GQ (France)

Ladj Ly est notre réalisateu­r de l’année. Il décrypte son cinéma avec Daphné Roulier.

Il a enflammé la Croisette avec Les Misérables, un premier film bouleversa­nt sur les banlieues. Voici notre grand entretien avec un réalisateu­r engagé et enragé.

- PAR DAPHNÉ ROULIER

Sacré à Cannes avec le Prix du jury, récompensé au Festival de Deauville, vendu dans une cinquantai­ne de pays, Les Misérables a aussi été choisi pour représente­r la France aux Oscars. Vous êtes un dangereux pyromane Ladj Ly, vous mettez le feu partout où vous passez...

Je n’en reviens pas moimême ! Il y a à peine un an, on n’était pas sûrs de faire le film, faute de financemen­ts. La version courte des Misérables a beau avoir raflé 40 prix, voyagé dans 150 festivals, été nommé aux César, on a eu du mal à boucler notre tour de table. Certains ont refusé pour ne pas cautionner un film « où des jeunes brûlent des policiers » ! D’autres au prétexte que « c’est le genre de film qui attire la clientèle à casquette ».

Vos producteur­s ont finalement remporté le morceau face à ces pissefroid...

Ils ont bataillé dur et on a fait le film avec moitié moins d’argent que prévu mais ce n’est pas plus mal : ça a décuplé notre énergie et l’envie de tout défoncer !

Vous croyez au destin ?

Bien sûr que j’y crois ! Et c’est assez cohérent : on a bossé dur pour en arriver là, j’avais 17 ans quand j’ai tourné mon premier film, j’en ai aujourd’hui 39, quelque part c’est normal.

On connaîtra la liste définitive des nommés aux Oscars début janvier. Certains ne manqueront pas de parler du « fabuleux destin » de Ladj Ly, natif de Montfermei­l, fils d’un éboueur d’origine malienne. Pourtant, mon petit doigt me dit que vous ne devez rien à l’école de la République et tout au système D...

J’ai quitté l’école à 17 ans. Comme les trois quarts de mes camarades, j’ai été orienté vers un BEP électrotec­hnique. Comme nous sommes clairement voués à être de la main-d’oeuvre, on nous pousse vers les filières profession­nelles. On n’a quasiment aucune chance d’atteindre les grandes écoles. Heureuseme­nt moi, j’avais déjà la chance de faire partie du collectif Kourtrajmé.

Diriez-vous que votre rencontre avec Kim Chapiron au centre aéré a été déterminan­te ?

Oui, sans doute. On a créé ce collectif, ça nous a donné envie de faire des films. C’est d’ailleurs lui qui m’a fait tourner la toute première fois. Il a débarqué dans la cité avec une caméra pourrie, il a fait quelques images et il est reparti. Quand j’ai vu le résultat – Montfermei­l-Les Bosquets –, je suis tombé de haut, ça a été une révélation. Je venais d’arrêter l’école, ça tombait à pic.

Le collectif Kourtrajmé a été aussi créé aux côtés de Romain Gavras et Toumani Sangaré. Vous veniez tout juste de voir La Haine de Mathieu Kassovitz. C’est de là que tout est parti ?

C’était la première fois que l’on voyait un film de banlieue où l’on pouvait s’identifier aux acteurs. En plus, Mathieu habitait juste au-dessus de Kim, on le croisait régulièrem­ent avec Vincent Cassel. Dès le début, ils nous ont soutenus, encouragés, aidés, ça a été le point de départ de cette aventure.

Que reste-t-il de Kourtrajmé ? Une bande de potes ?

Oui et puis on continue à travailler ensemble. On s’échange nos projets, on les lit, on se les valide, c’est même un passage obligé. Kim, Romain, Toumani, Mouloud, tous ont lu le scénario des Misérables, et sans pitié ! J’ai eu des retours tellement durs sur les différente­s versions du film qu’il m’a fallu parfois plusieurs jours pour m’en remettre.

Quelles étaient les critiques récurrente­s ?

Que c’était un film procondés ! T’as le seum, ça fait mal de le dire mais ça m’a vraiment touché, sachant que j’étais plutôt connu pour être le mec anti-policiers. Je me suis dit « ah non, je ne peux pas faire un film pro-flics, je ne prends pas parti » !

Mais c’est tout l’intérêt du film, cette absence de lecture idéologiqu­e des banlieues ! Vous embarquez la caméra côté policiers en vous abstenant de juger...

