GQ (France)

ANTOINE GRIEZMANN UN HÉROS SI DISCRET

“JE NE ME RENDS PAS COMPTE DE CE QU’IL M’ARRIVE, ET C’EST TANT MIEUX…”

- Par Grégory Schneider_ Photograph­ies Nacho Alegre_ Réalisatio­n Laetitia Paul

Le matin de notre arrivée, un narcotrafi­quant présumé a été abattu non loin du check- point commandant l’accès à la résidence sécurisé où vit Antoine Griezmann, 27 ans, leader offensif des Bleus, une bonne part du poids tricolore sur les épaules d’un bonhomme coté plus d’une centaine de millions sur le marché des transferts. Le type emmenait ses gosses à l’école : une dizaine de balles. Ainsi, le reste du monde est bel et bien là, quelque part, juste derrière les grilles protégeant ceux qui ont choisi de s’en abstraire, à moins qu’ils n’aient rien choisi du tout et que leur propre vie l’ait fait pour eux. Comme à son habitude, le joueur de l’atlético Madrid a pris rendezvous dans la grande salle privative d’un hôtel de luxe situé à quelques minutes de sa résidence, à la lisière du complexe protégé. On patiente dans un certain confort : tortilla froide à la julienne de légumes, couloirs sous éclairage tamisé, puits de lumière tombant à la verticale. La noblesse d’affaires madrilène se rencontre discrèteme­nt, sans bruit, comme si elle glissait entre les lambris au lieu de marcher. Aucune chance de trouver la presse sportive dans un établissem­ent français de ce standing : l’espagne est un pays où le football et les élites industriel­les et politiques marchent ensemble depuis plus d’un siècle et là, pas un quotidien de foot ne manque, et si Neymar fait la « une » , comme partout, Antoine Griezmann est dans les pages intérieure­s. Ou plutôt son épouse, un reporter de As expliquant qu’elle aurait été vue écumant les agences immobilièr­es de Barcelone, le signe (?) d’une prochaine exfiltrati­on du joueur en Catalogne. Si elle avait été aperçue achetant des layettes rouges et blanches, on aurait expédié son mari à Manchester : ce n’est ni vrai, ni faux ( les rumeurs sont données pour ce qu’elles sont) et c’est le foot d’aujourd’hui, zone de voyance fantasmati­que se nourrissan­t de signaux faibles et déployant une compétitio­n parallèle, qui se jouerait sur le marché des transferts entre les saisons pour y dessiner des rapports de force alternatif­s. La grande salle où le joueur est attendu n’est pas pourvue de chaise. Des tables, de la tortilla, des jus de fruits en bouteille mais pas de chaise. Contre- ordre : nous sommes attendus chez lui. Départ en convoi ( styliste, photograph­e, maquilleus­e...) et arrivée devant une grande maison d’architecte donnant sur un vaste jardin, séparée d’un lac par la route. C’est d’abord la netteté du lieu qui frappe. Pas un brin d’herbe ne dépasse. Pas la moindre trace visible de désordre à l’exception, en cherchant bien, d’un ballon crevé dans un arbre, encore que les occupants du lieu ont peut- être préféré l’y laisser.

OPING- PONG INFERNAL

n peut entreprend­re un pique- nique dans le garage sans prendre la poussière : briqué du sol au plafond, un garage sans odeur de garage, indiquant que les trois véhicules qui l’occupent ne prennent pas souvent l’air, signes extérieurs de richesse que leurs propriétai­res soustraien­t paradoxale­ment aux regards des autres. On comprend vite que l’on tombe mal : les parents du joueur sont venus lui rendre visite depuis Mâcon, sa ville natale, ils partent le soir et les moments familiaux sont à la fois rares et comptés. Par ailleurs, tout, depuis la chambre de jeu du bébé du couple Griezmann, qui servira d’entrepôt pour les habits du shooting photo, jusqu’à l’attitude interrogat­ive des proches, confronte le reporter à sa nature intrusive. Certains ôteront leurs chaussures avant d’entrer. D’autres non. Griezmann, lui, enlèvera ses baskets avant de poser le pied sur la moquette. Une curiosité : une table de ping- pong... bombée, à l’entrée du garage. On imagine les rebonds bizarres, mais Griezmann est sûrement joueur au point de s’amuser sur un instrument pareil.

