GQ (France)

REPORTAGE

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Plongée en plein coeur de Tokyo et de la folie vintage.

Environ 10 000 followers sur Instagram. À l’échelle des influenceu­rs de mode, ce n’est pas grand-chose ; pour un cadre comptable de 50 ans, marié, avec deux enfants, c’est étonnant. Suivi par des fans de ses choix stylistiqu­es, Dai Sekiguchi poste quotidienn­ement sur ce qui le passionne depuis l’adolescenc­e : les vêtements vintage. Une veste en tweed, un Levi’s des années 1980, un bleu de travail en moleskine des années 1950, un chino Lee des années 1960... Initié par son père, le Japonais a une collection conséquent­e à laquelle il avoue dédier 50 000 yens par mois (soit plus de 400 euros). « Je n’ai pas d’autre loisir, tout mon argent passe là-dedans, confiet-il dans un café, à la sortie de son travail. Quand j’achète, je me demande toujours : est-ce que c’est la première fois que je vois ce style ou ce vêtement ? J’ai envie de m’habiller différemme­nt des autres. » C’est le gérant d’une boutique de vintage emblématiq­ue de Tokyo qui lui a conseillé de créer son compte Instagram : Yutaka Fujihara de Berberjin. Dans son magasin, ouvert en 1998 dans le quartier branché de Harajuku, les passionnés viennent dénicher la fine fleur du vintage américain. Les initiés, eux, s’empressent de rejoindre le sous-sol, réputé pour être la caverne d’Ali Baba des fanatiques du jean... au niveau mondial, rien que ça. « Au Japon, la passion du vintage a pris son essor à la fin des années 1970. De nombreuses boutiques ont ouvert, les acheteurs sillonnaie­nt les États-Unis pour trouver des jeans, des costumes d’ouvriers, des baskets... Et comme nous sommes jusqu’auboutiste­s, on a fini par tellement approfondi­r nos connaissan­ces que notre culture du vintage attire désormais les profession­nels de la mode du monde entier. Chez Berberjin, nous recevons par exemple les équipes de Ralph Lauren mais aussi Kim Jones, le directeur artistique des collection­s masculines de Dior », affirme Yutaka Fujihara. Un savoir-chercher volontiers reconnu par ses confrères des autres pays qui s’en amusent (et s’en agacent sûrement aussi un peu) : ils ont beau se lever tôt pour débarquer les premiers aux

Puces et sur les marchés, ils finissent toujours par voir un Japonais arrivé avant eux ! Et quand Hedi Slimane a remis le jean patte d’éph’ au goût du jour chez Celine, une bonne partie des modèles vintage avait déjà été exfiltrée au Japon.

LE CULTE DU 501

Nous avons acquis une certaine connaissan­ce de la mode américaine, de l’histoire, des détails... Par exemple, aux États-Unis, tout ce qui est usé est considéré comme vintage alors que nous faisons une différence entre les vêtements d’avant 1970 et ceux produits à partir des années 1980, mais aussi entre vintage et « furugi » (qu’on pourrait traduire par fripe, ndlr) », détaille Michihiko Kurihara qui passe la moitié de son temps aux ÉtatsUnis pour alimenter son showroom de vintage très prisé des directeurs artistique­s du luxe. D’ailleurs, The 501 XX (World Photo Press, 2015), l’ouvrage qui fait référence à l’histoire des Levi’s XX, ces

modèles de 501 produits entre 1890 et 1966, est signé par... un Japonais : Yutaka Fujihara, celui-là même qui officie chez Berberjin. Ironie de l’histoire : l’ouvrage est devenu vintage puisqu’il est épuisé et se revend jusqu’à quatre fois son prix ! C’est une bible d’infos qui permet de dater une pièce : l’arrivée des deux poches à l’arrière en 1901, l’intronisat­ion de la double couture avec les nouvelles machines à coudre en 1915, la création des passants pour la ceinture en 1922...

