GQ (France)

AU BALAGAN, C’EST SHOW BOUILLANT !

À Paris, les restos israéliens offrent une cuisine riche, variée, le tout dans une ambiance joyeusemen­t délurée. Comme au Balagan, où notre journalist­e a passé une soirée mémorable. Lehaïm !

- Par Marine Delcambre

IL A DES TATOUAGES sur les bras et un piercing dans le nez. Mal rasé, les cheveux ébouriffés et la moue naturellem­ent contrariée, Dan Yosha s’agite furieuseme­nt derrière le comptoir en marbre de Balagan, la nouvelle adresse de la bande de l’experiment­al Group ouverte avec deux figures emblématiq­ues du renouveau culinaire israélien, Assaf Granit et Uri Navon. Régulièrem­ent, il hausse les sourcils et questionne du regard les quelques membres de sa brigade. Il fait de grands gestes, claque des doigts et siff le même parfois. Salade fatoush, machshi, foie de volaille ashkénaze rôti aux épices, polenta, shish barak… Les plats s’enchaînent à une vitesse folle. Tout en examinant scrupuleus­ement les assiettes sur le point de sortir, un torchon à la main, le ténébreux cuisinier baragouine des ordres dans un mélange linguistiq­ue inintellig­ible. « OUI, CHEF ! » La brigade tout entière, exagérémen­t enjouée, hurle son approbatio­n à chacune de ses injonction­s. Celui qui ne lui obéit pas au doigt et à l’oeil est immédiatem­ent et publiqueme­nt réprimandé. À la fois chaleureux et autoritair­e, il est, au milieu de sa cuisine ouverte, le chef d’orchestre d’un joyeux et bruyant bordel – bordel, c’est ce que signifie Balagan en hébreu. On se croirait en Israël. En préface du livre de Chloé Saada, Paris-tel Aviv, Aurélie, sa soeur aînée, raconte que là- bas « on vit avec l’idée que tout peut s’arrêter d’une minute à l’autre alors on veut du vivant, on danse beaucoup, partout, des danses traditionn­elles, des danses endiablées sur de l’électroniq­ue pointue ou de la folk. » Elle ajoute que « l’urgence fait qu’on se concentre sur l’essentiel, l’amitié, la famille, le “ici et maintenant”, le partage, alors quoi de mieux que la table, la bouche pour célébrer la vie. » C’est exactement ce qu’on fait ici, on mange jusqu’à rouler et on danse sur « Résiste » de France Gall pour rester vivant.

ON TREMPE UN MORCEAU de pain cubane dans le bol de tahini ( de la crème de sésame) posé sur la table. Ça a le goût du houmous, les pois chiches en moins. « And I need you now tonight. And I need you more than ever. And if you only hold me tight... » Dans les enceintes, à fond, « Total Eclipse of the Heart » de Bonnie Tyler. On se balance en rythme, de gauche à droite, en

chantant à tue- tête. On fait des percussion­s sur les casseroles, on se sert des ustensiles qui traînent comme de micros. Ça bouillonne, ça part dans tous les sens, mais toujours dans un chaos maîtrisé. La fièvre est contagieus­e. « Mesdames et messieurs, give me your hand, please ! » On s’exécute docilement, le bras tendu vers le chef, la paume orientée vers le ciel. Il broie et dépose au creux de nos mains toutes sortes d’ingrédient­s mystérieux. C’est gras, ça dégouline entre les doigts. « There is no nice way to eat it ! » Il mime le geste, porte la main à la bouche. Tout le monde l’imite dans un éclat de rire général.

SUR LA CHANSON « TEL AVIV » d’omer Adam, le chef sert des shots d’arak ( une eau- de- vie de vin) à tout le monde – lui, son équipe et les clients pratiqueme­nt assis les uns sur les autres au bar. « Lehaïm ! » L’alcool coule à flots pendant tout le service. Dans la salle, les gens parlent de plus en plus fort. Tomer Lanzman, le maître des lieux ( il a été candidat de la version israélienn­e de « Big Brother » ) , passe de table en table, il tape la discut’, un cocktail à la main. Show off ? Définitive­ment. Et c’est tant mieux, car ici, on n’oublie pas que la cuisine, c’est avant tout pour faire ( et se faire) plaisir. On raconte des histoires aux clients, on leur montre d’où on vient et ce qu’on a au plus profond de ses entrailles. C’est ce qu’eyal Shani, médiatique chef israélien qui ouvra le Miznon ( Paris 4e) avant d’en partir, qualifie de théâtralis­ation de la cuisine et du cuisinier. « Le client doit sentir une sincérité, un partage. La cuisine est ouverte sur la salle parce qu’on a envie de le voir, et surtout qu’il nous voie. On veut lui montrer ce qu’on fait, l’aimer, le chérir, le faire toucher. Il faut qu’il se sente comme chez lui » , explique Julien Sebbag, un ancien de chez Miznon parti monter sa propre affaire, Je Cuisine Chez Toi. « Le service peut faire ou ruiner un dîner, peu importe la qualité de la nourriture. C’est la première et la dernière impression que l’on a d’un restaurant » , ajoute Yotam Ottolenghi, le réputé chef londonien qui a grandi dans la partie ouest, juive, de Jérusalem dans les années 1970 et 1980 avant de s’installer à Tel Aviv, puis à Londres. Une manière détournée de « sublimer les produits simples servis généraleme­nt entiers et uniquement rôtis » , selon Keren Benichou Lahmi ( Tavline, Paris 4e). À Cyril Dedieu ( Mulko, Xe) de conclure qu’à l’heure du restaurant entertainm­ent, « cette nouvelle scène culinaire a compris qu’il faut plus qu’un bon produit dans l’assiette » .

AU MOMENT DU DESSERT, plus personne n’a faim. Mais on ne quitte pas le Balagan sur une note salée ( sauf si on parle d’addition). Dans son livre, Jérusalem, Yotam Ottolenghi nous avait prévenu : « On sert toujours des montagnes de nourriture aux hôtes. On ne connaît pas la modération. “Manger plus” est une devise locale. » « Les Israéliens adorent recevoir, explique le chef. Le dîner du vendredi soir et les vacances sont d’excellente­s excuses pour présenter un grand éventail de plats et montrer ses talents culinaires. Les gens sont très fiers de la nourriture qu’ils servent. » Mais comment décrire cette cuisine israélienn­e ? « C’est une cuisine riche d’un terroir incroyable et d’épices plutôt méconnues en Occident » , répond Annabelle Schachmes, auteure du livre La Cuisine juive. Bien sûr, il est inimaginab­le de ne pas f inir son assiette. Va pour un café gourmand alors. Dans de grands gestes, Dan Yosha, somptueux, balance tout ce qui lui passe par la main sur la nappe de papier kraft qui vient d’être dressée sur le bar : fruits rouges, chocolat, cheesecake, cacahuètes, caramel, crumble, glace au tahini… C’est le « Balagan Show » , le dessert du chef. Un invraisemb­lable mix de tout ce qu’il y a de plus sucré à la carte du restaurant. On avait demandé quelque chose de léger. Le chef, moqueur, a le sourire aux lèvres. Tant pis pour les « pas- très- sucré » . On termine la soirée, ivre de nourriture et d’alcool, en piquant tous ensemble dans le tableau culinaire à l’aide de cuillères à soupe. Un autre grand moment de partage.

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Un lamb T- Bone à la sauce Balagan...
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