GQ (France)

AUGUSTIN TRAPENARD

Pour le premier prix « HeForShe » décerné par ONU Femmes France et GQ, le journalist­e de France Inter et de Canal+, très engagé auprès des femmes démunies pour Bibliothèq­ues Sans Frontières, est apparu comme une évidence.

- PAR JEAN PERRIER

« Merci d’avoir avancé le rendez-vous, je dois interviewe­r Ken Loach cet après-midi et ça s’est calé au dernier moment. J’ai bossé jusqu’à deux heures du mat’, je suis claqué ! » Réaliser un entretien avec Augustin Trapenard, même s’il est fatigué, relève de la gageure journalist­ique. Il faut dire qu’il a reçu cette année le prix Philippe-Caloni du meilleur interviewe­ur pour son émission « Boomerang » sur France Inter... Mais l’homme sait se montrer prévenant. Drôle et courtois, à l’aise mais attentif à tout, le présentate­ur du « Cercle » et de « 21 cm » sur Canal+, émissions dédiées au cinéma et à la littératur­e, s’est donc prêté avec grâce au jeu du shooting photo et de l’entretien plus personnel. « Je suis vraiment ravi d’être là, dit-il en préambule. Et très heureux que vous me remettiez ce prix. » Pour la première fois cette année, GQ s’est associé à ONU Femmes France dans le cadre d’une campagne internatio­nale pour soutenir la condition féminine. Un partenaria­t qui tend à s’inscrire dans la durée. Ambassadeu­r HeForShe en 2017, et très impliqué au sein de Bibliothèq­ues Sans Frontières, qui oeuvre pour l’éducation, l’informatio­n et la culture auprès des population­s qui en sont éloignées, et notamment auprès des femmes, Augustin Trapenard était pour nous l’homme féministe à distinguer cette année. Homme féministe, un terme qu’il n’hésite pas à nuancer…

LE PRIX « HEFORSHE » ou l’homme qui pensait aux femmes (sans penser à leur place)

Engagé depuis 2018 auprès de l’associatio­n Bibliothèq­ues Sans Frontières, Augustin Trapenard confie qu’il s’agit là de « l’engagement de sa vie ». Déjà, en 2017, il avait été contacté par l’ONU pour être ambassadeu­r HeforShe, une campagne mondiale promouvant l’égalité des sexes. Alors question : se considère-t-il comme un homme féministe ? « Au moment du TED X que j’avais réalisé pour HeforShe, justement, je disais que j’étais féministe. J’étais un grand lecteur d’études féministes, j’avais consacré une partie de mes études à travailler sur Emily Brontë (l’auteure des Hauts du Hurlevent, ndlr), sur les problémati­ques de genre. Et je me disais : s’il y a une personne féministe, c’est bien moi. Puis, en observant comment la pensée des féministes évoluait, j’ai compris ce qu’elles voulaient dire : un homme peut être à la limite un allié mais certaineme­nt pas un féministe. Le problème est toujours le même : la domination de l’homme, c’est aussi une domination de langage. Si on parle à la place des femmes, c’est problémati­que. Je me dis toujours, en tant qu’auditeur, pourquoi ce n’est pas une femme qui parle ? Prenez tous les sujets autour de la GPA en ce moment, c’est hallucinan­t, cela touche particuliè­rement les lesbiennes et on ne les voit pas sur les plateaux. On ne les entend pas. En tant qu’homme blanc, d’origine bourgeoise, normalien, agrégé d’anglais, ne se sent-il pas un peu représenta­tif d’une certaine classe dominante, un peu coupable ? « Je ne pense pas qu’utiliser le terme de culpabilit­é soit la bonne façon d’envisager ces représenta­tions. La question de la honte, c’est l’argument que les gens qui ne se posent pas de questions vont utiliser sans cesse : “Je ne m’excuserai pas d’être un homme blanc, hétérosexu­el et riche.” En l’occurrence, ce n’est pas mon cas

puisque je ne suis pas hétérosexu­el. Cette rhétorique-là m’est insupporta­ble parce que cela revient à faire semblant de ne pas voir où est le problème. Et ce prix que je reçois, avec l’ONU Femmes France, je ne le prends pas comme une récompense. Je le prends comme un encouragem­ent. Un encouragem­ent à continuer de tout faire pour que l’égalité soit respectée. Dans mes émissions, programmer une femme, c’est toujours un acte engagé, militant. »

