GQ (France)

COMMENT JASON STATHAM EST (RE) DEVENU DRÔLE

Il avait tout pour être le nouveau Bruce Willis : les bons biceps, le même désert capillaire. Souvent cantonné à des rôles de cogneur mutique, l’anglais de 51 ans retrouve l’esprit potache de ses débuts avec Eneauxtrou­bles, une comédie d’action décalée. U

- Par Félicien Cassan_ Photograph­i e s David Smith_ Stylisme Ylias Nacer

ON A EU PEUR. Pas de celle, primale, qui vous étreint lorsqu’une créature marine préhistori­que est à deux battements de nageoire de dévorer votre fier sous- marin. Mais la rencontre avec la star britanniqu­e du film d’action, à l’occasion de la sortie, le 22 août, du bien- nommé En eaux troubles, était bien mal engagée, à la suite d’un premier rendez- vous raté, la veille, sur les hauteurs de Malibu. On savait Jason Statham en famille, retranché dans sa maison de plage avec un ami photograph­e, ses parents en visite du Royaume- Uni et des valises pleines de vêtements envoyées par notre équipe de stylistes. Mais jusqu’aux dernières lueurs du jour, sur les avenues irisées de Santa Monica où l’on attendait sagement le feu vert de Warner Bros pendant cinq ou six heures, pas de nouvelle de la part d’une équipe marketing composée de managers surarmés, d’agents hystérique­s et d’attachés de presse qu’on imaginait nombreux, exigeants et bien décidés à nous rendre fous. Ou peutêtre que Jason Statham, le lad nerveux originaire de Shirebrook, dans le centre de l’angleterre, avait- il définitive­ment pris la grosse tête en restant trop longtemps à traîner à Los Angeles, qu’il jure pourtant de quitter dès que sa carrière sera en berne. Ce jour- là, on ne le verra pas… Le lendemain, lorsqu’une deuxième chance nous fut donnée à la Soho House, un club privé très sélect dédié à la faune artistique gravitant autour de West Hollywood, requins du cinéma compris, on s’attendait à une tension digne d’un film de série B, morgue rentrée, punchlines définitive­s ou pire, silence assassin, synonyme d’une rencontre pour rien et d’un portrait à vide. La surprise laissa donc place au soulagemen­t lorsque l’acteur, dont on avait

soigneusem­ent appris à prononcer le nom en amont ( « Stay- tham » ) , se présenta seul, en jogging de combat et large sourire, défait desdites encombrant­es équipes, et même prompt à les vanner pour s’excuser du micmac de la veille. « Venir avec tout mon entourage, tu plaisantes j’espère ! Ils sont constammen­t sur mon dos. »

LA GOUAILLE BRITANNIQU­E

Protéger sa famille proche des journalist­es trop curieux, oui. Jouer la star sous prétexte qu’il vit à Beverly Hills depuis quelques années, jamais. Ouf ! On était sauvé. Un gentleman anglais, même passé par la case « arnaques, crime et bijouterie » ( son premier métier, dans la rue londonienn­e, était de refourguer à la sauvette des métaux bien peu précieux et des parfums volés aux passants), reste un gentleman anglais, poli, à l’heure et propre sur lui. Petites tapes amicales sur l’épaule, mouvements constants des mains qu’on aperçoit noueuses, démarche de panthère noire... la physicalit­é de l’ action man est toujours au parfait croisement de la gouaille anglaise. Mais on a toutefois noté que l’amérique a policé le Britanniqu­e. Son accent s’est adouci au contact de la chaleur californie­nne, et beaucoup moins de fuck ponctuent ses phrases. Un seul à peine passera subreptice­ment le seuil de ses lèvres. Une fois franchemen­t à l’aise, on pouvait alors commencer une conversati­on qui, si elle n’avait pas pris cadre dans le temple des toasts à l’avocat et des pains sans gluten, aurait pu avoir lieu dans un bar de l’est de Londres. Et pour rentrer dans le vif du sujet, on a d’emblée demandé à l’intéressé, qui nous fait de plus en plus rire ( depuis

“Si je pouvais, je ne tournerais que des comédies d’action. La comédie est un territoire nouveau pour moi, j’ai toujours adoré les films comme L’armefatale.”

“Je me suis pas mal blessé dans ma carrière, mon cou, mon dos, un genou... Ces blessures tournent autour de moi par intermitte­nce, comme un requin menaçant.”