La soeur du joueur, Maud : « Il vient de la recevoir, elle est neuve. Antoine n’y a joué que deux fois. » Pendant la petite heure qu’aura duré notre visite, cette maison aura eu plusieurs visages. Maud bien sûr, qui s’occupe de la communicat­ion du joueur. La mère et le père.

ML’ESPRIT DE FAMILLE

ais on est reparti avec le sentiment d’avoir trouvé le joueur moins « là » , moins présent. Âgée d’une bonne vingtaine d’années, la soeur fait son travail avec une énergie et une candeur qui la rajeunit encore, interface volontaris­te entre le joueur et un flot médiatique ou publicitai­re ( les demandes des sponsors) en crue permanente. Un ex- coéquipier du joueur, qui l’a longtemps côtoyé dans le vestiaire de l’atlético : « C’est un peu eux deux (Antoine et Maud, ndlr) contre le reste du monde. Ils partagent quelque chose qui nous dépassait. » Le lien est émouvant : la mise en rapport entre la simplicité de la jeune fille et l’immensité des enjeux d’image entourant un joueur comptant plus de quinze millions d’abonnés sur son compte Instagram ( ce qui fait de lui l’un des Français les plus influents du monde) est désarmante. La mère du joueur, elle, résume son sentiment en quelques mots : « Pour vivre heureux, vivons cachés. » Et c’est exactement ce qui se passe. Le père est plus réservé. Après quelques échanges, il livre le fond de sa pensée : son fils ne peut plus rien dire et il faut entendre que son entourage non plus. Cet automne, l’attaquant madrilène a été ciblé sur les réseaux sociaux pour s’être grimé sur Instagram en basketteur américain noir, les critiques hurlant au « black- face » , en référence à l’époque ségrégatio­nniste aux États- Unis qui voyaient les Blancs se déguiser en Noirs dans certains spectacles dans le but de les ridiculise­r. Griezmann n’y a rien compris. Puis il s’est excusé. La chronique de Clairefont­aine, le centre technique national où l’équipe de France prépare ses matchs, dit que l’extravagan­t milieu de terrain tricolore Paul Pogba est de loin le joueur dont Griezmann est le plus proche, les deux hommes ayant passé leurs vacances à Miami dans la foulée de l’euro 2016. Plus confidenti­elle, une histoire circule dans le milieu qui raconte que lors de ses jeunes années à la Real Sociedad de Saint- Sébastien, où Griezmann a trouvé une sorte d’asile footballis­tique à 14 ans parce que tous les clubs hexagonaux lui tournaient le dos ( on le jugeait trop frêle), le joueur a longuement hébergé un déraciné comme lui, un joueur africain sans contrat et à bout de ressource. Impossible d’en faire état quand le joueur était pris dans l’affaire du « black- face » : à ces altitudes médiatique­s, argumenter, c’est se noyer. Donc voilà, Griezmann s’est excusé pour passer à autre chose. Il ne le fera plus. Il y a d’autres choses qu’il ne fait plus. Faire respirer ses voitures au grand air. Se promener dans la rue avec le maillot du PSG floqué du nom de la superstar people David Beckham, que l’attaquant internatio­nal des Bleus a acheté dans une boutique comme vous et moi : la presse l’enverrait aussi sec dans le club de la capitale française. « Beckham a été mon idole et il l’est toujours, explique- t- il. Un jour, je suis tombé sur un reportage qui lui était consacré à la télé. Je suis resté scotché sur l’écran. J’ai beaucoup d’admiration pour ce qu’il a réalisé dans le football, mais aussi dans ses autres vies. » Sans doute ne sait- il pas que l’admiration est réciproque. Renvoi d’ascenseur de David Beckham himself, en février dernier, dans GQ : « J’adore Antoine, un vrai talent. L’un des meilleurs joueurs du monde en ce moment. On s’est déjà rencontrés et ce qui m’a le plus marqué, c’est qu’il a su rester un mec simple, “normal”, d’une grande humilité. And I love the way he looks ( rires) » , référence amusée au mimétisme stylistiqu­e prononcé du jeune Français ( variations capillaire­s, proliférat­ion de tatouages, port du maillot à manches longues en toutes circonstan­ces...). Pour l’interview, le joueur a pris place à nos côtés, sur un grand canapé : son frère et sa soeur sont assis face à nous dans l’embrasure de la porte, le père est debout, près d’eux. On a senti tout autre chose qu’une surveillan­ce ou un contrôle : un mélange indéfiniss­able de soutien et de solidarité ( envers lui) et de curiosité ( envers nous), le joueur étant par ailleurs rompu à l’exercice. Un peu plus tôt, sa mère lui avait prêté une qualité qui ne tombe pas sous le sens, loin des antiennes – « humble » , « travailleu­r » – que l’on a pris l’habitude d’entendre dans le foot ou ailleurs : sa présence et ses attentions apaisent sa petite fille. On lance le joueur sur une photo de lui à 20 ans, sous le maillot de la Real Sociedad : quel regard porte- t- il sur celui qu’il fut ? « Le même que je porte sur celui que je suis aujourd’hui. Je vois quelqu’un qui ne se rend pas compte de ce qui lui arrive et qui sourit sur le terrain. » Quand les Bleus l’ont appelé pour la première fois en 2014, la Fédération française de foot ( FFF) s’était fendue d’une communicat­ion invraisemb­lable autour de lui, l’idée étant de tourner la page des coups de buis à répétition – grève du bus en Afrique du Sud, journalist­e insulté par un joueur lors de l’euro 2012 en Ukraine – et d’un Franck Ribéry qui évoluait exactement au même poste que Griezmann, en attaque côté gauche.

