PIMP MY LIFE
Si vous n’arrêtez pas de jurer à voix haute en open space, vous êtes peut-être atteint du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau. Et c’est une putain de bonne nouvelle !
Vie de bureau, sexualité... Et si vous libériez le meilleur de vous-même ?
TOUT LE MONDE CONNAÎT plus ou moins le syndrome de Gilles de la Tourette depuis que la téléréalité et les zappings en ont fait leurs choux gras. Cette maladie neurologique, ainsi nommée en l’honneur d’un médecin français, se traduit par des tics moteurs et vocaux qui conduisent parfois à proférer en public, de manière irrépressible, les pires insanités. Par extension, le « syndrome de Gilles de la Tourette de bureau » (« Work Tourettes », en anglais) désigne, dans un cadre professionnel, le fait de balancer soudain un tonitruant « putain de bordel de merde » à la cantonade parce que votre Mac vient de planter. « Le Work Tourettes est souvent déclenché ou exacerbé par le stress ou une deadline imminente », précise l’Urban Dictionnary. Comme le fait de tenir des propos inconvenants à l’égard de votre patron peut vous valoir un licenciement, cet emportement théâtral s’exercera le plus ouvertement à l’encontre du
matériel qui marche mal (« saloperie d’imprimante »), des grandes tendances managériales du moment (« growth hacking mon cul ! »), ou bien – c’est plus risqué – de la structure qui vous emploie (« ras le bol de cette boîte de merde »). Bien entendu, on ne parle plus ici de maladie neurologique, mais plutôt de manière d’être, de posture. Si notre objectif n’est pas de promouvoir la vulgarité, on peut constater que l’utilisation de jurons dans un cadre professionnel a pour première vertu de vous tirer de l’anonymat. Au boulot, on se souvient toujours plus du gueulard flamboyant que du type qui fait le dos rond derrière sa pile de dossiers en attendant ses tickets-resto. En in de carrière, le regretté Jean-Pierre Mocky était d’ailleurs moins connu pour son immense ilmographie que pour sa propension à laisser libre cours, sur les plateaux de tournage, au Work Tourettes qui l’affectait : « Moteur. OH ! PUTAIN ! MOTEEEEEUR ! » beuglait-il comme un doux dingue au machino pétri ié.
RAS LE QI ?
Bien entendu, tout le monde n’est pas JeanPierre Mocky, mais ce syndrome est plus répandu qu’on ne le croit en ces lieux censément feutrés que sont les open spaces. D’après une étude réalisée par le site d’offres d’emploi Qapa auprès de 18000 travailleurs, 80 % des hommes auraient recours à des gros mots pour évacuer leur frustration lorsqu’ils font une erreur, contre seulement 58 % des femmes. Au palmarès des grossièretés de bureau, sans trop de surprise, « merde » et « putain » occupent les deux premières places. Chez les hommes, c’est « fait chier » qui monte sur la troisième marche du podium, là où les femmes privilégient un plus civil « mince ». Comme l’ont montré les travaux de Richard Stevens, professeur à l’université de Keele, la vulgarité a une fonction cathartique qui permet d’évacuer son stress en exprimant ses émotions et en faisant grimper son niveau d’endorphine. Mais cette thérapie n’est pas ef icace pour tous : en réalité, seuls 37 % des hommes se disent soulagés par l’usage de ces jurons. On se demande alors quelles peuvent bien être les autres fonctions cachées du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau ? « C’est une stratégie pour éviter qu’on vous donne du boulot en plus, hasarde Damien, qui travaille dans la communication. Ceux qui balancent des grossièretés le font généralement de façon très démonstrative pour faire savoir aux autres qu’ils sont extrêmement occupés et qu’il n’est pas question de compter sur eux pour une nouvelle mission. » Véritable tabou comportemental qui pourrait mettre en péril l’harmonie de l’organisation, la grossièreté dans le cadre du travail s’oppose à une vision idéalisée – mais souvent un peu fausse – de l’entreprise comme lieu de bienveillance obligée. Comme le souligne Julienne Flory, auteure de Injuriez-vous. Du bon usage de l’insulte (La Découverte, 2016), l’impolitesse peut aussi être un moyen de résister au langage dominant, véhicule de l’ordre établi. Alors qu’un type aux manières extrêmement policées est susceptible de cacher le pire serpent de bureau, le gars qui ne cesse de pester contre ce « séminaire à la con », parce qu’il exprime des ressentis sans iltre, nous paraîtrait souvent plus honnête, comme le souligne une étude publiée dans la revue Social Psychological and Personality Science. Néanmoins, l’usage de la grossièreté est encore associé dans les esprits à un QI en berne. Idiot, le collègue atteint du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau ? Loin de là. Dans leurs travaux, les psychologues américains Kristin Janschewitz et Timothy Jay ont montré qu’utiliser des insultes n’était pas synonyme de pauvreté de vocabulaire, mais bien au contraire de grande richesse lexicale. Bref, la prochaine fois que vous entendrez un collègue répéter qu’il en a « ras le cul de ces objectifs de merde » et qu’il « s’en bat les couilles de la réu », sachez que vous avez peut-être (on dit bien « peutêtre ») affaire à un type ultra-raf iné.