DU CORPS À L’OUVRAGE
Au coeur de notre série mode ce mois-ci, un mannequin hors normes. Depuis sa fuite de la Syrie en 2015, Ahmad Kontar a vu sa vie basculer. Arrivé en France, il est repéré dans la rue par un directeur de casting et enchaîne depuis défilés et shootings. Pour ce numéro spécial de GQ, le jeune homme de 28 ans a posé avec sa bande. Un seul mot d’ordre : la fantaisie.
Ahmad a cette silhouette ciselée, puissante. Quand il marche, il danse toujours un peu. Ce mois-ci, il incarne notre série mode avec sa bande. De jeunes Syriens dispersés à travers l’Europe : Aseel, Nouras, Mazen, Loris, et sa soeur jumelle Sara. Il a récemment fait plusieurs couvertures de magazines, et a défilé pour les marques GmBH ou Jacquemus. Il connaît un succès fulgurant. Il y a quelques années, il n’aurait jamais pu concevoir tout cela : il fuyait la Syrie à pieds. De décembre 2015 à février 2016, Ahmad et Sara ont traversé sept pays, de la Turquie en passant par l’Allemagne, ils ont un bombardement. « C’était irréel. Elle m’a appelé, et n’arrêtait pas de me répéter qu’elle allait peut-être mourir, mais que tout allait bien. En Syrie, on déplace des cadavres, et on continue à vivre. La guerre a une dimension tellement absurde que l’on ne peut rien en soutirer de rationnel. » Alors il a fallu partir. Leur mère, psychanalyste, a demandé le droit d’asile. Ils l’ont rejointe : laissant leur père, architecte, dans leur ville baptisée Soueïda. Quand il en parle, tout est trouble : le passé, dit-il, reste présent. Le temps est quelque chose que l’on maîtrise peu quand on est déraciné. Depuis qu’il est en France, le jeune homme de 23 ans trouve que « tout va vite, comme dormi sous des tentes, dans la rue, avant d’arriver en France. Ils sont réfugiés. Un mot qu’il a du mal à appréhender : il le trouve réducteur, il ne fait pas honneur à son pays ni a lui-même, il dilue son identité. « Le mot réfugié ne définit pas un individu. C’est un état temporaire, que tout le monde peut expérimenter. Cela devrait être vecteur de solidarité. » Ahmad a été repéré dans la rue, à Paris, par un directeur de casting. « Je ne savais même pas que cela existait », s’amuse-t-il. Il se souvient de son premier défilé de mode : « C’était étrange d’être scruté par la presse et les influenceurs. Je sentais les mêmes regards en accéléré » : il a l’impression que la pellicule file et ne s’arrête jamais, il n’en ressort que des bribes. Il a du mal à digérer le passé, le présent semble « irréel », et le futur, impalpable. « Je ne sais jamais où je serai demain », glisse t-il. Aujourd’hui, toutefois, il s’assume et ne craint plus les regards. La France l’a sauvé, il l’aime bien. « Elle s’enracine dans ma personnalité, si je devais partir cela me ferait mal, comme si on m’ôtait un membre », dit-il avec son français impeccable, érudit. Il a appris à le parler en quatre mois : « Je suis comme ça, je deviens obsédé par les choses. J’ai appris la danse de la même façon, je me levais la nuit pour répéter. » Il continue que ces curieux qui s’amassaient derrière des barrières pour venir nous observer, quand on traversait les frontières. Ils me mettaient mal à l’aise. » Il ne comprend pas la pitié, ni cette propension à s’appesantir sur sa condition. « Les gens disent que ma vie est dingue mais je ne sais pas ce que ça veut dire, je n’ai pas de comparaison possible. »
Pour lui, l’être humain s’habitue à tout : « Avant de quitter mon pays, je n’avais pas conscience que nous vivions dans la misère. » En Syrie, les hommes s’habituent même à la guerre. Il raconte ce qui a provoqué leur départ : sa soeur Sara, qui étudiait à Damas, a échappé à à faire des études de STAPS à Amiens, où il vit avec sa famille, pour être kiné. Il danse depuis ses 14 ans : il croit en la guérison par le corps. Même si son esprit ingère en un éclair, c’est finalement le physique qui l’a sauvé : « Quand je suis arrivé, je ne parlais pas un mot. Mais je me suis rendu au centre d’art le Centquatre-Paris, et j’ai commencé à danser avec des Français qui faisaient du freestyle là-bas. C’est cette passion partagée qui a permis d’établir un dialogue. La danse, au fond, ça a été mes premiers pas dans l’insertion. » La force du corps et du langage. Derrière la pose, Ahmad Kontar nous assène quelques vérités.