première fois en 1976, l’entreprise a changé de mains à plusieurs reprises. Alors que les soixante- sept heureux élus du jour boivent les paroles de l’oratrice, à l’extérieur, une douzaine de recalés tournent en rond, hébétés et vulnérables. Des proies faciles pour les prédateurs qui rôdent autour du bâtiment les jours d’inscriptions. Russel tient à l’oeil deux autres personnes, un homme et une femme qui accostent les plus jeunes, engagent la conversation avec politesse et chaleur, et distribuent des tracts pour des cours d’acteurs qui, c’est promis, « fourniront tous les outils pratiques de la Scientologie pour créer un impact émotionnel avec votre jeu d’acteur » . Russel ne peut pas leur interdire de fouler le trottoir. Par contre, qu’ils n’essaient pas de mettre un pied sur la propriété de Central Casting. Réguler l’extérieur du bâtiment, c’était la première mission de Big Russ quand il est arrivé en 2010 en tant qu’agent de sécurité. Gérer les recalés, les énervés et les frustrés, les « solliciteurs » dans la rue, etc. Doucement, son job a évolué. Il est devenu un roc pour les employés et les figurants. Il trouve ça plus excitant que quand il était garde du corps de Chris Brown. Que la personne n’ait pas les bons papiers ou pas de papiers du tout, Russel prend toujours le temps d’expliquer. Il conseille, remonte le moral. Il reste parfois plus d’une heure à l’extérieur à discuter. L’autre jour, il a écouté avec bienveillance une mère de famille au bord de la crise de nerfs. Celle- ci venait de conduire quatre mille kilomètres depuis la Caroline du Nord en une semaine, fuyant son mari violent, à la recherche du rêve hollywoodien. Dans sa voiture, ses jumeaux, des merveilles de la nature, métisses, cheveux blonds et yeux bleus translucides. « De futures stars » , clamait- elle, sérieuse. Elle était arrivée en retard aux inscriptions. Russel l’a conseillée, lui a indiqué les endroits où manger et dormir pour pas cher. Elle est repartie un peu moins mal qu’elle était arrivée.
ULE QUASI- MONOPOLE DES SÉRIES
ne fois le speech écouté, les questions existentielles posées ( « J’ai 59 ans, mais on me dit souvent que j’ai l’air d’en avoir 45, comment je fais ? » ) , et les fiches d’inscriptions remplies, les nouveaux postulants se font photographier. « Je dis souvent aux gens qu’ils devraient ne prendre qu’une photo en costard, explique Russel à un jeune homme – Ah bon ? Pourquoi ? – Deux choses. D’abord, les directeurs de casting trouvent ça plus professionnel. Ensuite, ça augmente énormément vos chances d’être booké pour une scène où le réalisateur veut des gens en costume. Les productions ont rarement le budget ou le temps de fournir des costumes aux figurants. Et puis, les directeurs de casting auront plus de mal à vous imaginer dans le rôle d’un sans- abri ou d’un mort. Or jouer un mort dans une série, c’est automatiquement se disqualifier à vie pour y réapparaître ! » Au fur et à mesure que la f ile se vide, Russel tape ses rapports statistiques. À côté de lui, une jeune femme agenouillée sur la moquette fouille dans son énorme sac vert à roulettes. Elle devait être au courant qu’il est possible, et même recommandé, de poser avec des tenues différen tes
Pour en finir avec le recrutement chaotique
des figurants à Hollywood qui engendrait corruption et abus des plus faibles, les gros studios ont créé Central Casting.
lors des inscriptions. Elle n’a pas fait les choses à moitié : une robe jaune pour la tenue « cocktail » , une robe de soirée bleu céleste avec des décorations dignes d’un bal de promo pour l’ensemble « formel » , blazer rose, pantalon noir et blouse blanche pour « business casual », uniforme militaire, uniforme de policiers, etc. « Tu ne sais jamais ce que les gens vont porter tant qu’ils ne sont pas sortis des toilettes. C’est une surprise à chaque fois ! » , lance Russel. Central Casting Los Angeles enregistre 201 nouveaux inscrits par semaine. Sa base de données recense plus de 55 000 figurants actifs dans la région. Sans compter les mineurs et les autres bureaux ( New York, Nouvelle- Orléans et Atlanta). Plus il y a de choix, plus l’entreprise est saine. À n’importe quel moment, entre soixante et quatre- vingts projets sont pris en charge par les trente à quarante directeurs de casting et leurs équipes. Central Casting est en quasi- monopole et rafle la quasi- totalité des séries télévisées du marché, parmi lesquelles The Handmaid’s Tale, Love, Veep, Scandal, Master of None, Esprits criminels, This is Us, L’arme fatale, NCIS, Westworld,
S hamel ess,thelefto vers, bro ad city,glow, The Ranch, Girls, etc. Lorsqu’un nouveau projet est lancé, il y a toujours quelqu’un dans son équipe qui a déjà bossé ou bosse fréquemment avec Central Casting car la relation entre l’assistant- réalisateur et le directeur de casting doit être fructueuse. Parfois, les producteurs d’un projet leur demandent d’aller au- delà de leur job : ils enverront les scripts, puis les professionnels de Central Casting viendront se pitcher, parler de leur « vision » . Dans tous les cas, quand un projet est assumé par Central Casting, deux directeurs y sont assignés et y restent jusqu’à son terme.
