GQ (France)

DIDIER DESCHAMPS MANAGER DE LA DÉCENNIE

DEPUIS VINGT ANS, IL MÈNE SES HOMMES À LA VICTOIRE. DÉTERMINÉ, DIRECT, IL L’EST SUR LE TERRAIN COMME EN ENTRETIEN. ICI, AVEC DAPHNÉ ROULIER, ET ÇA DÉPOTE !

- Par Daphné Roulier

GQ : Didier Deschamps, que peut-on espérer de plus après deux Coupes du monde et la reconnaiss­ance de ses pairs ?

Didier Deschamps : Réussir encore. Certes, il n’y a rien de plus haut, de plus beau, de plus fort que d’être champion du monde. J’ai la liberté de pouvoir dire stop quand je veux, mais ça ne m’effleure pas. La passion est intacte, je suis en forme et convaincu qu’il y a encore de belles choses à faire.

GQ : La prochaine Coupe du monde ?

DD : Avant, il y a la Nations League, les qualificat­ions pour l’euro. Le haut niveau, c’est très dif ficile. Il n’y a que deux titres ( champions d’europe et champions du monde), et un seul à chaque fois. Et puis, ce n’est pas simple de se maintenir. Regardez les derniers champions du monde, ils

JEUNE, J’ÉTAIS AUSSI À L’AISE AVEC LES GENS PLUS VIEUX QU’AVEC CEUX DE MON ÂGE. JE PRENAIS LA PAROLE NATURELLEM­ENT. APRÈS, C’EST BIEN BEAU DE PRENDRE LA PAROLE, MAIS IL FAUT ÊTRE COHÉRENT ET NE PAS DOUTER, DU MOINS NE PAS LE MONTRER.”

ont tous été en difficulté après leur titre. Quatre ans dans une vie normale, c’est peu, mais dans le sport, ça compte triple. C’est pratiqueme­nt la moitié d’une carrière de sportif, soit en mo yenne dix ans au plus haut niveau, huit en compétitio­n internatio­nale. Donc quatre ans, c’est quasiment la moitié d’une carrière. GQ : Vous avez parié sur la jeunesse tout en vous appuyant sur des joueurs expériment­és. Recruter des joueurs inconnus du grand public comme Benjamin Pavard ou Lucas Hernandez, les sortir de l’anonymat pour les aligner en Coupe du monde, c’est presque du foot expériment­al, vous êtes… DD : … un génie ?! (rires)

GQ : Moquez- vous ! Sérieuseme­nt, vous n’avez jamais douté ?

DD : On les suit depui s longtemps. Ils n’étaient pas franchemen­t des inconnus pour nous !

GQ : N’empêche, vous êtes un peu le Godard du ballon rond. Vous avez fait appel à la nouvelle vague… Et l’expérience s’est révélée convaincan­te…

DD : Mais non, ça n’a rien d’expériment­al, c’est un choix, je ne fais rien au hasard. J’ai des arguments, je sais pourquoi je prends certaines décisions. Je ne peux pas tout vous dire, tout vous expliquer parce que si je vous dis que je prends celui- là, c’est forcément au détriment d’un autre. GQ : Soit, mais moi, je voudrais savoir qui se cache derrière ce beau costume cintré… DD : Non, désolé, je garde mon costume.

GQ : En 1998, vous confessiez « une lassitude physique et morale ». En somme, un petit syndrome « postcoïtum, coach triste » après le Mondial. Rien de tel, cette année ?

DD : Non. À l’époque, j’étais trentenair­e et j’ai d’ailleurs constaté le même phénomène chez d’autres joueurs du même âge. Ils ont beau être champions du monde, ils sa vent qu’ils n’ont plus beaucoup d’années à ce niveau d’excellence. Ce succès est comme un abouti ssement qui arrive en f in de carrièr e, alors que les plus jeunes pourront toujours se référer à d’autr es Coupes du monde. Ce n’est pas du tout le même ressenti. Enfin moi, je l’ai vécu comme ça. Ça a beau être l ’ euphorie, on a beau êtr e au plus haut, jouer dans un grand club, les cinq ou six mois qui ont suivi la victoire de 98 n’ont pas été des plus faciles. Ma tête et mon corps ont eu du mal à suivre.