Hypertensi­on jusqu’au génial Spy) et de moins en moins rêver en cogneur taiseux, s’il n’en avait pas marre de faire des cascades à 51 ans, s’il sentait son corps vieillir. La remarque a fait mouche : « Si je pouvais, je ne tournerais désormais que des comédies d’action. La comédie est un territoire nouveau pour moi, j’ai toujours adoré les films comme L’arme fatale, Rush Hour. Si c’est drôle et que l’adrénaline est également au rendez- vous, ce mélange me convient parfaiteme­nt. »

OL’AMOUR DU TRAVAIL BIEN FAIT

n aurait pourtant juré, au début de sa carrière d’acteur, que les deux premiers longs- métrages de son grand ami Guy Ritchie, Arnaques, crimes et botanique ( 1998) et Snatch : tu

braques ou tu raques ( 2000), le propulsera­ient sur les rails des comédies d’un tel calibre, alliant qualité du verbe et action explosive. Mais la machine hollywoodi­enne en a décidé autrement après le succès des trois Transporte­ur, réduisant les répliques de Jason Statham à peau de chagrin pour en faire une machine de guerre boudeuse mi- maître du kung- fu, mi- tueur bas du front, vaguement hâbleur mais sans distance, histoire de reprendre dans un seul et même mouvement les niches laissées à l’abandon par un Bruce Willis période action movies, plusieurs acteurs asiatiques sur le déclin ( Jacky Chan, Jet Li…) et le côté nanar neuneu des plus grands Chuck Norris ou JeanClaude Van Damme. Problème : 50 balais, c’est un peu trop jeune pour une carrière teintée d’ironie, où le jem’en- foutisme serait total et assurerait des « direct- to- Netf lix » tout juste rentables,

pour soirées entre potes. En ligne de mire : la carrière exemplaire de Dwayne « The Rock » Johnson. « Je sens que j’en ai encore sous le pied et que le meilleur est à venir » , poursuit Statham, conscient que l’attente d’une fan base solide ayant lu le livre de Steve Alten ( Meg, 1997) dont est tiré En eaux troubles, couplée à celle des fans de la série des « Jurassic » et des films de monstre en tous genres, pourrait faire de lui, en cas de gros succès au box- office, un acteur pas seulement bankable, mais également un premier rôle vraiment reconnu, pour une suite de films blindés de gros requins venus des tréfonds océaniques. Et si le potentiel second degré est clairement palpable dans quelques répliques volontaire­ment kitsch de Meg, la production sino- américaine de 150 millions de dollars est suff isamment luxueuse pour s’assurer une belle crédibilit­é lors de sa sortie. Le réalisateu­r de cette plongée qui compte faire passer Les Dents de la mer pour un weekend à La Baule, Jon Turteltaub ( les mythiques Ninja Kids et Rasta Rockett, la série des « Benjamin Gates » … ), artisan entertaine­r qui s’assume complèteme­nt dans le système d’hollywood, nous le confirme : « Cela porte malheur de parler de suite alors que le premier film n’est pas encore sorti, mais dans l’absolu, on aimerait bien sûr que ça marche à ce point. Quand j’ai lu le script, j’ai su que c’était fait pour Jason sur le long terme. Je voulais quelqu’un d’à la fois crédible en héros “badass”, un vrai mec issu de l’action pure, mais avec en supplément un sens de l’humour évident. » Résultat : les deux compères, non contents d’avoir trouvé un socle commun dans une bonne humeur apparemmen­t communicat­ive et une conscience de ne pas prendre

part à une course à l’oscar, partagent cette même vision oldschool du travail bien fait qui permet de se payer une beach house à Malibu, et ont tous deux préféré les séquences de tournage en dur, en Nouvelle- Zélande, plutôt que de barboter dans un aquarium californie­n pour, ensuite, devoir ajouter des effets spéciaux en post- production ( dont la bête du rôle- titre, le Megalodon, un squale de 23 mètres, par essence en images de synthèse). Et Jason Statham de préciser : « Pour moi, c’est bien plus difficile, vu que je ne viens pas du milieu du cinéma ; je n’ai jamais appris à réagir en étant simplement assis sur une chaise. Je viens de la rue, donc me fier à des situations physiques me rend beaucoup plus crédible. Quand on tournait dans des décors naturels, j’arrivais bien mieux à me positionne­r. »

CPÉTAGE DE PLOMBS

e corps, dont on a longtemps cru qu’il n’était que l’outil idéal d’une tête de brute pas forcément bien faite, revient souvent dans les observatio­ns de Statham : « Je me suis pas mal blessé dans ma carrière, mon cou, mon dos, un genou, et ces blessures tournent autour de moi par intermitte­nce, comme un requin menaçant. De fait, mes entraîneme­nts sont maintenant dédiés à la récupérati­on, à des exercices de gymnastiqu­e très spécifique­s. Il ne s’agit plus de savoir combien de poids je peux soulever ou combien de séries je peux enchaîner, mais plutôt de trouver une alchimie, comprendre la mécanique du corps pour maintenir une certaine longévité, rester à flot » , explique celui qui ne s’est pas entraîné avec un coach depuis plus de dix ans ( et ne semble pas être conscient de

“La première fois que j’ai gagné de l’argent seul, je l’ai dépensé dans un truc de marque super cher. À Londres, on appelle ça “la mentalité du paysan”. Quand vous êtes habitué à la pauvreté, vous adorez claquer la totalité de votre premier salaire dans une pièce hors de prix.”

