LA BARBE À MAMAN
À la mécanique bien huilée de certains grands restaurants, préférons les petites surprises qui tiennent (presque) du food-porn...
ON CONNAÎT des restaurants réglés tels des montres suisses, des bistrots à la chorégraphie digne d’un ballet russe. Et encore plein de grandes maisons où le moindre geste millimétré tient d’un microsillon enrayé, trébuchant éternellement sur le même glitch, la même rengaine – répétée jusqu’à ce qu’intervention manuelle enfin se fasse. Quelle barbe, les restaurants ! Si, malgré tout, il nous arrive de les aimer, c’est pour leur rythmique déglingue, leurs faux pas, ce déséquilibre de la fuite en avant à la mécanique un rien traînante qui évoquerait, en poussant le bouchon un peu loin, le désarroi de Theodor Adorno écrivant sur les impulsions impaires du jazz. Une fausse désinvolture que le philosophe allemand détestait à mort. À tort.
Nos vies sont réglées telles des montres à ressort, on est tous les pions d’une accélération frénétique qui laisse les moins rapides, les derniers de cordée, sur le carreau. En vérité, malgré tout, quitte à fréquenter encore les restaurants, ce sera pour leur part de mystère, leur implicite utopie. Le rêve d’un lieu à advenir. On l’imagine, nous, comme un grand espace blanc, une scène ouverte, presque sans rien, qu’on occuperait librement. Dans l’hypothèse, peut-être, que le chef vienne nous prendre le pouls. Qu’il s’enquière de notre humeur, de notre appétit, éventuellement de notre état de santé et puis – surtout ! – qu’après il nous foute la paix. En solo, en couple ou entre copains, on serait enfin livrés à nous-mêmes. Libérés du ballet des serveurs, sommeliers et autres croque-mitaines empressés. On irait, pourquoi pas, se servir nousmêmes en cuisine. Et l’on s’étonnerait, de temps en temps, de la surprise d’un plat tombé comme une offrande de ryokan japonais.
Ce serait à coup sûr la Barbe de maïs à l’encre de seiche et levure de bière que l’Italien Giuliano Baldessari, du restaurant Aqua Crua en Vénétie, présente en nid d’hirondelle, composition paysagère façon poils pubiens. Sacré clin d’oeil au cinéaste soft-porno vénitien Tinto Brass – mais avec une pilosité effilochée qui aurait ostensiblement viré du côté de la sorcière de Blair Witch Project. On reste pantois, éberlué par ce plat insensé à cueillir à la cuillère, enrouler à la fourchette, saisir d’un coup de baguette ou trifouiller goulûment à même l’assiette avec les doigts.
Il suffit d’un « rien » pour dérégler la rythmique d’un dîner. D’un plat éphémère, surgi de nulle part mais qui imposerait le silence, suggérant – au choix – l’inattention sinon l’étourdissante dévotion. On ressent, au-delà du prévisible appel à la sustainability, au chantage gastronomiquement correct du zéro déchet (au fait, c’est quoi le food cost d’un kilo de barbe de maïs ?), l’envol d’un cuisinier, lui-même surpris par la facilité, par sa fragilité et par l’élégance libératrice du geste. Libre aussi à nous de comprendre, d’apprécier. De nous laisser glisser, nous délectant de ce fugitif instant qui s’éternise. De telles épiphanies, il en faudrait encore et encore. Pour faire tabula rasa de l’apparat, de la mécanique horlogère du restaurant. D’ailleurs, on se posera légitimement la question : sommes-nous sûrs et certains de ne pas avoir rêvé et d’avoir été pour de vrai dans un restaurant ? Le serveur se charge brutalement de nous le confirmer : « Avez-vous aimé ? Vraiment ? » Hélas, oui ! Vraiment.