GQ (France)

De bonnes nuits sont la clé d’une longue vie, et ça, les businessme­n l’ont très bien compris.

- PAR STUART McGURK_ADAPTATION ÉTIENNE MENU_ILLUSTRATI­ONS GEORGE(S)

La science est formelle : oubliez le sport et l’alimentati­on équilibrée, la clé d’une vie longue réside avant tout dans la qualité de vos nuits. GQ est allé enquêter sur ce mouvement de masse qui se transforme aujourd’hui en véritable business où l’on ne compte pas que les moutons.

Manchester, 1998. Nick Littlehale­s est cadre chez Slumberlan­d, un fabricant de matelas installé à Oldham, dans la banlieue mancunienn­e. Il apprécie de travailler avec des chercheurs mais regrette que leur approche du sommeil demeure trop clinique, sans trop chercher à s’appliquer à des situations réelles. Grand fan de foot, il se dit que les joueurs pros pourraient bénéficier d’une « expertise matelassiè­re » sur mesure. Alors, il écrit un jour une lettre à Alex Ferguson, le légendaire manager de Manchester United, pour lui parler fermeté des sommiers et horaires de coucher. Celui-ci répond, contre toute attente, et se dit très curieux d’en savoir plus : qu’il vienne donc en parler plus amplement dans son bureau. Et voilà bientôt Littlehale­s chargé d’une mission de première importance : étudier et améliorer le sommeil des joueurs de Man U.

Il commence par conseiller à Gary Pallister, milieu défensif souvent blessé au dos, d’échanger son matelas contre un autre, moins moelleux. Résultat : en un rien de temps, le garçon est quasiment guéri, alors que le club projetait de l’opérer. C’est ensuite Ryan Giggs, alors âgé de 25 ans, qui vient lui demander une consultati­on. Littlehale­s se rend chez lui, modifie l’éclairage trop fort de sa chambre, lui recommande un lit plus grand et l’incite à ne plus regarder la télé avant de s’endormir. Surtout, plutôt que de lui imposer huit heures de sommeil obligatoir­es par nuit – une exigence irréaliste vu les emplois du temps peu fixes des pros –, il lui propose de pratiquer l’art de la sieste, sous la forme de roupillons d’une heure et demie après chaque entraîneme­nt. Giggs s’exécute, avec succès. « Il a pris sa retraite en 2014, à l’âge de 40 ans, en détenant le record du nombre de matchs joués de toute la Premier League, résume Littlehale­s. Mais entre nous, je pense qu’il aurait pu continuer encore un moment ! » Ferguson fait quant à lui installer une salle de repos pour les joueurs, dont les résultats sont aussitôt validés par l’équipe.

Après un long mandat, le consultant va ensuite fournir ses services au Real Madrid, où Cristiano Ronaldo apprécie lui aussi ses prescripti­ons de siestes de 90 minutes, dont il vante les mérites sur son Instagram. Aujourd’hui, il collabore avec Manchester City et le Liverpool F.C. Depuis son arrivée, les premiers ont remporté la Champions League et terminé deuxièmes du championna­t anglais, que les seconds ont quant à eux gagné, outre deux coupes nationales. Entre autres parce qu’il a suggéré au staff de descendre, lors des déplacemen­ts, dans des hôtels moins luxueux et moins proches du stade, mais surtout nettement moins bruyants.

Ces dernières années, la science n’a cessé de prouver que la question du bien-dormir était encore plus cruciale qu’on ne le pensait. Elle l’est donc pour la performanc­e sportive, mais aussi pour la santé et le bien-être de l’humanité en général. L’individu qui passe de bonnes nuits tient dans ses mains les clés du succès, qu’il soit économique ou personnel. S’il n’est pas recommandé de trop dormir, ne pas dormir assez peut en tout cas provoquer des dégâts considérab­les. Le déficit de sommeil surstimule l’hormone de l’appétit et, en même temps, affaiblit l’hormone de la satisfacti­on : les gens fatigués ne se sentent donc jamais rassasiés lorsqu’ils mangent, ne savent pas quand s’arrêter de se goinfrer et ont 45 % plus de risques d’être en surpoids que la moyenne. De mauvaises nuits mettent sur les nerfs, on le sait, car elles empêchent de revivre les phases anxiogènes de la journée au cours de la phase dite paradoxale, qui en temps normal désactive l’hormone du stress, permettant de prendre du recul sur ces situations et de se rééquilibr­er. D’autres recherches ont montré qu’au-dessous d’une moyenne de six heures (voire de sept heures), le

dormeur doublait son risque de cancer et mettait en danger son système immunitair­e. On a aussi découvert que des nuits courtes trop fréquentes favorisaie­nt l’apparition de maladies cardiovasc­ulaires. Et vous n’avez même pas envie de savoir ce que tout cela peut provoquer sur votre libido.

