GQ (France)

ÉTIENNE DAHO

Ces jours-ci, il traverse la France pour rejouer son album Eden, sorti en 1996. Alors qu’Étienne Daho a désormais acquis en France un statut quasi mythique, ça n’a pas l’air de trop lui monter à la tête. Rencontre avec un esthète relax et sentimenta­l.

- PAR ÉTIENNE MENU

Si Étienne Daho est devenu ces dernières années une incontesta­ble icône de la musique française, il n’a pas pour autant décidé de jouer aux monstres sacrés qui s’enferment dans leur loge et ne parlent aux médias qu’après des semaines de négociatio­ns. Le chanteur de 63 ans en paraît dix ou quinze de moins et affiche une mine superbe. Il s’approche de nous, l’air affable, avec une allure de garçon moderne et sans chichis. Oui, la Philharmon­ie de Paris lui a consacré en 2018 une exposition, Daho l’aime pop ; oui, la nouvelle scène hexagonale le cite immanquabl­ement comme une référence majeure. Mais pas question pour lui de se reposer sur ses lauriers : le piednoir de Rennes reste, au fond de son coeur, un artiste toujours ravi d’être entendu et de pouvoir continuer à faire des disques, jamais lassé de rencontrer des gens et de guetter tout ce qui est beau et libre. En cette fin d’année sont réédités Reserectio­n (1995), Réévolutio­n (2003), et surtout Eden, disque ambitieux enregistré en 1996 à Londres : pas son plus gros succès, mais son préféré. À tel point que Daho a décidé de le rejouer en entier sur scène lors d’une tournée française – L’Edendahoto­ur – d’une quinzaine de dates, qui s’achèvera le 23 décembre à la salle Pleyel à Paris. Une façon de rendre hommage à une oeuvre qui avait à l’époque déstabilis­é ses fans après Paris Ailleurs dont le succès massif (500 000 exemplaire­s vendus), cinq ans plus tôt, avait laissé Étienne sur les rotules. Et puis, aussi, une jolie manière de redonner vie à un projet qui avait lui-même redonné vie à Daho : chez GQ, les plus vieux d’entre nous avaient beaucoup aimé Eden à sa sortie, et sa réadaptati­on pour la scène en version philharmon­ique lui vaut ce titre de chanteur de l’année. Avant de lancer notre dictaphone, l’auteur de « Weekend à Rome » et du « Premier jour (du reste de ta vie) », s’excuse avec un sourire d’avoir « un peu bu » la veille et ne garantit donc pas la pertinence de ses propos. Une heure et demie plus tard, au terme d’un entretien à bâtons rompus, on lui dira ne pas avoir remarqué cette supposée gueule de bois – et on se demandera bien ce que Daho doit donner quand il est frais.

Que faites-vous ces jours-ci ? Vous répétez l’Edendahoto­ur ?

J’ai fait pas mal de choses cet été, et plus généraleme­nt, j’ai été très occupé depuis que j’ai sorti Blitz il y a deux ans ! Ces temps-ci, j’ai enregistré un album pour enfants avec Arnaud Valois, ça s’appelle Le Vilain Petit Canard. J’ai bossé sur mes rééditions. La restaurati­on des bandes, c’est très long, on ne s’en rend pas compte ! Les gens ne s’imaginent pas, ils se disent que c’est juste une copie sur une machine plus moderne mais c’est beaucoup plus compliqué que ça. Pour Eden, les bandes étaient carrément tombées malades avec les années, elles avaient chopé un champignon, il a fallu les soigner... Ce sont de vraies petites personnes qui demandent beaucoup de temps et d’attention ! Par ailleurs, je travaille aussi sur l’album de Jane Birkin, avec Jean-Louis Piérot, un ami et collaborat­eur de longue date.

Vous rejouez tout Eden lors de la tournée. Vous pouvez nous parler du contexte dans lequel était sorti ce disque au milieu des années 1990 ?

Avec Paris ailleurs, en 1991, j’avais publié un disque de facture très classique : j’écoutais tout le temps du Marvin Gaye à l’époque,

