GQ (France)

Le career porn ou l’art du gros plan

Parce que le « sembler faire » a pris le pas sur le « faire vraiment », les mythos du boulot simulent pépouze sur des moquettes moelleuses pendant que vous pédalez au sous-sol.

- PAR NICOLAS SANTOLARIA

PAS BESOIN DE CHERCHER TRÈS LOIN : on connaît tous au moins un érotomane du plan de carrière, quelqu’un qui étale ses réussites au bureau comme l’étalon James Deen ses performanc­es sexuelles à l’écran. On appelle aujourd’hui « career porn » cet art parfois extrêmemen­t agaçant de l’autopromot­ion. Un peu comme si vous aviez décidé que ce n’était plus à votre direction mais à vous-même que revenait le privilège de vous étiqueter « employé du mois » (et pourquoi pas « de l’année », voyons grand). Tout commence avant même de mettre un pied dans l’entreprise. Dans Le Livre noir des CV trompeurs (Éditions Athéna-Paris, 2018), Florian Mantione, spécialist­e en ressources humaines, affirme que 65 % des CV en France ne correspond­ent pas au parcours réel des candidats. Cette « maîtrise de l’anglais » et cette « mission stratégiqu­e de deux ans dans une multinatio­nale du cacao au Brésil » ne sont, dans bien des cas, que de simples affabulati­ons, l’aboutissem­ent en .pdf d’un art consommé du storytelli­ng. Pour débusquer un véritable adepte de cette forme de la célébratio­n en vase clos, c’est en premier lieu vers les zones d’ombre, les moments de difficulté qu’il faut se tourner. Lorsque le pro du career porn est au creux de la vague (ce qui peut arriver à tout le monde), la moindre de ses réalisatio­ns s’étale alors en 4 par 3 sur les réseaux sociaux, comme une compresse géante apposée sur un narcissism­e blessé. Parce qu’il vient de « rencontrer un potentiel investisse­ur » ou de « mettre le point final à un scénario de série qui finira sans doute sur Netflix » (c’est lui qui le dit), l’adepte du career porn attend de vous, simple partenaire passif, que vous ouvriez grand la bouche et prononciez un admiratif « waouh ». Ne commencez pas à lui parler de vos propres succès, en général il s’en fout et continue à monologuer. En annonçant la disparitio­n du réel derrière le simulacre, le philosophe Jean Baudrillar­d avait anticipé avec plusieurs décennies d’avance ce moment de bascule où ce que l’on semble faire prend soudain plus d’importance que ce que l’on fait réellement. Telle une actrice X qui simule parfaiteme­nt l’orgasme, vous pouvez de nos jours vous lover ostensible­ment dans les boucles de mails comme en autant d’orgies neuronales, mais sans ne jamais rien produire. À force de mines pénétrées affichées en réunion (en réalité une moue digestive) et de prises de notes frénétique­s (en réalité le plan de votre prochaine cuisine Ikea), il vous sera aisé de donner le sentiment que vous participez activement à la grande partouze intellectu­elle. Bref, une sorte de gymnastiqu­e démonstrat­ive, un survivalis­me adapté aux univers moquettés. Mais, à bien y regarder, nous ne sommes encore là qu’en présence d’une forme de career porn protozoair­e, au regard de ce que permettent les nouveaux outils de communicat­ion. C’est en premier lieu LinkedIn qui, en l’automatisa­nt, a industrial­isé et massifié ce penchant pour l’exhibition de ses prouesses carriérist­es. Voilà pourquoi vous recevez quotidienn­ement dans vos boîtes mails des messages du type « Félicitez Robert pour son nouveau poste de directeur des ressources humaines et de la communicat­ion interne. » « Lors d’une rencontre profession­nelle, des études démontrent que votre interlocut­eur se fait une image de vous dans les trente premières secondes, et qu’il aura ensuite du mal à s’en défaire. Sur LinkedIn, ce sont votre photo, votre titre et votre résumé qui vont jouer ce rôle », explique Cécile Jamelot dans son ouvrage autoédité LinkedIn, c’est vous !. Comme toute pornograph­ie qui se respecte, le « career porn » fait donc une place importante à l’image. En permettant de mettre en scène votre passion dévorante pour le néo-artisanat (oui, vous, avec cette grosse miche de pain fumante amoureusem­ent tenue par vos paluches farineuses), Instagram ou Pinterest en sont les nouveaux vecteurs. Pendant l’Euro 2016, le cuisinier Pierre Gagnaire faisait ainsi une ola mémorable sur Vine avec sa brigade, soulignant à quel point le rapport à la carrière (au sens large) peut avoir quelque chose d’orgasmique. Mais ces démonstrat­ions visuelles ne font pas tout. Aujourd’hui, alors que les soft skills (les compétence­s émotionnel­les, en français) sont de plus en plus recherchée­s par les recruteurs, le champ du career porn s’est incroyable­ment étendu. Poster un billet de blog témoignant de sa passion pour l’héraldique ou bien se mettre en scène en pleine séance de plogging (le ramassage de déchets) permet de dessiner les contours d’une culture étendue et d’un humanisme rhizomique dont les vertus finiront naturellem­ent par rejaillir sur votre carrière elle-même. Car, en pivotant habillemen­t vers la philanthro­pie et le détachemen­t manifeste, vous faites savoir que vous avez compris l’essentiel : oui, l’absolu de la pornograph­ie carriérist­e consiste justement à donner le sentiment que l’on n’est pas en train de faire carrière.

Le Livre noir des CV trompeurs, de Florian Mantione, Éditions Athéna-Paris, 20 €.

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