« DEMAIN, C’EST LE JOUR OÙ ILS MEURENT »
Les bureaux de Central Casting sont divisés en deux parties : celle où les nouveaux figurants se rendent pour les inscriptions, les conférences, les classes et, derrière une vitre teintée, un immense open space, terrain de jeu des directeurs et directrices de casting. Claire est là, au milieu, dans sa petite cabine grisâtre, qui serait triste sans les photos de famille.
« Si si, je suis sûre qu’ils savent qu’ils bossent demain, c’est le jour où ils meurent. » Personne ne sourcille à l’étrange phrase de Claire. Il y a quelques jours, elle a casté un groupe d’hommes pour jouer des gangsters, ou des flics – il y a tellement de personnages, c’est facile de s’y perdre. Ce groupe doit « mourir » demain dans un affrontement violent et la collègue de Claire pensait qu’ils n’étaient pas au courant. Claire attaque la journée en lisant les r apports des permanences de nuit et des tournages de la veille pour vérifier qu’aucun problème ne lui soit tombé sur la tête. Cette mise en bouche terminée, la journée de casting démarre. Ici, on booke le jour pour le lendemain. Pas le droit au relâchement. Claire travaille simultanément sur quatre séries télévisées, dont une est en pause d’intersaison. Chaque série a un tournage demain, et chacune de ces scènes a besoin de figurants. À première vue, avec 55 000 personnes qui ne rêvent que de jouer, c’est un exercice facile. Loin de là. Premier défi de la journée : remplir un stand de tir. « Ils t’ont dit ce qu’ils voulaient ? s’enquiert une collègue.
– Non, pas vraiment, mais d’après mon expérience personnelle, dans un stand de tir, il y a trois types de personnes : des flics qui s’entraînent, des mères de famille qui apprennent à manier un pistolet et des fanatiques de la NRA (Nationalrifleassociation, lobby pro-armes ultra-puissant aux États
Unis, ndlr). » Dans tous les cas, Claire doit trouver des gens qui savent manier des armes pour éviter les mouvements maladroits. Ou, pire, les chutes d’objets qui demanderont à toute l’équipe de reprendre la prise depuis le début. Le pool de figurants potentiel est large, elle poste l’annonce
sur la page Facebook de Central Casting LA sans mentionner le nom de la série pour ne pas révéler au public des éléments du récit, et attend les réponses. Deux- cents mails en une heure. Dans l’un est écrit : « J’ai utilisé un pistolet à bille à plusieurs reprises quand j’étais jeune » ; un autre est accompagné d’une photo montrant un lit recouvert d’armes automatiques et de la légende « vingt ans d’expérience dans la manipulation de ces bébés » . « Lui, il me fait f lipper, en fait » , rire nerveux de Claire et message instantanément supprimé. Quand un mail l’intéresse, elle bascule toute de suite sur la base de données de Central Casting. Apparaît alors le profil de la personne avec photos, mensurations, habilités, permis de conduire, type de voiture, etc.
TROUVER 20 LYCÉENS, MAIS MAJEURS
En quelques clics, elle peut activer l’envoi d’un SMS demandant si la personne est libre le lendemain. Au dernier moment, juste avant validation, elle demandera : « As- tu déjà travaillé sur Ray Donovan (série diffusée sur Showtime) ? » Claire passe la journée à regarder des portraits et à se les imaginer dans tel ou tel contexte, tel ou tel costume. « Super ! On va pouvoir faire travailler notre imagination » , s’exclame- t- elle. Une collègue a besoin d’un coup de main pour trouver une vingtaine d’adolescents et adolescentes pour une scène dans les couloirs d’un lycée. Seul hic, les figurants doivent être majeurs. Vingt mineurs sur un plateau de tournage demandent des coûts bien plus importants à la production pour être en phase avec les réglementations de l ’ industrie. Elles décident de poster une annonce sur les
Claire doit remplir un stand de tir pour une série. Elle poste une annonce sur la page Facebook de Central Casting et reçoit... 200 mails en une heure.