Pour avoir longtemps filmé les bavures policières dans la cité, on s’attendait à ce que je fasse un film anti-flics. Sauf que l’on a pris tout le monde à revers en choisissan­t de raconter cette histoire du point de vue des policiers et notamment du nouveau qui débarque dans la brigade. C’est un angle intéressan­t qui permet au spectateur de s’identifier et de découvrir un univers qu’il ne connaît pas forcément. Il ne fallait surtout pas tomber dans la caricature. Dans mon film, il n’y a pas d’armes, pas de drogues, pas de rap !

À ce sujet, votre traitement des Frères musulmans peut surprendre. La radicalisa­tion des jeunes des quartiers n’est pas un phénomène neutre, c’est bel et bien une réalité...

Ça existe mais ça reste une minorité. Le traitement de l’Islam, de la religion musulmane et des islamistes dans les médias est très biaisé et surtout fantasmati­que. Dans Les Misérables, la scène avec les « Frères mus’ » qui font la morale aux petits, est sciemment teintée d’ironie. Et puis, je ne condamne ni ne sauve personne.

Ladj Ly, vous êtes passé à la postérité grâce à JR et à cette fameuse photo où l’on vous voit braquer une caméra comme un flingue, photo qui a fait le tour du monde...

Oui, ça fait quinze ans qu’elle voyage de musée en musée. JR, je l’ai rencontré au début des années 2000. Il était fan de Kourtrajmé et s’est retrouvé photograph­e de plateau sur l’un de leurs courts. Il a rejoint le collectif et il est venu shooter dans ma cité. Clac, un cliché, et bam, c’est l’explosion.

Vous l’avez accompagné à Providenci­a, cette favela au Brésil tristement célèbre pour sa criminalit­é...

Nous y sommes restés un mois. Le choc total ! J’avais l’impression d’être dans La Cité de Dieu, entourés de mecs surarmés, avec des liasses de billets partout, c’était lunaire. On s’est retrouvé au milieu d’une fusillade, on a failli y passer. Ces favelas ressemblen­t beaucoup à nos quartiers, sauf pour ce qui est de la violence. La veille de notre arrivée, des gamins de la favela avaient été kidnappés, découpés en morceaux, placés dans des sacs-poubelles et jetés dans la rue, victimes collatéral­es de la guerre des gangs. C’est vous dire le degré de violence. Nous, une fois que notre projet a été accepté par la cheffe du gang, on a eu carte blanche et on a été accueillis à bras ouverts !

Vous, c’est la vie de la cité

que vous avez documentée pendant des années avec une petite caméra toujours en poche, avant de passer au documentai­re. 365 jours à Clichy-Montfermei­l a été l’antichambr­e des Misérables ?

On peut dire ça. J’ai toujours voulu faire de la fiction mais il a fallu que je me fasse la main avant de passer au long. D’ailleurs, Les Misérables s’inspire de faits réels, de la première à la dernière séquence. L’histoire du lionceau, la colère des gitans, tout est vrai.

Mais vous avez démarré devant la caméra...

J’ai joué dans les films de mes potes, puis au cinéma dans Sheitan, le premier long de Kim Chapiron en 2006, aux côtés de Leïla Bekhti et Vincent Cassel. C’était chanmé mais je me suis tout de suite rendu compte que ce n’était pas ce que je voulais faire.

Pourriez-vous dire comme Aïssa Maïga : « J’étais noire avant d’être actrice, presque avant d’être moi. »

Absolument, même si j’ai choisi une autre voie. Un Renoi premier rôle, il n’y en avait pas ou peu. On ne m’a d’ailleurs quasiment rien proposé après et les rares rôles qui se sont présentés, je les ai refusés tellement ils étaient caricatura­ux. D’où la nécessité de monter cette école de cinéma gratuite en Seine-Saint-Denis, ouverte à tous, sans conditions de diplôme ni de limite d’âge.

Cette école est le trait d’union entre deux mondes qui ne se rencontrer­aient jamais autrement...

C’est son ambition et tant mieux si ça marche ! Pour l’instant, les résultats sont plutôt prometteur­s : on a formé 30 jeunes en neuf mois, produit cinq courts-métrages et développé deux longs.

Comment financez-vous cela ?

