GQ (France)

Plaidoyer pour le retour de la belle langue gastronomi­que, parce que la cuisine doit aussi nourrir l’esprit.

Si les cuistots ont gagné en allure, la langue gastronomi­que s’est, elle, considérab­lement appauvrie. Et ça nous laisse sur notre faim.

- PAR ANDREA PETRINI

Ce numéro comporte un encart abonnement sur la diffusion kiosques France et un encart abonnement sur la diffusion kiosques Suisse (jetés entre les pages 106 et 107), ainsi qu’un catalogue Drugstore Publicis (mis sous film) sur la diffusion kiosques Paris.

DÈS QU’ON ENTEND LE MOT « MIAM », on pense à Harold Bloom. Il fut, jusqu’au 14 octobre dernier, l’un des plus insignes critiques littéraire­s du XXe siècle. Comme Don Quichotte s’attaquant aux moulins à vent, Bloom passa la plupart de son temps à prôner une haute idée de la littératur­e, libérée des contrainte­s de l’éphémère. Blanc, prof émérite à l’université de Yale, probableme­nt hétéro et sûrement un peu réac sur les bords, il eut toute une vie pour se battre contre la novlangue qui fut un temps celle de George Orwell et qui est maintenant aussi la nôtre. Nul ne sait si Harold faisait copaincopa­in avec un autre Bloom, Allan, également prof philosophe et aussi, comme Edward Snowden et Chelsea Manning, lanceur d’alerte. Mais sur sa spécialité : le déclin de la culture générale (dont l’idée même du miam est un symptôme criant). On aurait rejoint le maquis en leur compagnie pour tirer à vue sur les Tartares arrivant au grand galop depuis leur désert langagier.

Au fait, qu’auraient pensé nos deux professeur­s de ce miam ? Est-ce l’équivalent du miam que les mioches débitent en boucle, moins pour signaler leur approbatio­n que pour demander la double ration ? Si tel est le cas, en quoi diffère-t-il du « yummy » qui, compulsion de répétition oblige, est encore à la page dans sa version « yummy yummy » ? La tortilla de grains d’orge que Nicolai Nørregaard, du restaurant Kadeau à Copenhague, cuit à la levure avec des oeufs de cabillaud et que l’on coupe en quartiers comme une pizza de céréales, faut-il la considérer comme un plat yummy-yummy ou plutôt miam-miam ? Depuis quand a-t-on décrété que dire d’un vin qu’il est « glouglou » (t’es chou ?) était plus approprié que de lui souffler à l’oreille « T’es vachement gouleyant, tu sais ? » Et d’ailleurs, laissez tranquille­s les bouteilles, maintenant on les appelle des « quilles ». Pour des gens élevés dans la crainte des cuisiniers gros, sales, méchants, racistes et illettrés (« Termine tes études ou tu finiras comme lui ! »), quel choc de se réveiller un matin en découvrant qu’on a loupé le coche puisque de nos jours les cuistots sont tous barbus, musclés, tatoués et sexy avec leur cockring ?

Au fil des dix dernières années, alors que les chefs faisaient leur miammiam sur Instagram ou se retrouvaie­nt à seriner tous les lundis du mois leur rengaine en playback sur les plateaux de n’importe quel festival culinaire à la ronde, même les cartes des restaurant­s ont changé de nature. Exit les intitulés articulés, l’élégance gidienne des plats d’Alain Chapel ou la titraille proustienn­e (quoique sous acide) de Pierre Gagnaire. Désormais, on se doit d’énoncer un plat en moins de temps qu’il n’en faut pour dégainer un tweet : 140 caractères max, juste l’espace pour trois produits principaux entrecoupé­s de slashs. On regrette alors les temps lointains où la lecture de la carte d’un restaurant était un pur moment d’évasion. Miammiam… on faisait la chasse aux fautes d’orthograph­e, aux accords foireux, aux échalotes avec deux T et aux ris de veau avec un Z et deux tirets. Question : le slash, est-ce vraiment miam-miam ? Et si on reprenait le flambeau des deux Bloom, qui – hélas ! – ont trop vite passé l’arme à gauche. Pas pour jouer aux pisse-froid, mais pour rappeler à la gentille clientèle qu’au restaurant, il peut y avoir, il se doit d’y avoir autre chose dans l’assiette que la culture du même et du mème, du miam, du like, du click et du comfort porn. Autre chose que – avis aux retardatai­res – les signes extérieurs d’une modernité depuis belle lurette périmée. Peut-on faire passer l’info, svp ?

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