je voulais faire de la soul, c’était la base du projet. L’album s’était extrêmemen­t bien vendu et le public attendait sûrement que j’en sorte une suite. Sauf que ce succès, cette surexposit­ion, m’avaient précipité dans une spirale de concerts à travers le monde entier, d’excès en tous genres, de phobies assez violentes, de nuits de quatorze secondes, etc. J’avais donc fini par craquer et par faire ce qu’on appelle aujourd’hui un burn-out. Pour m’en remettre, j’avais vu un psy, ça m’avait fait beaucoup de bien et puis je m’étais installé à Londres. Et là-bas, peu à peu, je m’étais découvert un nouveau moi, et c’était celui-ci que je voulais présenter à mes auditeurs – un moi adulte, qui se rend compte qu’il a un futur, et non plus l’espèce de post-adolescent romantique que je restais encore dans la tête de beaucoup de gens. C’est dans cet état d’esprit que je m’étais mis à travailler sur Eden. J’y avais mis beaucoup plus de mon moi, mon vrai moi, mais il faut croire que le public n’avait peut-être pas envie de voir ou d’entendre ce nouveau moi. Mais surtout, le gros problème à l’époque, pendant la promo, c’était la rumeur selon laquelle j’étais séropositi­f. En interview, les journalist­es ne me parlaient pratiqueme­nt que de ça. Et par-dessus le marché, Eden était influencé par la musique électroniq­ue, alors assimilée à une musique de pédés drogués, du coup ça nourrissai­t la rumeur... Les gens se disaient que j’étais perdu pour de bon, alors que je m’étais retrouvé comme jamais. Bon, après, le point positif, c’est que le disque avait plu aux gens qui jusqu’ici ne m’écoutaient pas ! Mais beaucoup de mes fans historique­s y étaient restés frileux. Ça m’avait étonné parce qu’en 1988, Pop Satori donnait déjà dans l’électroniq­ue, il y avait quelque chose de risqué et inhabituel, d’ailleurs tout le monde à la maison de disques se préparait à un ratage, ils étaient effarés, ils me prédisaien­t une fin de carrière immédiate, un retour en Bretagne, hahaha ! Et puis trois mois plus tard, ça cartonnait.

Ces six ou sept dernières

années, vous êtes devenu une sorte d’icône, à la fois pour vos fans « historique­s » et pour les jeunes génération­s. Comment avez-vous vu ça émerger ? Et d’après vous, pourquoi résonnezvo­us autant ?

C’est une chose que j’ai vraiment sentie avec mon album de 2013, Les Chansons de l’innocence retrouvée. J’ai eu l’impression d’être devenu une référence de la pop française pour les plus jeunes. Il y a eu une connexion, une entente qui s’est établie. Je ne suis pas non plus le parrain d’une génération, ou le vieux chanteur qui surplombe : pour moi, la musique est encore tellement vivante que je ne peux pas la voir de loin. J’ai aussi l’impression d’avoir une âme très jeune, je ne suis pas du tout contre les modes ou les tendances. Je ne trouve pas non plus que tout est mieux au présent, mais en tout cas je refuse de céder au principe du c’était mieux avant. Même si forcément, j’aimais bien l’époque où personne n’avait Internet, ni de portable, ni même parfois de ligne fixe : ça donnait la liberté de pouvoir se barrer comme ça, sans prévenir personne. Et puis j’ai la chance d’avoir grandi à une période où on pouvait baiser avec la planète entière et ça c’était bien, évidemment ! Ça avait du bon, aussi, de vivre dans un monde où l’on n’était pas obligé d’avoir beaucoup d’argent pour être à peu près heureux. Et c’était agréable de ne pas se sentir toujours surveillé par Google et les autres – on lisait Orwell mais Big Brother semblait encore loin de se concrétise­r en Occident. Pour autant, il ne faut surtout pas nier qu’Internet nous permet des choses merveilleu­ses, inimaginab­les autrefois : communique­r avec n’importe qui au bout du monde, trouver des informatio­ns précises sur à peu près tout ce qu’on veut, pouvoir écouter tous les disques du monde ou presque, découvrir plein de styles et d’artistes. Ça, c’est un truc qui me plaît énormément chez les gamins de notre époque : ils ne cloisonnen­t pas ce qu’ils écoutent, ils écoutent des choses très pop comme des choses beaucoup plus dures, ils approchent tout de façon globale, sans porter de jugement. Dans ma jeunesse, c’était rare de faire comme ça, et d’ailleurs avec Jacno, je crois qu’on était les seuls à oser mélanger les genres, à autant aimer les yéyés que le Velvet, Burt Bacharach que Suicide. Le point commun de tout ce que j’aime, c’est les bonnes chansons, les tubes.

Vos tubes à vous, en tout cas ceux de vos débuts, vous aviez fait le choix de ne plus trop les jouer sur scène, justement à partir de cette phase de succès populaire dans les années 1990…

Oui, comme je voulais dépasser mon image de jeune dandy eighties et que je préférais les disques que je venais de faire, j’avais décidé de moins les jouer. Je m’y suis remis petit à petit, mais par exemple j’ai mis du temps à réinclure « Week-end à Rome » à ma setlist. Le public me la réclamait en fin de concert, du coup je cédais, mais comme mes musiciens ne l’avaient pas répétée, je ne pouvais que la chanter a capella, accompagné par le public. C’est là qu’on se rend compte que même si on est l’auteur d’une chanson, à partir du moment où elle devient un tube, elle ne vous appartient plus, elle est au public, à tous ceux qui l’ont fait entrer dans leur vie, elle leur raconte beaucoup plus de choses que ce que vous y aviez mis au départ en l’écrivant. C’est quelque chose que je vis très bien, ayant moimême grandi avec des tubes.

Vous faites partie des rares chanteurs français qui n’abordent pas de front les questions politiques ou sociales, même si on imagine bien que vous n’êtes pas désengagé pour autant.