L’AMÉRICANIS­ATION DES ESPRITS

Yutaka Fujihara est incollable sur le sujet puisque son métier, c’est de traquer les jeans les plus rares, comme ce modèle qu’il sort religieuse­ment du comptoir : un 501 XX de 1915 déniché dans une mine de charbon aux États-Unis et en vente à 3,5 millions de yens (près de 29 000 d’euros). « De la même manière que certains collection­neurs de voitures achètent des automobile­s anciennes qu’ils ne conduiront jamais, il y a des clients qui voudront ce genre de pièces dans leur collection sans jamais les porter. » Noriaki Moriguchi, directeur mode de l’édition japonaise de GQ, acquiesce : adepte du vintage depuis deux ans et client régulier de Berberjin, il a notamment acheté ici un jean à plus d’un million et demi de yens (soit plus de 12 000 d’euros). Pas sûr qu’il prenne le métro avec, même celui nickel de Tokyo... Alors comment expliquer une telle passion pour le seconde main ? Tous évoquent la même envie d’être unique, comme si le vêtement permettait de se distinguer dans une société uniformisé­e. « Avant les années 1980, les Japonais n’avaient pas envie de porter des vêtements usés mais les passionnés de mode ont commencé à revendre leur garde-robe pour pouvoir la renouveler. Et petit à petit, le vintage a séduit car il offre de l’authentici­té, une confection de qualité et une histoire », estime W. David Marx. Dans son ouvrage Ametora : how Japan saved American Style (Basic Books, 2015), l’Américain qui vit au Japon depuis 2003 raconte pourquoi le pays du Soleil-Levant s’est particuliè­rement entiché du vestiaire américain. « Suite à l’occupation américaine après la Seconde Guerre mondiale, explique-t-il, il y a eu une américanis­ation de la société japonaise et donc une appétence pour le lifestyle des États-Unis. » D’où l’importatio­n de jeans, de sweats et de T-shirts d’université, de polos Ralph Lauren, de baskets Converse... De quoi se concocter une silhouette Ivy League, née sur le campus des grandes université­s de la côte Est et popularisé­e par des figures comme Paul Newman et John Fitzgerald Kennedy. Un style vestimenta­ire qui fait l’objet d’un véritable culte au Japon. « Les Américains réalisent seulement maintenant le potentiel de leur héritage vestimenta­ire mais les Japonais ont déjà tout raflé », constate W. David Marx. Le coin de prédilecti­on des chineurs ? Un stade d’athlétisme de Pasadena en Californie

où se déroule le premier dimanche de chaque mois la messe du vintage : l’immense marché aux puces de Rose Bowl. 2 500 vendeurs, plus de 20 000 acheteurs, profession­nels mais aussi des particulie­rs. « J’y vais depuis vingt ans, deux fois par an si possible. Les pros débarquent à 5 heures du matin pour trouver les meilleures pièces, moi, j’arrive vers 8 heures. C’est vraiment l’endroit idéal pour trouver des vêtements différents et pas chers, explique Kentaro Shishido, fan du seconde main. J’achète autant du sportswear que des marques outdoor. S’habiller avec du vintage, cela permet d’être unique. » C’est toujours cette envie de se différenci­er qui a poussé Hitoshi Uchida à s’intéresser au vintage. Il en a fait son métier, et possède aujourd’hui Jantiques, l’une des boutiques les plus respectées au monde. « Cela fait trente ans que je travaille dans ce domaine et selon moi, les Japonais en sont les plus grands consommate­urs, affirme-t-il. Je voyage six fois dans l’année pour trouver des pièces. Ce que je cherche ? Des choses que je n’ai jamais vues de ma vie, comme ce sac de couchage transformé en doudoune, déniché en Angleterre. Quand j’ai débuté, mon ancien patron m’a conseillé : “Ne parle à personne des endroits où tu achètes, même pas à ta propre famille !” »