GQ : Aujourd’hui, vous êtes au sommet mais ça ne doit pas être évident de passer de taulier au père Fouettard, grand-frère, mentor, nounou : ça suppose une belle plasticité. C’est un peu Dédé boule à facettes parce que j’imagine qu’on ne parle pas de la même manière à un Kanté qu’à un Pogba ?

DD : Ou à un Mbappé ou à un Griezmann. Oui, c’est du management. Mais il y a un cadre de vie et un cadre de travail qui est identique pour tout le monde, aussi bien pour le joueur qui en est à sa première sélection que pour celui qui en est à sa 100e, je ne dérogerai pas à cela… GQ : Vous êtes un orfèvre en matière de gestion humaine…

DD : Je sais une chose : celui qui se lève le matin et qui se dit « moi, je sais » , c’est qu’il n’a rien compris. Moi, je sai s que je ne sai s pas et que je peux apprendre de n’importe qui tous les jours.

GQ : Comme Gabin ! Il n’empêche, vous avez un sixième sens…

DD : Ça fait partie du métier. La psychologi­e est une notion importante dans le sport, c’est la têt e qui commande les jambes. Si la tête va mal, rien ne va. Il faut éviter les fréquences parasites et trouver les réponses adaptées. Quand j’ai basculé dans ma deuxième vie, j’ai réalisé que je faisais instinctiv­ement des choses qui étaient plus ou moins enseignées et appliquées par d’autres en psychologi­e positive. Mais sans ja - mais les avoir apprises.

GQ : Ceux qui vous ont connu au centre de formation de Nantes, au début des années 1980, disent tous la même chose : que vous aviez la maturité d’un vieux briscard et donniez l’impression d’avoir déjà vécu une vie…

DD : Je n’ai pas cette prétention. Jeune, j’étais aussi à l’aise avec les gens plus vieux qu’a vec ceux de mon âge. Je pr enais la p arole facilement, naturellem­ent, j’avais une v ision collective, et ça allait de soi pour mes partenaire­s. Après, c’est bien beau de prendre la parole, mais il faut être cohérent et ne p as douter, du moins ne pas le montrer. Aujourd’hui, s’il m’arrive d’avoir des moments de doutes, mais les joueurs ne doivent pas le savoir. D’ailleurs, et c’est ma force, je ne me demande jamais « et si ça se passe mal ? » . Avec des « si » , je ne serais plus là aujourd’hui. GQ : En 98, Zizou était le roi de la fête. Il a pris toute la lumière… DD : C’est normal, ça ne me gêne pas. C’était même très bien ! GQ : Sans doute mais j’ai le sentiment que vous incarnez aujourd’hui quelque chose d’autre, que vous êtes un peu le visage de cette France de l’effort qui serre les dents et rafle tout, à force de labeur… L’anti-star promue héros national, c’est un peu la revanche des hommes de l’ombre, non ?

DD : J’ai toujours eu beaucoup de respect pour Zizou.

GQ : Ce n’est pas le propos…

DD : Si, je n’avais pas son génie. Dans le football, il ne faut pas que des architecte­s. Moi, j’étais un maçon, je le savais et il n’y a pas de souci.

GQ : Un maçon qui affiche aujourd’hui le plus beau CV du foot français …

DD : Le plus beau, je ne sais pas mais j’en suis fier. Même si je ne suis pas là pour me mettre en avant… GQ : Vous avez tissé des liens très forts avec vos joueurs. On a le sentiment que quelque chose d’autre s’est joué avec eux… de l’ordre du lâcher-prise. DD : Ce n’est pas du lâcher- prise… GQ : Vous en êtes sûr ? Pogba affirme que vous leur avez laissé plus de liberté qu’à l’euro 2016. Vous n’avez même pas hurlé quand ils ont déclenché l’alarme incendie et vidé l’hôtel à 3 heures du mat’. Vous êtes rentré vous coucher sans piper mot ?! On a du mal le croire… Si c’est pas du lâcherpris­e, ça … DD : Je voulais leur dire, je voulais.

GQ : Que qu’il s’est passé ?

DD : Ils étaient dehors, à 100 mètres de moi, en tr ain de rigoler et je les ai entendus dire : « Bon, les gars, il n’y a pas un fautif, on est tous ensemble. » J’étais un peu énervé. Le temps de les rejoindre, je me suis demandé : « Et toi, ça ne t’est jamais arrivé de te retrouver dans une situation pareille ? » Une fois arrivé, je les ai regardés, j’ai tourné les talons et je n’ai rien dit. GQ : Vous ne vous êtes jamais senti un peu loin de cette génération hyper

connectée qui vit au rythme des réseaux sociaux, dégaine des selfies à tour de bras et demande « pourquoi » toutes les cinq secondes ?

