GQ (France)

CHRISTIANE TAUBIRA FEMME POLITIQUE DE LA DÉCENNIE

- Par Fabrice Tassel

Qui aurait assez de panache et de style pour incarner « l’homme politique de la décennie » ? Une femme. Christiane Taubira, à l’évidence. D’ailleurs, les sourires balisent son chemin : le chauffeur de taxi veut un selfie, la jeune hôtesse de l ’ hôtel « l’aime beaucoup » . Bien que retirée des affaires, Christiane Taubira est une star : le « mariage pour tous » reste la réforme sociétale majeure de ce début de siècle. Sa parole est rare : pour GQ, elle a accepté de décrypter # Metoo, avec quelques messages politiques dont elle a le secret.

GQ : Diriez-vous que #Metoo est un réel virage dans l’histoire des relations hommes-femmes ?

Christiane Taubira : Il ne faut p as regarder # Metoo de façon isolée, il faut l’inscrire dans l’histoire du féminisme qui est une interpella­tion simple, abrupte et absolue : c’est l’exigence d’égalité. Alors oui, # Metoo est un tournant, qui est lié à deux choses : la première tient aux paroles de ces femmes qui s’élèvent avec tant de force, ces femmes qui à visage découvert osent, malgré l ’ opprobre, ces postures : « je proclame que » , « je dénonce » , « je refuse » ; ensuite, il y a ces moyens technologi­ques qui permett ent une amplif ication sans précédent d’une parole…

Faut- il maintenant structurer #Metoo avec une organisati­on ?

Ce mouvement est très horizontal, sa dimension est imprévi sible, et son caractère non contrôlabl­e. Mais oui, je crois nécessaire d’avoir des institutio­ns capables de prendre des décisions intelligib­les pour la société. Il est indispensa­ble que ce mouvement ait des effets sur les différents pouvoirs, afin que les politiques n’oublient pas qu’ils ont été ignorants ou, la plupart du temps, lâches sur les questions d’égalité hommes- femmes. On ne peut pas admettre l’inertie, l’impuissanc­e et l ’ absence de volonté des pouvoirs publics.

Le gouverneme­nt ne porte donc pas suffisamme­nt ce mouvement ?

Je m’interdis de porter ce genre d’avis et de cibler telle ou telle personne. Les pouvoirs politiques sont tous interpellé­s. Le nôtre l’est d’ailleurs un peu plus que les autres, en raison de ce que nous représento­ns dans l’imaginaire universel : la France patrie des droits de l’homme, le pays des arts et des lettres, etc. Or nous ne sommes pas à la hauteur.

Qui, précisémen­t ?

La parole politique n’est pas à la hauteur des enjeux. Il y a des associatio­ns, des citoyens et des citoyennes, un certain état d’esprit, mais la parole politique officielle, non.

Est-elle le reflet d’un état d’esprit fermé, frileux ou alors opportunis­te ?

Quand je parle de la parole politique officielle, je parle de la parole présidenti­elle et gouverneme­ntale : or je pense qu’il y a un choix opportunis­te, une erreur dans la lecture de la société, et un renoncemen­t à ce que nous sommes et à qui nous sommes.

C’est-à-dire ?

Je parle d’un renoncemen­t à la société et à la France telle qu’elle s’est construite. Toute notre histoire montre que, malgré des r eculs, nous sommes une nation qui obstinémen­t a fait le choix de dépasser la tribu, l’ethnie, l’apparence semblable pour se dire : on peut être différents, venir d’ailleurs et faire ensemble une société. Cette nation a une capacité à accueillir le monde en son sein, et à l’ingérer. Ce renoncemen­t est une erreur profonde.

Est-ce le fait d’une génération politique porteuse d’un monde plus dur, plus fermé ?

Ceux qui renoncent doivent se débrouille­r pour expliquer leur renoncemen­t. C’est leur affaire. Je veux d’abord contribuer à redonner de la vitalité à des idéaux d’égalité et de solidarité pour lesquels j’ai pris des coups terribles, pour lesquels j’ai beaucoup compliqué ma vie. Le monde a d’autant plus besoin des idéaux de gauche dans ce monde morcelé, avec une concentrat­ion des richesses sans précédent. Je ne veux pas perdre du temps sur des choses qui me paraissent dérisoires à l’échelle de l’humanité.

La convergenc­e des luttes contre le sexisme et le racisme est-elle le chemin pour dépasser #Metoo ?

J’ai été beaucoup plus confrontée au racisme qu’au sexisme, même si je pense que l’égalité de genre est la matrice. Mais tous ces combats sont liés. Olympe de Gouges avait compris cela : elle réclamait la liberté pour les escla ves dans les co - lonies, l’égalité pour les femmes, et la solidarité pour les ouvrier s et les chômeurs.

Diriez- vous qu’il y a eu une part de sexisme dans votre impossibil­ité à convaincre dans l’affaire de la déchéance de nationalit­é ?

Ça aurait pu se passer ainsi car j’étais la seule femme à la tête d’un ministère régalien. Mais je n’ai à aucun moment été confrontée au sexisme du président ou de quiconque. À d’autres moments de crise, comme lors des attentats terroriste­s, j’étais aussi la seule femme à la table. Souvent, j’ai été la seule parole politique dissidente en rappelant, par exemple pour la loi renseignem­ent, que nous étions dans un État de droit et que cela impliquait un certain nombre de conséquenc­es pour les libertés publiques.

Était-ce un hasard si cette voix dissidente était celle d’une femme ?

Oui et non. « Oui » , car les hommes sont restés dans le champ politique et les affronteme­nts partisans. En tant que femme, je suis aussi allée au- delà en pensant a vant tout aux ci - toyens, aux génération­s à venir. Mais « non » , car d’autres femmes n’auraient pas résisté comme je l’ai fait. Le courage n’est pas génétique, il est avant tout culturel, social et politique.

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