GQ (France)

PIMP MY LIFE

Si vous n’arrêtez pas de jurer à voix haute en open space, vous êtes peut-être atteint du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau. Et c’est une putain de bonne nouvelle !

- PAR NICOLAS SANTOLARIA

Vie de bureau, sexualité... Et si vous libériez le meilleur de vous-même ?

TOUT LE MONDE CONNAÎT plus ou moins le syndrome de Gilles de la Tourette depuis que la téléréalit­é et les zappings en ont fait leurs choux gras. Cette maladie neurologiq­ue, ainsi nommée en l’honneur d’un médecin français, se traduit par des tics moteurs et vocaux qui conduisent parfois à proférer en public, de manière irrépressi­ble, les pires insanités. Par extension, le « syndrome de Gilles de la Tourette de bureau » (« Work Tourettes », en anglais) désigne, dans un cadre profession­nel, le fait de balancer soudain un tonitruant « putain de bordel de merde » à la cantonade parce que votre Mac vient de planter. « Le Work Tourettes est souvent déclenché ou exacerbé par le stress ou une deadline imminente », précise l’Urban Dictionnar­y. Comme le fait de tenir des propos inconvenan­ts à l’égard de votre patron peut vous valoir un licencieme­nt, cet emportemen­t théâtral s’exercera le plus ouvertemen­t à l’encontre du

matériel qui marche mal (« saloperie d’imprimante »), des grandes tendances managérial­es du moment (« growth hacking mon cul ! »), ou bien – c’est plus risqué – de la structure qui vous emploie (« ras le bol de cette boîte de merde »). Bien entendu, on ne parle plus ici de maladie neurologiq­ue, mais plutôt de manière d’être, de posture. Si notre objectif n’est pas de promouvoir la vulgarité, on peut constater que l’utilisatio­n de jurons dans un cadre profession­nel a pour première vertu de vous tirer de l’anonymat. Au boulot, on se souvient toujours plus du gueulard flamboyant que du type qui fait le dos rond derrière sa pile de dossiers en attendant ses tickets-resto. En in de carrière, le regretté Jean-Pierre Mocky était d’ailleurs moins connu pour son immense ilmographi­e que pour sa propension à laisser libre cours, sur les plateaux de tournage, au Work Tourettes qui l’affectait : « Moteur. OH ! PUTAIN ! MOTEEEEEUR ! » beuglait-il comme un doux dingue au machino pétri ié.

RAS LE QI ?

Bien entendu, tout le monde n’est pas JeanPierre Mocky, mais ce syndrome est plus répandu qu’on ne le croit en ces lieux censément feutrés que sont les open spaces. D’après une étude réalisée par le site d’offres d’emploi Qapa auprès de 18000 travailleu­rs, 80 % des hommes auraient recours à des gros mots pour évacuer leur frustratio­n lorsqu’ils font une erreur, contre seulement 58 % des femmes. Au palmarès des grossièret­és de bureau, sans trop de surprise, « merde » et « putain » occupent les deux premières places. Chez les hommes, c’est « fait chier » qui monte sur la troisième marche du podium, là où les femmes privilégie­nt un plus civil « mince ». Comme l’ont montré les travaux de Richard Stevens, professeur à l’université de Keele, la vulgarité a une fonction cathartiqu­e qui permet d’évacuer son stress en exprimant ses émotions et en faisant grimper son niveau d’endorphine. Mais cette thérapie n’est pas ef icace pour tous : en réalité, seuls 37 % des hommes se disent soulagés par l’usage de ces jurons. On se demande alors quelles peuvent bien être les autres fonctions cachées du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau ? « C’est une stratégie pour éviter qu’on vous donne du boulot en plus, hasarde Damien, qui travaille dans la communicat­ion. Ceux qui balancent des grossièret­és le font généraleme­nt de façon très démonstrat­ive pour faire savoir aux autres qu’ils sont extrêmemen­t occupés et qu’il n’est pas question de compter sur eux pour une nouvelle mission. » Véritable tabou comporteme­ntal qui pourrait mettre en péril l’harmonie de l’organisati­on, la grossièret­é dans le cadre du travail s’oppose à une vision idéalisée – mais souvent un peu fausse – de l’entreprise comme lieu de bienveilla­nce obligée. Comme le souligne Julienne Flory, auteure de Injuriez-vous. Du bon usage de l’insulte (La Découverte, 2016), l’impolitess­e peut aussi être un moyen de résister au langage dominant, véhicule de l’ordre établi. Alors qu’un type aux manières extrêmemen­t policées est susceptibl­e de cacher le pire serpent de bureau, le gars qui ne cesse de pester contre ce « séminaire à la con », parce qu’il exprime des ressentis sans iltre, nous paraîtrait souvent plus honnête, comme le souligne une étude publiée dans la revue Social Psychologi­cal and Personalit­y Science. Néanmoins, l’usage de la grossièret­é est encore associé dans les esprits à un QI en berne. Idiot, le collègue atteint du syndrome de Gilles de la Tourette de bureau ? Loin de là. Dans leurs travaux, les psychologu­es américains Kristin Janschewit­z et Timothy Jay ont montré qu’utiliser des insultes n’était pas synonyme de pauvreté de vocabulair­e, mais bien au contraire de grande richesse lexicale. Bref, la prochaine fois que vous entendrez un collègue répéter qu’il en a « ras le cul de ces objectifs de merde » et qu’il « s’en bat les couilles de la réu », sachez que vous avez peut-être (on dit bien « peutêtre ») affaire à un type ultra-raf iné.

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