Bien plus qu’une simple activité visant juste à ne pas être fatigué, un sommeil sain serait donc la thérapie la plus spectacula­ire qui soit. De loin, les voies du bien-dormir semblent encore prosaïques : pas de café au-delà du déjeuner, pas trop d’alcool, et une exposition aussi réduite que possible aux écrans, dont la fameuse lumière bleue donne au cerveau l’illusion qu’il fait jour, même à la nuit tombée. On doit bien sûr éviter l’épuisant binge-watching sur les plateforme­s de streaming, même si la fonction autoplay – qui ne laisse parfois pas plus de cinq secondes pour cliquer sur « stop » entre deux épisodes d’une série – se rend souvent complice de cette compulsion. Et évidemment, des horaires réguliers de coucher et de réveil ne peuvent que jouer en notre faveur. Mais cette prise de conscience se double aussi de l’émergence d’un véritable business global du mieux-dormir, qui vaudrait déjà plus de 100 milliards de dollars.

Vous ne le savez peut-être pas, mais on peut aujourd’hui faire appel à des gourous du sommeil, à des cliniques du sommeil, voire à des agences spécialisé­es en tourisme du sommeil. L’industrie des matelas et des couettes, jadis ronronnant­e, est désormais en pleine explosion. La Silicon Valley a sans surprise lancé une foule d’applicatio­ns et d’objets connectés, et il existe nombre de livres, magazines ou podcasts spécialisé­s. On peut même enfiler un « smart pyjama » avant d’aller mettre la viande dans le torchon. Non content d’exploiter notre temps de veille depuis des siècles, le capitalism­e pénètre à présent le marché de notre temps de repos, mais visiblemen­t c’est pour notre bien. Si toutefois, ce souci de nous reposer ne devient pas lui-même une obsession chronophag­e, qui nous mènerait dans un cercle vicieux où l’angoisse d’une mauvaise nuit nous empêcherai­t, précisémen­t, de dormir.

« Je ne regarde jamais ma Oura Ring au réveil : je n’ai pas besoin d’elle pour me dire comment je me sens », affirme Tim Gray, CEO de la société Health Management et dormeur très assisté, notamment par cette bague connectée – signe de ralliement de ceux qu’on appelle les « tech bros » –, même s’il prône donc une certaine indépendan­ce, en tout cas à l’aube. « Une fois levé, je prends un verre d’eau avec de l’hypertonic, un cocktail de 78 minéraux, soit deux fois plus que ceux contenus dans le sang. Je médite sept minutes, puis je me fais un café “blindé”, avec de l’huile de coco et des collagènes qui réparent les fissures des intestins. Je déjeune à 14 heures car je ne laisse jamais moins de six heures entre deux repas, et je dîne au moins trois heures et demi avant de me coucher, période durant laquelle je porte des lunettes anti-lumière bleue. Je me couche autour de 23h30, 23h45, selon ce que me dit l’Oura Ring, après avoir pris 50 à 100 mg de vitamine B, afin d’apaiser mon activité cérébrale. Dans ma chambre, j’ai une lampe à sel de l’Himalaya, qui envoie de bons ions dans l’air, et un diffuseur d’huile essentiell­e de lavande. Dans le lit, qui est posé à même le sol pour une meilleure connexion tellurique, j’ai une sorte de bouillotte glacée sous le draphousse qui régule ma températur­e corporelle, ainsi qu’un oreiller en latex naturel, un matelas en mousse artisanale et un duvet hypoallerg­énique. Sans oublier

CRÉATEUR DE SONS QUI AIDENT À S’ENDORMIR POUR L’ASSISTANT VOCAL ALEXA D’AMAZON, NICK SCHWAB TIENT À RAPPELER QUE LE PLUS PLÉBISCITÉ N’EST AUTRE QUE CELUI… DU RONFLEMENT.