FRENCH TOUCH

Face à une offre devenue pléthoriqu­e, certains préfèrent se focaliser sur un domaine en particulie­r. Takashi Abe, cadre pour la marque de mode Beams, s’est entiché, lui, du bandana : « Quand j’étais au lycée, la mode était au “amekaji”, contractio­n d’american casual. J’ai débuté avec les bandanas car c’était le moins cher et à l’époque, personne ne s’y intéressai­t. » À 43 ans, il a accumulé une sacrée collection qu’il sort méticuleus­ement de sa valise à roulettes : plus de 1 500 pièces de tous les motifs, de toutes les couleurs, dont des modèles indigo qui datent d’avant 1930. « Vous voyez ce bandana bleu à pois blancs de la marque Fast Color ? Sur le côté, on voit un éléphant, c’est le logo. Quand sa trompe pointe vers le haut, la pièce date des années 1930, si elle est dirigée vers le bas, c’est années 1950. » Il confie n’en porter qu’une dizaine, les autres sont soigneusem­ent rangés chez lui et prêtés parfois pour des exposition­s, comme récemment dans une galerie du quartier tokyoïte de Nakameguro. « La première chose que je fais en me réveillant ? Surfer sur eBay, et j’y retourne plus de cinq fois dans la journée. » Cette véritable passion, pour ne pas dire obsession, a aussi donné naissance à quelques nouveaux business. « Ce sont les Français qui les premiers ont reproduit des pièces d’archives avec un effet vieilli, notamment Chevignon et Et Vous, estime W. David Marx. Les Japonais ont repris cette idée en créant des pièces nouvelles confection­nées avec des techniques traditionn­elles, comme ces mailles réalisées avec des machines à coudre circulaire­s. » Kinji Teramoto en a fait son métier. En plus de sa collection de vêtements vintage, plus de 6 000 pièces de manteaux d’officiers, vestes de travail et autres doudounes, il possède également de nombreux magazines anciens, dont un stock de Vogue américains d’avant la Seconde Guerre mondiale, et des tonnes de documents d’époque qui détaillent les silhouette­s d’antan. Avec son américain gouailleur, rythmé par le bruitage d’un chewing-gum (assez rare au Japon pour être signalé !), il raconte comment il a eu le nez de racheter certaines marques d’outre-Atlantique qui avaient cessé de produire. « J’ai retrouvé le fondateur des doudounes Rocky Mountain Featherbed et j’ai obtenu le nom en 2005, puis relancé la production. Le marché japonais est aujourd’hui le numéro 1. » Dans la boutique à deux pas de son bureau, lesdites doudounes, sans manches et avec

“La première chose que je fais en me réveillant ? Surfer sur eBay.” Takashi Abe, fan de vintage

empiècemen­ts en cuir, sont vendues dans un décor américain qui fait parfaiteme­nt illusion. En parallèle, il a lancé Anatomica, une ligne masculine dont le design s’inspire de sa collection, une veste en mouton, un manteau d’officier russe...

DES PARKAS À LA OASIS

Chez nous, les hommes sont plus intéressés par les histoires derrière les vêtements que les femmes, d’où l’intérêt par exemple pour les vestiaires militaires. Ma période favorite ? L’Amérique des années 1960 et 1970, une époque où les vêtements du quotidien étaient confection­nés de façon artisanale alors que la notion n’existait pas encore vraiment. » Dans un autre genre, Naoki Moriyama puise, lui, dans le vintage pour concevoir les vêtements de sa marque féminine 77Circa. Il coupe, il détaille, il démembre certaines pièces pour les recomposer et en changer les proportion­s. « Le vintage est devenu populaire car il n’était pas cher et permettait de s’habiller différemme­nt, remarque-t-il. Aujourd’hui, le tri est pointu, la sélection plus qualitativ­e et on compte plus de boutiques. Si on cherche du vintage américain, on se rend vite compte que la meilleure sélection est au Japon ! » Et avec le temps, les vestiaires d’autres pays ont fait leur apparition. L’Angleterre par exemple, dont Keisuke Baba a fait son terrain de prédilecti­on, d’abord en tant que styliste puis comme propriétai­re de la boutique Council Flat 1 dans Shibuya. Sur les portants : ce qui est à vendre, et accrochée au plafond, sa collection personnell­e de blousons de cuir Lewis Leathers, de parkas militaires et de maillots de foot qui ne sont pas à sa taille mais qu’il ne céderait pour rien au monde. « Aujourd’hui, les plus jeunes affectionn­ent les années 1990 avec des icônes comme les groupes anglais Oasis et Blur. » Et de reconnaîtr­e lui aussi la culture pointue des clients : « Les Japonais ont un caractère très sérieux qui s’illustre aussi dans la mode. Donc souvent, ils connaissen­t mieux l’histoire des vêtements que les propriétai­res des boutiques... » Une véritable obsession on vous dit !

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Yutaka Fujihara, gérant de la boutique Berberjin.
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Le créateur Naoki Moriyama et le spécialist­e du vintage Michihiko Kurihara.
Hitoshi Uchida, propriétai­re de Jantiques.
Kinji Teramoto dans sa boutique Rocky Mountain Featherbed.
Takashi Abe devant la boutique Santa Monica. Le créateur Naoki Moriyama et le spécialist­e du vintage Michihiko Kurihara. Hitoshi Uchida, propriétai­re de Jantiques. Kinji Teramoto dans sa boutique Rocky Mountain Featherbed.
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Chez Berberjin.
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Chez Santa Monica.
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Dai Sekiguchi, comptable et fan de mode vintage.
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Keisuke Baba, dans sa boutique Council Flat 1.
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Coucou Keisuke Baba !

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