DD : La fameuse génération « why » ! Même s’il leur arrive d’écouter de tubes de ma génération, nos centres d’intérêt diffèrent, oui. L’essentiel est de trouver le bon canal pour leur parler. La discussion, la relation humaine sont capitales. Ils sont br anchés sur les réseaux sociaux. Moi, je ne me verrais pas filmer et poster ce que je mange, mais c’est une autr e génération. Je m’a dapte. De quel dr oit, moi Didier Deschamps, je leur en interdirai­s l’accès ?

GQ : Comment arriviez-vous à les discipline­r ? Vous leur coupiez le wifi à 22 heures, comment faisiez-vous ?

DD : Non, aucun couvre- feu ! Je leur demande simplement d’être vigilants sur le cont enu, d’éviter les commen - taires sur nos partenaire­s, nos adversaire­s ou qui que ce soit d’autre. GQ : Les salaires de cette génération atteignent des sommes délirantes, ils dépassent de très loin ce que vous pouviez gagner, au même âge. N’estce pas un peu excessif ? DD : Non, c’est normal ! Tant mieux pour eux, j’espère qu’ils gagneront encore plus.

GQ : Qu’en aurait pensé votre père, ce peintre en bâtiment du Pays basque qui a construit sa maison de ses propres mains ?

DD : Que l’on est dans une autre sphère ! Mon papa a travaillé toute sa vie, samedi et dimanche compri s. Et moi, à 16 ans, je gagnais plus que lui. GQ : Et qu’en pensait-il ?

ON A ÉTÉ, ALLEZ, NEUF MINUTES EN DIFFICULTÉ PENDANT CETTE COUPE DU MONDE. NEUF MINUTES OÙ ON A ÉTÉ MENÉS PAR L’ARGENTINE. ET PUIS IL SE PASSE CE QUELQUE CHOSE D’IRRATIONNE­L, DE FANTASTIQU­E, AVEC CET INCROYABLE BUT DE PAVARD…”

DD : Que du bien ! Mais ça n’a aucun de sens de comparer le salaire des sportifs avec ceux de M. et M me Toutle- Monde. On ser a toujours en déca - lage. Depuis le début des années 1980, j’entends que cela va s’arrêter mais c’est tout l’inverse : le football n’a jamais généré autant d’argent.

GQ : Lors de sa campagne présidenti­elle, Emmanuel Macron n’a pas hésité à déclarer que « la politique, c’est mystique ». Vous diriez la même chose du football ?

DD : Mystique non, ça me fait l’effet de quelque chose de pas net. Non, je parlerais plus d’adrénaline… Les joueurs sont là pour ça. Quand vous rêvez d’être profession­nel, vous rêvez d’être en équipe de France, vous rêvez d’être champion du monde. Ça arrive, et ça vous dépasse… On ne réalise pas vraiment sur le moment. GQ : La polémique sur nos Bleus qui ne ressembler­aient pas à des Gaulois ne vous a pas échappé. Dès le coup de sifflet final, certains ont commencé à ironiser sur « l’afrique championne du monde »… DD : Je n’ai p as de critèr es d’origine, de culture, de religion. J’ai toujours considéré que c’était une richesse pour le sport français d’avoir des joueurs de différente­s origines, que ça nous rendait plus forts.

GQ : Il y a une image qui vous colle aux baskets, c’est cette « culture de la gagne » . Vous l’avez inoculée à vos joueurs, mais vous les avez surtout discipliné­s. Comment transforme- t- on des gamins aux individual­ités affirmées et parfois agitées en des machines à gagner ?

DD : Ils avaient des prédisposi­tions. Et puis, méfiez- vous de l’image des joueurs. Prenez Paul Pogba. L’image qu’il véhicule n’a rien à voir avec le Paul Pogba que je connais ! Ça n’a jamais été, moi, moi, moi, coach ! Il privilégie le groupe, il est comme ça. Après, oui, un groupe, ça se travaille ; un joueur, ça s’améliore… Avec des discours, des échanges collectifs ou individuel­s, des mo ts qui reviennent. On a ét é, allez, neuf minutes en difficulté pendant cette Coupe du monde.

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