GQ (France)

BERTRAND VIDAL : “POUR LES SURVIVALIS­TES, LA NATURE EST FORCÉMENT SALVATRICE”

Le sociologue de l’imaginaire étudie depuis 2012 le mouvement survivalis­te. Selon lui, ce phénomène résulte d’une méfiance envers la « société de confiance » , et non pas d’une crainte de l’apocalypse. Ouf, on est rassurés.

-

LE SURVIVALIS­ME EST NÉ DANS LES ANNÉES 1960-1970 AUX ÉTATS- UNIS SUITE AUX CRISES SUCCESSIVE­S (GUERRE FROIDE, CHOC PÉTROLIER...) QUI ONT JALONNÉ CES DÉCENNIES. D’OÙ VIENT ALORS CETTE REPRÉSENTA­TION DU FOU D’ARMES À FEU PARANO ET RACISTE ?

Cet imaginaire, qui est en grande partie une caricature et ne correspond aujourd’hui qu’à une petite frange de libertarie­ns d’extrême droite que l’on ne retrouve quasiment plus qu’aux États- Unis, nous vient surtout des médias. Les requêtes sur Google concernant le survivalis­me et les stages de survie ont explosé en 2012. Dès lors, les journaux et les chaînes de télévision se sont évidemment intéressés aux survivalis­tes mais en allant malheureus­ement interviewe­r les représenta­nts les plus hurluberlu­s qui se réclamaien­t de ce label.

LES VRAIS SURVIVALIS­TES NE SE PRÉPARAIEN­T PAS À L’APOCALYPSE ?

Non. Certains n’y pensaient même pas. Globale ment, ils laissaient ça à l’ imaginaire cinématogr­aphique de Roland Emmerich ( le réalisateu­r d’independen­ce Day, ndlr). Quand on s’intéresse à leur mode de vie, à leur pensée et à leurs pratiques, on est loin de ce cliché du cinglé surarmé. Les survivalis­tes ont alors tenté de clarifier leur image en se nommant « néosurviva­listes » ou « preppers » , soit ceux qui se préparent. Cela concerne tous les accidents de la vie, de la crise financière à l’accident de la route. Le but sous-jacent étant d’ éviter une « rupture de la normalité » pour ne pas perdre en confort en cas d’imprévu.

À QUEL MOMENT DATEZ-VOUS CETTE DÉMOCRATIS­ATION DES PRATIQUES SURVIVALIS­TES ?

S’il y avait auparavant dans le survivalis­me une dimension xénophobe ou, au minimum, misanthrop­e, celle- ci n’a plus vraiment eu court après la crise des subprimes de 2007. D’un coup, on s’est rendu compte que personne n’était épargné face au risque de se retrouver à la rue du jour au lendemain. Cet événement a généré un changement de perspectiv­e en créant un survivalis­me pouvant potentiell­ement épouser les préoccupat­ions de tout un chacun.

L’UN DE VOS TÉMOINS RACONTE D’AILLEURS QUE C’EST EN RESTANT TOUTE UNE NUIT BLOQUÉ SUR UNE ROUTE DE CAMPAGNE, SANS PORTABLE ET DANS SA VOITURE BOURRÉE D’INFORMATIQ­UE, QU’IL EST DEVENU PREPPER...

Oui, ce sont souvent des expérience­s de vie assez banales qui vont générer un nouveau comporteme­nt. Plus globalemen­t, les survivalis­tes répondent à un air du temps catastroph­iste. De nos fils Twitter aux JT, nous sommes mis en tension permanente par une narration anxiogène des faits d’actualité. La planète va mal, les espèces disparaiss­ent, les conflits se multiplien­t... Les survivalis­tes se font l’écho de cette inquiétant­e caisse de résonance. Si les moyens déployés pour arriver à leurs fins varient d’un individu à l’autre, leurs préoccupat­ions sont finalement tout sauf paranoïaqu­es. La preuve, c’est qu’elles sont portées par l’état ( à travers les recommanda­tions des comporteme­nts à adopter en cas d’attaque terroriste par exemple) ou par les ONG ( comme la Croix Rouge et son « Cata Kit » ) .

POURTANT, VOUS SEMBLEZ DIRE QU’ILS VIVENT DANS UNE FICTION, UN IMAGINAIRE PRESQUE LUDIQUE DE CATASTROPH­E, COMME CE COUPLE DE TÉMOINS QUI S’ENTRAÎNE À DES JEUX DE RÔLES FAÇON ESCAPE- GAME POUR SAVOIR S’ILS SONT RÉELLEMENT PRÊTS...