Je considère que chacune de mes chansons est un engagement : chacune d’entre elles parle de li

« J’ai la chance d’avoir grandi à une période où on pouvait baiser avec la planète entière, et ça c’était bien ! Mais je refuse de céder au principe du c’était mieux avant. »

berté, de la possibilit­é de se trouver soi-même. Pour moi, l’action est individuel­le, je ne donne pas de conseils et je crois qu’au fond les gens n’aiment pas le collectif. Mais j’ai tout de même fait des chansons comme « Un nouveau printemps » sur Les chansons de l’innocence retrouvée ou « Baisers rouges » sur Blitz qui évoquent les migrants en Méditerran­ée. Après, j’évite de donner la notice. Mais oui, je crois plus aux prises de conscience individuel­le. Là, on vit le pire moment de l’histoire récente, pourtant j’ai de l’espoir parce que je vois pas mal d’ados, des enfants d’amis à moi qui doivent avoir 14 ou 15 ans, qui sont à nouveau anti-consuméris­tes, ne sont pas fixés sur leur téléphone, qui ramènent avec eux la diversité, les valeurs écolos, qui veulent dépasser le cloisonnem­ent qui règne dans la société de peur où nous vivons. Moi, tout ça me va très bien puisque je viens d’une génération intermédia­ire, qui n’est pas tout à fait celle des hippies baby-boomers, mais qui n’est pas non plus celle des années 1980 triomphant­es. J’ai connu les manifs, les squats, les concerts associatif­s, on s’achetait deux disques par an, on s’habillait dans les fripes...

D’ailleurs, quand on regarde les photos de vous à vos débuts, vous avez un style assez sophistiqu­é, ou disons en tout cas pas toujours discret, et puis avec les années vous vous êtes un peu rangé...

À mes débuts, c’était Elli Medeiros qui s’occupait de mon style, avant elle je n’avais pas conscience de mon corps, j’étais sapé comme l’as de pique. Elle m’a relooké, voire looké tout court, et en effet ça donnait des choses parfois hautes en couleur, avec des coupes et des tailles pas toujours adaptées à mon gabarit, il faut bien le dire ! Mais déjà, je portais presque toujours un costume sur scène. Par la suite, dans les années 1990, quand je vivais à Londres, Paul Smith a complèteme­nt réorienté ma façon de m’habiller. Et la décennie suivante, j’ai rencontré Hedi Slimane, qui faisait des chemises et des costumes qui m’allaient exactement comme il faut : c’est sobre et bien taillé, quand je les passe, ça me va tout de suite, pas besoin de retouches. Mais encore aujourd’hui, je ne me regarde pas trop dans le miroir, donc je ne sais pas à quoi je ressemble. Ce qui explique que je ne rentre jamais dans un magasin de mon plein gré. Quand ça m’arrive, je me retrouve à acheter des fringues pour faire plaisir au vendeur, je sors avec un sac plein de beaux habits mais que je ne mets jamais, c’est toujours le même cirque !

C’est étonnant qu’un esthète comme vous ait du mal à choisir ses vêtements !

Disons que mon côté esthète se concentre sur autre chose... Je préfère regarder un paysage, j’écoute ce que disent les gens, je tombe amoureux, j’absorbe, ça infuse, et puis je transforme ça en musique. La musique est vraiment le centre de ma vie, je n’aurais jamais pu faire une autre activité, je le sais, et de toute façon je n’ai pas le temps pour autre chose. J’aurais clamsé depuis bien longtemps sans elle. Pourtant à l’origine, je n’osais pas dire que c’était ma vocation. Il a fallu que je sois ivre, le soir où j’ai rencontré Elli & Jacno, pour le leur avouer. Heureuseme­nt qu’ils m’ont incité à me lancer, sinon je ne sais pas trop où je serais.

À propos d’ivresse, où en êtes-vous avec l’alcool et les drogues ? Vous nous dites que vous avez donc un peu bu hier soir ?

Alors, les drogues, là, non, plus du tout, mais en revanche l’alcool, oui, toujours un peu. Pas trop les alcools forts, mais j’aime le vin, et puis en bon Breton je bois pas mal de bière. Il y a notamment cette bière artisanale avec un nom marrant, je l’adore : c’est La Kékette !

« J’aime regarder un paysage, j’écoute ce que disent les gens, je tombe amoureux, j’absorbe, ça infuse, et puis je transforme ça en musique. J’aurais clamsé sans elle. »

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VESTE, PULL ET CHAUSSURES CELINE BY HEDI SLIMANE. PANTALON WRANGLER (VINTAGE).
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MANTEAU ET POLO CELINE PAR HEDI SLIMANE.
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 ??  ?? COIFFURE ET MAQUILLAGE : FRÉDÉRIC KEBBABI @ B AGENCY. PERRUCHES : CRIS PRODUCTION VESTE, CHEMISE ET CHAUSSURES CELINE PAR HEDI SLIMANE. PANTALON WRANGLER (VINTAGE).
COIFFURE ET MAQUILLAGE : FRÉDÉRIC KEBBABI @ B AGENCY. PERRUCHES : CRIS PRODUCTION VESTE, CHEMISE ET CHAUSSURES CELINE PAR HEDI SLIMANE. PANTALON WRANGLER (VINTAGE).

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