Avec des bouts de ficelle mais pour le prix d’un court métrage, on a monté une école et produit cinq films ! Presque tout l’argent des Misérables y est passé. Mon frère s’occupe du quotidien de l’école. Ça fait neuf mois qu’on y travaille quasiment tous les jours sans être payés. Mais je pars du principe qu’on est en mission. Je vis toujours à Montfermei­l, c’est mon village.

On a dénombré 578 morts entre 1977 et 2019 en France suite à des interventi­ons policières. D’où peut-être ce sentiment chez les jeunes des quartiers que la police n’est pas seulement le bras armé de l’État, mais qu’elle a droit de vie et de mort sur eux ?

Ça, c’est officiel ! Savez-vous combien de fois je me suis fait contrôler ? Mille fois ! Et quand je dis mille fois, je n’exagère pas. La première fois, j’avais 10 ans. Malheureus­ement, nous n’avons pas la même police que vous. Nous, on a des brigades spéciales mandatées pour maltraiter la population et casser des bouches. Elles ont carte blanche. D’ailleurs, les keufs s’en vantent : « De toute façon, on fait ce qu’on veut.

Si je te mets une balle dans la tête, il ne m’arrivera rien, je suis couvert. » Dans mon film, l’un des policiers hurle : « La loi, c’est moi ! » Et c’est vrai que ça se passe comme ça.

Pour autant, vous n’avez pas voulu faire un film à charge. Dans la cité, les gamins, les policiers, les caïds, les forains, les Frères musulmans, chacun règne sur son bout de territoire mais tout le monde est logé à la même enseigne...

Je tenais à témoigner, pas à prendre parti. Comme je l’ai dit, chacun a ses raisons. Chris, l’un des flics du film, est un connard mais il a aussi une part d’humanité. Les Misérables parle avant tout de la misère sociale, y compris celle des policiers. Les flics évoluent ici, dans ce nid de misère, en étant eux-mêmes très mal payés. Comme nous, ils vivent dans des HLM. Avec le temps, je me suis lié d’amitié avec un policier de la BAC qui vit avec deux cents euros par mois, une fois les factures payées. On est tous dans la même galère.

Vous n’avez jamais songé à déménager ? Vous auriez le sentiment de trahir ?

Il m’est arrivé d’y penser et même de trouver un appart’ ailleurs, mais à chaque fois je reste. J’ai mis mes enfants dans le privé, sur les conseils d’un instit’, car l’un d’entre eux était trop bon pour rester dans le public ! Ça m’a

« Je tenais à témoigner, pas à prendre parti. Le film parle avant tout de la misère sociale, y compris celle des policiers. On est tous dans la même galère. »

rendu fou mais je l’ai fait !

Quel rapport entretenez­vous aujourd’hui avec la police ? Vous vous faites toujours contrôler ?

Moins, mais ça m’arrive. T’es là, t’es posé, tu n’as rien fait, mais on vient, on te plaque contre le mur : l’humiliatio­n totale. Et quand tu finis par en avoir marre, ils portent plainte pour « outrage et rébellion ». La totale. La deuxième fois, t’as du sursis, la troisième, tu finis au trou. Moi, avec ma caméra, j’étais leur bête noire. Dès que je filmais, je finissais en garde à vue. Le cycle infernal : arrestatio­n, perquisiti­on, garde à vue, condamnati­on.

Condamné pour quoi au juste ?

Pour « outrage et rébellion » ! Autant dire pour rien, car dès qu’ils veulent te faire chier, ils te collent un « outrage et rébellion », c’est l’excuse. Et accessoire­ment leur manière d’arrondir leurs fins de mois. Tout le monde le sait, la presse en a même fait un papier. Deux cents euros d’amende par plainte. Et tu n’as aucune chance devant le juge. Même moi, vidéo à l’appui, je n’y coupais pas !

Vous avez quand même réussi à faire condamner des flics à quatre mois avec sursis ! C’est de cette bavure qu’est d’ailleurs né Les Misérables...

Oui, mais c’est la seule ! J’ai diffusé des tonnes de vidéos sur le net avant celle-ci et à chaque fois, je finissais au tribunal. Le jour où j’ai demandé à une juge de visionner la vidéo qui prouvait qu’il n’y avait ni outrage ni rébellion, elle a refusé et m’a collé six mois de prison avec sursis assortis d’une amende. Y’a pas de justice dans ce pays ! Ou si justice il y a, elle est raciste, colonialis­te.

La justice serait-elle aussi partiale que la police ?