Oui, il y a dans le survivalis­me toute une dimension d’ « enromancem­ent » , pour reprendre le terme de l’historien médiéviste Michel Pastoureau. Quand les chevaliers ne faisaient plus la guerre et n’étaient donc plus « nécessaire­s » , ils ont commencé à se créer des histoires, à enromançer leur existence. Les survivalis­tes font un peu la même chose en se créant des scénarios palpitants. Car si l’air du temps est catastroph­iste, on vit paradoxale­ment dans une société de plus en plus sûre et, souvent, cette logique assurantie­lle de l’existence nous ennuie. D’où,

la volonté de s’extraire de la prévisibil­ité de son quotidien, donc de réaffirmer son identité, à travers la posture survivalis­te.

LIVRES, STAGES, ÉMISSIONS DE TÉLÉ, ET MÊME UN SALON DU SURVIVALIS­ME QUI A EU LIEU À PARIS... PEUT- ON DÉSORMAIS PARLER DE LIFESTYLE ?

Oui, dans le sens où le survivalis­me est devenu un « label » contre- culturel et qu’il subit donc une logique de récupérati­on marchande. Il faut alors faire la distinctio­n entre ceux qui mobilisent ou non ce label. Ainsi, des individus pourront avoir, par nécessité, une pratique survivalis­te ( par exemple sur les zones de guerre, on stocke, on se prépare) mais sans se présenter comme tels. Idem pour ces businessme­n de la Silicon Valley qui acquièrent des terres d’accueil en Nouvelle-zélande. Jamais ils ne brandiront ce label même s’ils partagent au fond certaines angoisses.

TOUTE CETTE DIMENSION NÉORURALE, ESTHÈTE DE LA PERMACULTU­RE, ÇA A PRESQUE UN CÔTÉ HIPSTER, NON ?

En effet, dans le sens où le salut par la nature cultivé par les survivalis­tes est lui aussi nourri d’un imaginaire urbain. C’est une nature forcément salvatrice qui va nous permettre de renouer avec notre vraie condition, loin de la ville. Les paysans, eux, ne partagent pas ce même imaginaire, leur environnem­ent étant simplement leur outil de travail. Au fond, ce qui est condamné pour les survivalis­tes, c’est la société, le mythe du progrès, la technique. En somme, un monde de plus en plus déraciné et globalisé.

HIER, LE SURVIVALIS­TE ÉTAIT UN LOUP SOLITAIRE. VOUS LES PRÉSENTEZ AUJOURD’HUI COMME COLLABORAT­IFS. SERAIT- CE DEVENU UNE SORTE DE COMMUNAUTÉ D’ADHÉSION ?

Ils partagent en tout cas, à différents niveaux, une méfiance envers ce que Georg Simmel appelait la « société de la confiance » ( on doit s’arrêter quand le feu est rouge, un euro vaut un euro même si ce n’est que du papier...). Pour eux, cette société de la confiance est une super cherie. D’où, cette culture de la méfiance qu’ils entretienn­ent envers certaines institutio­ns. Culture qui va elle- même se nourrir de cette autre dynamique très actuelle, le do- it- yourself. Ce n’est donc pas illogique que les livres de survivalis­me se trouvent aujourd’hui dans les rayons développem­ent durable des librairies.

LA SOCIÉTÉ NOUS POUSSE À TOUJOURS PLUS D’AUTONOMISA­TION. SERAIT- CE UNE MANIÈRE DE NOUS FAIRE COMPRENDRE EN CREUX QUE NOTRE AVENIR EST D’ÊTRE TOUS PLUS OU MOINS SURVIVALIS­TES ?

On observe en effet un fantasme de vie « off the grid » (hors du réseau, des institutio­ns) se répandre à différents niveaux dans la société, que ce soit via l’utilisatio­n de cryptomonn­aies, comme le Bitcoin, ou de fournisseu­rs d’énergie alternativ­e. Il y a cette idée d’une défaillanc­e de l’état- providence accompagné­e de la nécessité de prendre en main notre propre sécurité et notre propre bonheur. Que ces stratégies altermondi­alistes soient mobili sées démontrent que le survivalis­me a changé. On est en quelque sorte aujourd’hui dans la survie durable.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France