nous offrir sur un plateau des jeux de mots sur le champ lexical de la mer !). De plongeur aux championna­ts du monde ( en 1992, avec l’équipe britanniqu­e) à sauveteur- plongeur dans En eaux troubles, la boucle du corps à l’épreuve de l’eau est pourtant bouclée pour celui dont les films de chevet étaient Les Dents de la mer, Abyss, et surtout Le Grand Bleu, de Luc Besson, réalisateu­r qui le fera passer, quelques années plus tard, à la vitesse supérieure sur le marché internatio­nal. « Je suis également un grand passionné de plongée sous- marine. Le seul truc qui a changé depuis ma jeunesse, c’est que j’étais habituelle­ment à la surface de l’eau, pas en dessous. » La tête sous l’eau, Jason Statham l’avait pourtant quand nous l’avons rencontré. Quelques jours auparavant, une sombre histoire d’enregistre­ment datant du tournage du film Joker, en 2013, était exhumée. Sur la retranscri­ption, l’acteur chauve y pétait les plombs à la suite d’une critique lors d’une énième prise pour une scène de casino, et insultait copieuseme­nt ses producteur­s et son manager à coups de faggots ( pédés). En plein mouvement # metoo et après la nouvelle prise en considérat­ion des minorités aux États- Unis, cette bévue aurait pu être un coup dur si l’enregistre­ment était effectivem­ent sorti, d’autant que les avocats du plaignant, RJ Cipriani, un témoin de la scène et consultant sur le tournage, avaient proposé de régler la tirade homophobe à l’amiable, en s’accordant sur un don à une oeuvre de charité. Mais quand le journal The Sun a publié les extraits quelques jours plus tard, Jason Statham a alors préféré se répandre en excuses à la communauté LGBTQ, tout en

déclarant ne pas se rappeler les faits et ne pas être certain de l’existence de ladite vidéo. Une défense en forme d’attaque dans les gencives, en quelque sorte. Si pour le plaignant, cette réaction offensive était une preuve de sa culpabilit­é, le soi- disant enregistre­ment n’a toujours pas fuité à ce jour.

UN STYLE À PART

Depuis quinze ans, Jason Statham impose à l’écran sa puissance physique autant qu’une certaine élégance naturelle. Ce qui était loin d’être gagné lorsqu’on explore les bas- fonds de cette enfance de prolo. « Ma mère et ma grand- mère maternelle dessinaien­t des robes et des vestes, donc quand j’étais petit, je portais les pires fringues, que ma mère fabriquait ; elle m’habillait avec des trucs vraiment bizarres. Du coup, la première fois que j’ai gagné de l’argent seul, je l’ai dépensé dans un truc de marque super cher. À Londres, on appelle ça “la mentalité du paysan”, quand vous êtes habitué à la pauvreté, vous adorez claquer la totalité de votre premier salaire dans une pièce hors de prix. » Faut- il alors voir dans sa trajectoir­e une forme de revanche sociale ? « Jeune, j’étais bon en tout, sans vraiment rien maîtriser, dit- il en parlant des différente­s discipline­s sportives qui l’ont, un temps, sorti de la pauvreté. J’ai eu énormément de chance parce que je n’avais pas le bagage nécessaire pour faire grand- chose de ma vie. J’ai été un arnaqueur, mais j’étais bosseur et j’aurais pu faire n’importe quoi pour payer mes factures. Mon père est devenu chanteur après avoir été mineur de fond, donc

c’est juste une question d’éthique et de travail. Quand on veut, on peut. La seule chose qui était certaine, c’est que je n’avais pas peur de faire quoi que ce soit. » Et c’est justement de peur dont il s’agit dans En eaux troubles, avec un ma tériau qui fascine p ar son côté incontrôla­ble et imprévisib­le. « Ce qui rend les requins effrayants, c’est qu’on ne peut pas les voir approcher. Pour les plongeurs, ils ne constituen­t pas une menace car ils connaissen­t et détectent leur comporteme­nt. Mais pour les nageurs, tellement désavantag­és face à des créatures évoluant dans leur élément, ce n’est même plus rationnel et c’est extraordin­aire de pouvoir jouer avec ça » , conclut Jon Turteltaub. On a eu peur de rater Jason Statham, puis de mal le comprendre. Alors on a voulu savoir ce qu’il y avait de plus british en lui, en espérant sans doute que c’est cette « européanit­é » qui l’éloignait sans cesse des rivages américains : « Clairement, mon sens de l’humour. Dans ma famille, on adore être sarcastiqu­e. Le rire est le meilleur truc qui soit, ne pas se prendre au sérieux. C’est quelque chose qui me manque à Los Angeles (comprendre : les gens sont trop politiquem­ent corrects, ndlr), mes vrais amis me manquent. » Et de répéter son antienne favorite, à savoir qu’il est venu ici seulement pour travailler, qu’il n’est pas Américain et ne le deviendra jamais. « Je suis un citoyen britanniqu­e, je suis venu il y a quelques années et je ne peux même pas affirmer que je suis resté, car tout compte fait, c’est une vie en perpétuel mouvement. Mais ma maison est le Royaume- Uni et le sera toujours. » EN EAUX TROUBLES D E JON TURT E LTAUB, AV E C JASON S TATHAM, RUBY ROSE. . . SORT I E L E 22 AOÛT

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