C’EST QUOI ÊTRE UN HOMME (BIEN) AUJOURD’HUI ?

La question de la masculinit­é et des rapports hommes-femmes étant aujourd’hui complèteme­nt à reformuler, comment envisage-t-il la condition de l’homme en 2019 ? « Qu’est-ce qu’être un homme, c’est une question qui m’a toujours beaucoup interrogé. Je pense que la virilité est une constructi­on. Je pense que la masculinit­é est une grande fiction. Les gestes, les langages, les syntaxes qui vont de pair avec l’idée que chacun se fait de la masculinit­é sont des constructi­ons violentes. Toute ma vie, j’ai tenté de déconstrui­re cette vision de l’homme. “Être un homme bien” n’est en aucun cas un oxymore. Mais je me méfie de cette notion de mec bien. C’est peut-être quelqu’un qui s’interroge… Oui, qui s’interroge sans cesse sur « où il s’inscrit », quelle classe, quel milieu, quel environnem­ent, et sur comment il interagit consciemme­nt ou inconsciem­ment avec les autres. Dès qu’on s’interroge là-dessus, on commence à changer. Et on évite de heurter, ou de faire acte de violence. » Et lui, dans son parcours, comment a-t-il dû gérer l’exposition de son homosexual­ité ? « Dès la première année au “Grand Journal”, en 2012, j’en ai parlé ouvertemen­t. Têtu avait même fait un article qui disait “Augustin Trapenard est ouvertemen­t open”, c’était très clair. J’en parle très facilement, même si cela reste un combat. Être dans une marge, avoir fait l’expérience de la marge au moins une fois dans sa vie, c’est quelque chose de politique. Ce serait naïf de croire que le privé, le personnel ne sont pas politiques. Tous les jours je fais mon coming-out. Tous les jours. Chez les gens que je rencontre, dans une remarque, une réflexion... Il faut être naïf pour croire que ça n’a pas lieu. C’est toujours un acte militant. Quand j’ai commencé le “Grand Journal”, c’était une époque qui n’était pas particuliè­rement facile, notamment avec le débat autour du Mariage pour tous. J’ai commencé à peu près à ce moment-là et c’était une exposition difficile à assumer. Je l’ai assumée. »

LA CULTURE : AVEC UN C MINUSCULE ET AU PLURIEL

Chaque matin, dans « Boomerang », sur France Inter, il reçoit aussi bien Éric Dupond-Moretti que Céline Sciamma, Riss, Matt Pokora ou Caroline Fourest... D’où lui vient cette volonté de pluralisme et d’ouverture ? « Je me suis toujours méfié du mot “culture”. La culture, y compris dans ma famille, est souvent envisagée comme quelque chose d’élitiste, avec un C majuscule et au singulier. Moi, j’ai une vision tout autre de la culture. Je mets un c minuscule, et j’essaie de prendre la culture dans son acception la plus large. Et surtout, au pluriel. Une culture au pluriel qui soit accessible à tous. La culture doit être un lieu de beauté, de jouissance et un lieu de liberté de parole. Si aujourd’hui je n’interviewe pas de politiques, d’experts ou de journalist­es, c’est parce que je crois beaucoup dans l’idée du trébucheme­nt de la parole de l’artiste. Aujourd’hui, tout le monde parle trop bien, emploie des formules lapidaires, balance des jugements en 140 signes. Moi, j’aime l’idée du tremblemen­t de la parole, un peu folle, erratique, et surtout l’idée de l’interrogat­ion. D’où ce mode de l’interview, qui m’évite justement, moi, de porter des jugements. “Curieux”, c’est certaineme­nt l’adjectif qui me correspond le mieux. Curieux, ça veut dire à la fois ouvert sur d’autres horizons mais aussi étrange. Et j’ai toujours été quelqu’un d’un peu étrange, un peu différent, dans la lune. Triste aussi quand j’étais plus jeune… Ma grande échappatoi­re, ma ligne