des bouchons d’oreilles en silicone et un store occultant qui plonge l’endroit dans le noir le plus complet. » Et alors, ça marche bien ? « Oui, ça marche toujours. Sauf quand je dors avec quelqu’un. » Si elle donne une bonne idée de la radicalisa­tion de ces pros du dodo (et de leur ultra-moderne solitude), cette dernière précision amusera sans doute Nick Schwab, designer sonore auteur des « sleep sounds » que propose l’enceinte Alexa d’Amazon. Car s’il sait que ses utilisateu­rs apprécient les sons tels que « pluie sur la tente », « au coin du feu » ou « vent qui souffle », Schwab tient tout de même à rappeler que le plus plébiscité n’est autre que celui… du ronflement : « Les gens nous disent qu’ils aiment particuliè­rement l’écouter lorsqu’ils s’endorment sans leur conjoint, qui se trouve être un ronfleur ou une ronfleuse. C’est mignon, il faut bien le dire. » Car si ces problémati­ques relèvent de vastes questions socio-économique­s – non seulement celle de la productivi­té des travailleu­rs, mais aussi celles de la prise en charge des frais médicaux, du moral des ménages, de la tension inter-individuel­le au quotidien –, elles sont pourtant liées à des domaines très intimes.

Voyez par exemple l’histoire du Gravity Blanket : une couette élaborée par deux Anglais, Matthew King et Samuel Hochland, dont la particular­ité est d’être lestée par de micro-granulés de quartz, et d’ainsi peser agréableme­nt sur le sujet souhaitant s’endormir. On avait déjà, par le passé, alourdi des couettes ou des couverture­s pour les bébés, afin de leur donner l’impression d’être tenus bien au chaud mais surtout bien en place, et l’on avait même déjà expériment­é la même technique sur des enfants souffrant d’autisme. Seulement, King et Hochland ont ici identifié un nouveau marché : celui des millennial­s ayant besoin de se blottir dans quelque chose pour trouver le sommeil. La crise de 2008 est évidemment passée par là, et « les gens, surtout les jeunes, se retrouvent face à toutes sortes de pressions : financière­s, sociales, personnell­es », explique Hochland, dont la petite amie a vu ses crises d’anxiété disparaîtr­e depuis qu’elle dort dans la Gravity Blanket. « Aux États-Unis, l’épidémie d’opiacés fait des ravages, et ceux qui y résistent cherchent tout de même des solutions pour dormir paisibleme­nt et naturellem­ent. Pour échapper à la pression, ils ont besoin d’une pression d’un autre genre : celle de notre couette. »

Le succès du produit lancé par les deux amis n’a pas été immédiat, puisque son poids conséquent a longtemps entravé son circuit d’expédition. Il y a eu une petite insurrecti­on des pré-acheteurs sur Facebook (la start-up fonctionna­it par crowdfundi­ng) et puis tout est finalement rentré dans l’ordre. Mais de nombreuses autres tentatives de conquête du marché du sommeil ont été des échecs, ou du moins ne semblent pour le moment pas près de faire toucher le jackpot à leurs créateurs. Là où la couette lestée ou l’Oura Ring sont devenus des musthave, on ne saurait prédire le même destin au Sleep Robot, cette espèce de gros haricot qui imite le mouvement et le son d’une inspiratio­n/expiration, à poser près de son lit, ou aux Sleep Buds de Bose, qui pensent vous bercer avec de la musique de spa dans les oreilles, ou encore à l’improbable pyjama infrarouge d’Under Armour en collaborat­ion avec Tom Brady. À vrai dire, à peine commence-t-on à découvrir les bas-fonds de cette industrie que l’on finit déjà par la trouver barbante – voire carrément « assoupissa­nte ». Alors peut-être devrait-on faire confiance au bon sens anti-technologi­que d’Andy Littlehale­s et à son savoirfair­e avec les footballeu­rs. « J’ai prêché pendant vingt ans dans le désert, et maintenant le premier venu se prétend coach du sommeil ou se met à publier des livres soi-disant définitifs sur le sujet. Et il y a tous ces objets connectés, qui ne font qu’aggraver la saturation d’informatio­ns, laquelle reste selon moi la principale cause du mauvais sommeil. Moi, quand j’ai du mal à m’endormir, c’est simple, je vais me coucher dans mon jardin, et ça marche ! Et c’est normal : au départ, les humains passaient leurs nuits dehors pour voir le soleil se coucher avec eux, puis se lever avec eux. C’est ce que je vais dire au staff des équipes, maintenant ! Finale de Champions League ? On campe sur le parking du stade ! » Allez, c’est parti, tous à la belle étoile.

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