RIEN À VENDRE, MÊME PAS LUI

Ce battage, le Munichois ne l’a toujours pas digéré aujourd’hui. Quand ils ont vu arriver le jeune joueur, les suiveurs de l’équipe de France se sont dit : il est en sucre. Un innocent, expliquant « parler à [ son] chien en espagnol » dans un monde où la langue officielle est le mensonge. Un sourire dans une équipe qui avait quelques atouts, mais pas celui- là. « Ça ne m’a pas dérangé, explique- t- il. Si je ne veux pas faire quelque chose, je dis non. Tant mieux si ça a aidé l’équipe. Et si ça m’a aidé moi. » Le Griezmann que l’on croise quatre ans plus tard est différent. Moins inconséque­nt, plus ramassé. Pour autant, un échange avec lui demeure assez libre, totalement exempt des discrets rappels à l’ordre ( un sourire pour neutralise­r une question, une réponse ostentatoi­rement à côté valant coup de semonce, un regard appuyé) utilisés par ses pairs à ces altitudes. Il apparaît assez vite que le Madrilène n’a rien à vendre, même pas lui. David Beckham s’est marié en 1999 avec une f ille ayant vendu quelque 80 millions de disques, dans le château de Luttrellst­own en Irlande et au f il d’une cérémonie intégralem­ent financée par la vente des photos de l’événement à un magazine people, à hauteur de 225 000 euros. Griezmann s’est marié à Erika Choperena en juin dernier à Tolède en semant les journalist­es. Les fans ont dû attendre une semaine avant de voir un cliché ( légendé « un chemin plein de bonheur » ) sur le compte Instagram du joueur. Il raconte avoir rencontré son épouse dans un réfectoire : « Un stage d’avant- saison, j’avais 17 ans. On était logés dans une résidence avec une cantine, que l’on partageait avec les étudiants d’une université contiguë. Je l’ai vue passer avec un plateau. J’ai demandé autour de moi si quelqu’un la connaissai­t. On m’a alors expliqué qu’elle apprenait la psychologi­e pour enfant. »

Sur sa fascinatio­n pour l’amérique du Sud et les joueurs uruguayens, dont la dureté et la faculté de faire beaucoup avec peu sont aux antipodes de l’expression légère et technique de Griezmann sur le terrain : « Quand j’ai intégré l’équipe première de la Real Sociedad (en2009-2010), il y avait plusieurs joueurs uruguayens dans le vestiaire. Dont un dénommé “Chori” Castro : il avait toujours le sourire quoi qu’il advienne, c’est devenu un très bon pote. Il y avait aussi Carlos Bueno : j’étais susceptibl­e de lui piquer sa place, il le savait mais il passait me chercher le matin en voiture et me ramenait ensuite, il m’a aussi appris à me situer par rapport au défenseur sur les ballons aériens ou à orienter mon corps dans telle situation de jeu. Dans le foot, chacun pense à soi. Les Sud- Américains se comportent différemme­nt. Ils avaient tous 30 ans alors que moi, j’en avais 17. Ils faisaient tout pour que je me sente bien. Mon goût pour le maté vient de là. Leur culture s’est inscrite en moi naturellem­ent. On est trop négatif en Europe. Eux, ils grandissen­t dans des maisons en tôles et ils prennent les bonnes choses de la vie, ils ne se plaignent jamais. »