réseaux sociaux en demandant aux intéressés de téléphoner. Quelques secondes de répit et commence la cascade d’appels. « Un nom s’il vous plaît ? » Elle parcourt la page des yeux. Clique sur le visage de la femme au bout du f il. La sentence tombe : « Je ne peux pas vous utiliser pour ce job, désolé. » La conversation a duré quatorze secondes. Il leur faudra deux heures pour constituer leur petit groupe. C’est la f in de la journée, Claire n’a plus qu’une scène à f inir. Seulement deux f igurants sont nécessaires, mais pas des moindres : deux masseurs pour une scène avec les stars de la série. « Je dois trouver des gens d’expérience pour ce job, explique- t- elle à sa voisine de cabine. Ils vont être proches des acteurs principaux pendant longtemps, je ne veux pas de débutants ou de types qui tenteraient quelque chose d’inapproprié ou de stupide. Il faut des pros. Imagine s’ils blessent les acteurs en faisant des mauvais mouvements ? »
PIZZAS ET CARTES CADEAUX APPLE
Autre jour, même scène. Dans la partie réservée aux inscriptions, la file d’attente ne s’est pas encore vidée. « Hello, comment tu vas ? – Impeccable, et toi ? – Bien. Je suppose qu’on est là tous les deux parce que personne ne nous a bookés aujourd’hui. » La blague les fait rire. Ils ont tous les deux probablement plus de 70 ans. Cheveux blancs parfaitement peignés, costumes marine flottants mais repassés, souliers cirés. Derrière eux, un homme à la coiffure d’elvis, blazer blanc, cravate blanche, chemise rose, santiags. Puis un homme en uniforme militaire, un couple de motards et quelques jeunes. Rex et Lily, voisins de file d’attente, sympathisent. « Je viens une fois tous les trois ans, pour qu’ils se rappellent ma tête, raconte- t- elle. – Ils recommandent de venir une fois tous les six mois, ça fait un an que je ne suis pas venu, moi... – Vous êtes du coin ? – Je suis arrivé en Californie en 1995 quand j’étais Marine, puis j’ai travaillé à Hawaï et il y a un an, un an et demi, je suis revenu à Los Angeles.
– Vous faisiez quoi à Hawaï ? – J’étais dans une boîte qui bossait avec l’armée. J’en avais marre du monde du travail et de la bureaucratie, ça faisait longtemps que je voulais tenter une carrière dans le cinéma et les cascades, donc je suis venu ici. – Et ça fonctionne ? Vous allez à des auditions à côté ? – Oui, oui, je suis bien placé pour un rôle dans une série télé, je le sens bien. Et vous ? Depuis quand vous bossez avec les gens de Central ? – Ouh là ! J’étais dans leur base de données il y a dix ans, j’ai déménagé en dehors du pays puis je suis revenue il y a deux ans, et j’ai repris. – Vous ne faites que ça ? – Non ! Je suis chef, j’ai mon restaurant à côté et je fais en sorte de pouvoir faire ça. J’adore. » Rex, Li ly, et les autres sont venus aujourd’hui pour les « visitations », des entretiens réservés aux personnes déjà inscrites qui voudraient venir mettre à jour leurs photos, poser des questions ou tenter de dialoguer avec les deux ou trois directeurs de casting présents. Une fois la session terminée, tous se précipitent vers eux : « Qu’estce qu’il y a en stock en ce moment ? » ; « Qu’a pensé de moi le producteur la semaine dernière ? » ; « Pourquoi n’ai- je que des rôles de caissières ? » Mais surtout, ils veulent se faire voir, entretenir une re-
lation de confiance, être amicaux. Certains envoient des cadeaux aux directeurs de casting pour s’attirer leurs faveurs : cartes cadeaux Starbucks ou Apple, livraison de pizza à midi, chocolats... Bien sûr, c’est signé. Mais les directeurs n’ont pas le droit de les accepter. Certains sont plus malins, avec des dessins, des cartes de remerciement, des attentions « non commerciales » qui finiront épinglées sur le bureau ou le mur à la vue de tous, tout le temps. Venir aux « visitations » est un vrai plus. « Certains viennent à presque chaque session. Je me dis “attends, les types viennent chaque semaine, ils se lèvent tôt, je vais les booker”, confie Claire. Je veux être celle qui réalisera leur petit rêve, tu veux avoir de la compassion, ce sont des humains à l’autre bout du fil. Mais la priorité reste de caster ma série. » Personne n’est devenu acteur en étant figurant. Tout le monde le sait, et tant mieux. Les plus chanceux peuvent être upgradés en se voyant conf ier un petit rôle parlant ou un rôle de stand-in régulier, c’est tout. Ici, les dizaines de milliers d’inscrits s’adonnent à cette activité pour le plaisir. Ceux qui rêvent vraiment d’une carrière dans le showbusiness viennent pour apprendre, s’acclimater à un set, rencontrer les boîtes de production et se faire de l’argent tout en étant libre d’aller à d’autres auditions. Chacun espère que Central Casting ne sera qu’une étape sur le chemin de la gloire.
“Je veux être celle qui réalise le rêve des candidats. J’ai de la compassion pour eux ; certains viennent toutes les semaines... Mais ma priorité reste évidemment de caster ma série.” Claire, directrice de casting