GQ (France)

LA BARBE À MAMAN

À la mécanique bien huilée de certains grands restaurant­s, préférons les petites surprises qui tiennent (presque) du food-porn...

- PAR ANDREA PETRINI ADRESSE : AQUA CRUA, CHEZ GIULIANO BALDESSARI, PIAZZA CALCALUSSO, 11, 36021 BARBARANO VICENTINO VI. INFOS SUR : AQUACRUA.IT

ON CONNAÎT des restaurant­s réglés tels des montres suisses, des bistrots à la chorégraph­ie digne d’un ballet russe. Et encore plein de grandes maisons où le moindre geste millimétré tient d’un microsillo­n enrayé, trébuchant éternellem­ent sur le même glitch, la même rengaine – répétée jusqu’à ce qu’interventi­on manuelle enfin se fasse. Quelle barbe, les restaurant­s ! Si, malgré tout, il nous arrive de les aimer, c’est pour leur rythmique déglingue, leurs faux pas, ce déséquilib­re de la fuite en avant à la mécanique un rien traînante qui évoquerait, en poussant le bouchon un peu loin, le désarroi de Theodor Adorno écrivant sur les impulsions impaires du jazz. Une fausse désinvoltu­re que le philosophe allemand détestait à mort. À tort.

Nos vies sont réglées telles des montres à ressort, on est tous les pions d’une accélérati­on frénétique qui laisse les moins rapides, les derniers de cordée, sur le carreau. En vérité, malgré tout, quitte à fréquenter encore les restaurant­s, ce sera pour leur part de mystère, leur implicite utopie. Le rêve d’un lieu à advenir. On l’imagine, nous, comme un grand espace blanc, une scène ouverte, presque sans rien, qu’on occuperait librement. Dans l’hypothèse, peut-être, que le chef vienne nous prendre le pouls. Qu’il s’enquière de notre humeur, de notre appétit, éventuelle­ment de notre état de santé et puis – surtout ! – qu’après il nous foute la paix. En solo, en couple ou entre copains, on serait enfin livrés à nous-mêmes. Libérés du ballet des serveurs, sommeliers et autres croque-mitaines empressés. On irait, pourquoi pas, se servir nousmêmes en cuisine. Et l’on s’étonnerait, de temps en temps, de la surprise d’un plat tombé comme une offrande de ryokan japonais.

Ce serait à coup sûr la Barbe de maïs à l’encre de seiche et levure de bière que l’Italien Giuliano Baldessari, du restaurant Aqua Crua en Vénétie, présente en nid d’hirondelle, compositio­n paysagère façon poils pubiens. Sacré clin d’oeil au cinéaste soft-porno vénitien Tinto Brass – mais avec une pilosité effilochée qui aurait ostensible­ment viré du côté de la sorcière de Blair Witch Project. On reste pantois, éberlué par ce plat insensé à cueillir à la cuillère, enrouler à la fourchette, saisir d’un coup de baguette ou trifouille­r goulûment à même l’assiette avec les doigts.

Il suffit d’un « rien » pour dérégler la rythmique d’un dîner. D’un plat éphémère, surgi de nulle part mais qui imposerait le silence, suggérant – au choix – l’inattentio­n sinon l’étourdissa­nte dévotion. On ressent, au-delà du prévisible appel à la sustainabi­lity, au chantage gastronomi­quement correct du zéro déchet (au fait, c’est quoi le food cost d’un kilo de barbe de maïs ?), l’envol d’un cuisinier, lui-même surpris par la facilité, par sa fragilité et par l’élégance libératric­e du geste. Libre aussi à nous de comprendre, d’apprécier. De nous laisser glisser, nous délectant de ce fugitif instant qui s’éternise. De telles épiphanies, il en faudrait encore et encore. Pour faire tabula rasa de l’apparat, de la mécanique horlogère du restaurant. D’ailleurs, on se posera légitimeme­nt la question : sommes-nous sûrs et certains de ne pas avoir rêvé et d’avoir été pour de vrai dans un restaurant ? Le serveur se charge brutalemen­t de nous le confirmer : « Avez-vous aimé ? Vraiment ? » Hélas, oui ! Vraiment.

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