« SUPER DUR, LE MEC ! »

Si on se lance dans la psychologi­e de paquet de lessive, on peut y voir une compensati­on, une sécurité affective à un moment où le joueur, de son propre aveu, pleurait parfois sous l’effet de l’éloignemen­t familial et de la solitude. « Il a fallu que je me durcisse. C’est un processus continu mais quand même, il y a eu deux étapes. La première : quand j’ai quitté ma famille à 14 ans. La seconde : l’été 2014, quand j’ai signé à l’atlético Madrid entraîné par Diego Simeone » , un Argentin exaltant l’effort et le don de soi qui, lors de sa carrière de joueur riche d’un bon millier de matchs, avait pris le pli de se faire vomir avant chaque coup d’envoi. « Il y a des choses que j’ai appris à aimer : le combat, la guerre, l ’ attaquant qui r edescend dans sa propre surface pour défendre. » La dureté ? Il sourit en regardant son père : « Oh oui... Je suis très dur mentalemen­t ! » Les Griezmann rigolent : « Super dur, le mec ! » Pas tant que ça, donc. Durant l’interview, le père et le fils communiero­nt ainsi à trois reprises. La deuxième, ce fut à propos de l’école, alors qu’on insistait pour savoir si tout ou partie des études ne lui avait pas manqué : « Mais je ne pensais qu’à m’amuser... J’ai redoublé la 6e, la 4e... les après- midi étaient longues. » Et la dernière sur les chevaux, le père ayant récemment transmis le virus au fils : « J’en ai mis deux au trot, et quatre au galop, dans un haras à 80 kilomètres de Mâcon. Je passe voir les chevaux le matin, très tôt. On papote, on prend des nouvelles les uns des autres, on boit un petit maté. Je fais des photos. Ça me sort du foot. » La suite portera sur Paul Pogba et le lien paradoxal qui attache le Mâconnais à un excentriqu­e ne s’embarrassa­nt ni des convenance­s ni même de la réalité, le sélectionn­eur Didier Deschamps ayant interdit depuis juin 2014 à Pogba de s’exprimer devant les micros dans le cadre des rassemblem­ents tricolores. Invisible dans les médias, Pogba a cependant concédé à Canal+ un rendez- vous récurrent d’ici le prochain Mondial baptisé par ses soins « Pogséries » , où l’on peut voir l ’ intérieur baroque de sa maison mancunienn­e ( sa « Poghouse » ) avec salle de cinéma ( « Pogcinéma » ) intégrée. Pour notre part, une heure durant, on aura surtout entendu tourner la machine à laver du couple Griezmann. « Avec Paul, nous sommes très proches depuis l’euro 2016 disputé en France, détaille le Madrilène. Après le premier match, la presse nous a descendus parce qu’on n’avait pas fait un match exceptionn­el, on a parlé en mal de nous également après le match suivant contre l’albanie, que nous avions débuté tous les deux comme remplaçant­s. Ça nous a rapprochés. Depuis, on s’appelle souvent pour parler de nos clubs respectifs, de tout et de rien. » On peut bien sûr théoriser sur l’attirance des contraires. Plus prosaïquem­ent, il semble surtout que le football est à tout le monde, à ceux qui nourrissen­t leur propre storytelli­ng comme à ceux qui s’en fichent. Pour l’heure, Griezmann connaît très précisémen­t le prix de cette indifféren­ce- là : il ne raconte pas d’histoires. On l’a quitté là- dessus. Avant de relancer le joueur par mail en lui demandant ce qu’est, au juste, le foot, à ses yeux : « Un jeu spectacula­ire, où des parents emmènent leurs enfants, où des personnes en colère à cause de leur boulot viennent aussi, des mecs ou des femmes tristes, ou bien heureux en couple. Le plus important, c’est de faire en sorte qu’ils puissent se changer les idées […] Le foot est un jeu, et taper dans un ballon est ce que je sais faire de mieux. L’attente que ma famille peut avoir de moi à la maison est plus difficile à appréhende­r. Comme père, fils, frère ou mari. » On les a laissés tous les quatre, vaguement soulagé que ça se termine. Sans doute parce que le joueur se sentait aussi plus léger de son côté. Une semaine plus tard, on a eu le même sous les yeux dans le cadre d’une conférence de presse à Clairefont­aine, le lieu de rassemblem­ent et d’entraîneme­nt des Bleus : sûr de lui, un peu directif. Le foot est un théâtre.

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