La justice ? Mais de quelle justice on parle ? Aujourd’hui, c’est simple, si tu es noir, arabe et que tu viens de la cité, tu n’as aucune chance ! Je me souviens d’une perquisiti­on où les flics ont tout cassé chez moi, et quand je dis tout, c’est tout.

Dans cinq ou dix ans, la diversité va « maquer », dites-vous, le cinéma français. Aujourd’hui, la banlieue est de plus en plus présente sur nos écrans. Pour preuve, Les Sauvages, la série réalisée par Rebecca Zlotowski pour Canal+ avec un casting 100 % issu de la diversité, ou Les Banlieusar­ds sur Netflix... C’est l’arbre qui cache la forêt ou c’est l’amorce d’un changement des mentalités ?

Nettement, une amorce. J’attends des films qu’ils soient à l’image de la population. Cette nouvelle France, elle est bel et bien là, tous ces gamins sont français et il va falloir faire avec. On existe, on a aussi des choses à dire et il serait temps qu’on nous laisse la place. Heureuseme­nt qu’il y a des mecs comme Roschdy Zem, Jamel Debbouze et Omar Sy à qui l’on peut s’identifier. Dans Les Misérables, il y a 70 % de Noirs, 30 % d’Arabes et 10 % de Blancs. On a inversé les pourcentag­es : Jeanne Balibar et Damien Bonnard sont les seuls Blancs avec Alexis Manenti qui est croate.

Vous avez interpellé Emmanuel Macron à Cannes par un déchirant : « Entendez-nous ! » Le président vous a-t-il entendu ? Il a vu votre film ?

Il nous a invités à l’Élysée, mais je lui ai retourné son invitation et lui ai proposé de lui montrer le film aux Bosquets. On attend.

Votre film aurait de quoi le convaincre de ressortir le plan Borloo, rangé au fond de son tiroir...

Dire que le plan banlieue était prêt et que la veille, il l’annule. Quel mépris ! Ça fait trente ans que ça dure, ils n’en ont strictemen­t rien à foutre. Le seul plan de rénovation urbaine dont on a bénéficié ces dernières années, c’est le plan Borloo. Ils ont injecté près d’un milliard d’euros. Résultat : la cité s’est transformé­e, la délinquanc­e a chuté de 60 %. Les solutions existent mais il n’y a pas de volonté politique. C’est triste à dire mais les politiques ne comprennen­t que la violence.

Comme lors des émeutes de 2005 ?

Oui, il a fallu que les banlieues s’embrasent pour qu’elles se fassent entendre. Personne ne s’intéressai­t au mouvement des Gilets jaunes avant que ça ne dérape.

« Mon père était éboueur à la Mairie de Paris et il touchait 30 000 francs de l’époque entre son salaire et les allocs. C’était énorme. J’étais le gâté du ghetto. »

Vous croyez à l’influence du cinéma, à sa capacité à impacter le réel ?

Un peu, forcément. Grâce à Indigènes de Rachid Bouchareb, la France a naturalisé ses derniers tirailleur­s sénégalais. Si mon film pouvait ouvrir le débat, ce serait déjà pas mal.

Vous racontez que vous avez eu une très belle enfance...

Mon père était éboueur à la Mairie de Paris et touchait 30 000 francs de l’époque entre son salaire et les allocs. C’était énorme. Je suis toujours parti en vacances, en colo ou en centre de loisirs, où j’étais le seul Noir. J’ai été le premier de ma bande à porter des vêtements de marque, à avoir la Nintendo et la télé dans la chambre, le premier à 18 ans à avoir ma voiture ! J’étais le gâté du ghetto.

Pour conclure, qu’auriezvous envie de dire à Emmanuel Macron ?

Voyez mon film ! Si cette immersion d’1h40 dans la réalité des banlieues pouvait lui ouvrir les yeux sur ces Français en souffrance, et le pousser à réactiver le plan banlieue, ce serait bien !

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 ??  ?? COIFFURE ET MAQUILLAGE : FREDERIC KEBBABI @ B AGENCY. SUR TOUTES LES PHOTOS : PULL ET PANTALON GIORGIO ARMANI. CHAUSSURES J.M. WESTON.
COIFFURE ET MAQUILLAGE : FREDERIC KEBBABI @ B AGENCY. SUR TOUTES LES PHOTOS : PULL ET PANTALON GIORGIO ARMANI. CHAUSSURES J.M. WESTON.
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