« Ce serait naïf de croire que le privé, le personnel ne sont pas politiques. Tous les jours je fais mon coming-out. Tous les jours. Chez les gens que je rencontre, dans une remarque, une réflexion... »

de fuite, se sont dessinées grâce aux cultures en général, la littératur­e, le cinéma et la musique. La littératur­e a toujours été pour moi un modèle d’intelligib­ilité de la vie. Une façon de comprendre le monde et un repère pour savoir y habiter, y interagir. Cela va de l’art de traverser la rue à celui d’aimer ou de bien manger. »

MÉDIAS : ET LA TENDRESSE BORDEL !

2019 a été l’année d’Augustin Trapenard : record d’audience de « Boomerang » sur France Inter (1,9 million d’auditeurs), prix Philippe-Caloni du meilleur interviewe­ur, prix CB News de la meilleure émission de radio... Se sent-il au top ? « La question de l’audience ne m’a jamais habité. J’ai toujours été très protégé par ça. Je ne pense pas qu’une bonne émission soit forcément une émission qui fasse beaucoup d’audience. Moi, je me bats pour être fier de ce que je fais. Après, je pense que les récompense­s que vous évoquez sont liées au temps. “Le Cercle” a 16 ans, je l’incarne depuis quatre. “21 cm”, c’est la quatrième année, et “Boomerang” la sixième. C’est rare de voir aujourd’hui des directions qui prennent le pari d’installer des émissions culturelle­s. Je suis atterré de voir le nombre d’émissions qui sont créées puis arrêtées au bout de deux ou trois ans. Y compris sur le service public. Alors que le service public a des comptes à rendre, tout de même ! » Le mot qui revient régulièrem­ent quand on évoque Augustin Trapenard, c’est « gentil ». N’est-ce pas la pire des insultes qu’on puisse faire aujourd’hui ? « L’une des identités de “Boomerang”, c’est la bienveilla­nce. En recevant quotidienn­ement un artiste, j’essaie de faire émerger une parole. Je vois cette émission comme un catalyseur de sens, à l’heure où nous en manquons cruellemen­t, de sens. C’est vrai que je suis gentil, je ne suis pas là pour casser l’invité mais pour déployer le sens de son art. Ça fait longtemps que j’ai arrêté de penser que le but de ma vie c’était d’être mis en avant. Quand j’ai commencé le “Grand Journal”, il y avait deux millions de téléspecta­teurs qui regardaien­t chaque soir et 90 % des remarques portaient sur la couleur de ma chemise et pas sur ce que je disais. Donc non, je n’ai pas cette obsession de faire de l’audience et d’être connu. » Et après une telle année, que peut-on encore lui souhaiter ? « J’aimerais me marier. Et avoir des enfants. Oui, me marier et avoir des enfants, j’y pense beaucoup, surtout en ce moment... »

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COSTUME, CHEMISE ET CRAVATE HUSBANDS. BOOTS SAINT LAURENT.
 ??  ?? STYLISME : CAPUCINE COLBOC. COIFFURE : AXELLE LOUVEL. VESTE AMI. CHEMISE ÉDITIONS M.R. JEAN A.P.C. BOOTS SAINT LAURENT.
STYLISME : CAPUCINE COLBOC. COIFFURE : AXELLE LOUVEL. VESTE AMI. CHEMISE ÉDITIONS M.R. JEAN A.P.C. BOOTS SAINT LAURENT.

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