The Strokes ou l’éternel retour du rock.
Vingt ans après leurs débuts, les Strokes présentent dans les jours à venir The New Abnormal, leur nouvel et excellent album qui esquisse un possible futur à ce bon vieux rock’n’roll.
SSUR LE TROTTOIR DE L’OLYMPIA, deux jeunes filles s’échangent une bouteille de rosé bon marché. En cette soirée du 18 février à Paris, une petite foule de branchés se presse devant la salle de concert, beaucoup de trentenaires, quelques quadras et une poignée de quinquas rigolards. Et deux étudiantes donc, Clara et Cécile, 23 et 24 ans, qui patientent en se la collant gentiment. « En fait, on se demandait justement à quoi ressemblerait le public, et si on serait les plus jeunes », répond la première à notre question légèrement provocatrice concernant leur âge. « On a connu les Strokes il y a une dizaine d’années et nous sommes restées fans, reprend Cécile, même si on est un peu les seules à encore écouter ce groupe parmi nos potes... » Les places étaient pourtant rares pour ce concert surprise, annoncé seulement une semaine auparavant : lors de l’ouverture de la vente des billets sur Internet, environ 13000 personnes étaient connectées et le tirage au sort fit beaucoup de déçus. Le jour même, le groupe avait annoncé la sortie de The New Abnormal, leur sixième album (hors EP). Et dès le lendemain, ils filaient jouer à Londres, où, là encore, les tickets s’étaient arrachés en quelques minutes. Oui, les Strokes sont de retour, et il y a encore des gens que ça intéresse.
Petit flashback pour nos lecteurs issus de la génération Z. À l’orée des années 2000 – soit à peu près au moment de leur naissance –, une bande de post-ados mal dégrossis et volontiers castagneurs commence à faire parler d’elle dans les rues de New York (lire le recueil d’articles et de photos The Strokes, The First Ten Years, chez Lesser Gods, 2017). Alors que les jeunes dansent sur de l’électro et de la techno en club ou en rave, cinq dandys arrogants crachent un rock teigneux dans les salles cra-cra du CBGB, Bowery Ballroom, ou Don Hill’s. À contrecourant total de l’époque, ils se gavent au son du Velvet Underground, Television, The Modern Lovers, Ramones, les groupes cultes des années 1960-1970. Leur look est à l’avenant : jeans serrés et costumes cintrés, Converse déglinguées, cuirs élimés... Dans cette ère néo-digitale, technophile, et dans le New York propret et assagi du maire Rudy Giuliani, ça jure un peu. Cependant, il s’agit là de cinq garçons bien nés, ayant fréquenté les belles écoles de l’Upper West Side : le chanteur Julian Casablancas n’est autre que le fils du fondateur de l’agence de mannequins Elite et le guitariste Albert Hammond Jr. est, comme son nom l’indique, le fils du chanteur britannique des années 1970.
TRADITION ET MODERNITÉ
Début 2001, le groupe sort un EP de trois titres, The Modern Age, qui fait l’effet d’une petite bombe sonore des deux côtés de l’Atlantique. La presse s’affole, le NME, célèbre journal musical anglais, suit l’affaire de près, et les maisons de disques s’arrachent les cheveux pour les faire venir sur leur label. Les Strokes signent alors l’un des plus gros contrats de l’histoire du rock avec Rough Trade Records en Europe et RCA aux États-Unis. L’album Is This It sort en Europe le 27 août 2001. Petite merveille de power-pop et de garage mélodique, quelque part entre le Velvet et Nirvana, le disque tourne en boucle dans toutes les soirées, et le grand public découvre la mine de Droopy sous MD du chanteur/songwriter Julian Casablancas (dans le New York Magazine, l’écrivain Jay McInerney évoque lui « un presque Rimbaud, avec le visage poupon d’un garçon biberonné à l’absinthe »). Mais voilà, à peine le disque sorti, les tours jumelles s’effondrent sous le regard hébété du monde entier. Alors que New York se relève, en pleine résilience, les Strokes (dont le nom veut dire à la fois « coup » et « caresse ») offrent à leur ville des chansons pleines de rage contenue et de tristesse vindicative. Le succès est fulgurant et les critiques dithyrambiques. Le rock est (déjà) de retour, même si quelques grincheux évoquent un boys band de gosses de riches monté de toutes pièces : « À cette époque, le rock n’est plus un genre contestataire, il a changé de classe sociale et éclate plutôt chez les privilégiés », explique Pierre Mikaïloff, critique chez Rock & Folk, et auteur du Dictionnaire raisonné du punk (Scali, 2007). La suite est connue : les groupes en « The » pullulent (The White Stripes, The Hives, The Kills...), le single « Last Night » résonne à chaque fête, et les « kids » rebranchent les guitares un peu partout dans le monde. Au cours des années 2000 et 2010, le groupe sort plusieurs albums d’excellente facture jusqu’au décevant Comedown Machine (2013). Il faut dire que chaque membre a dû lutter contre certains démons : l’alcool pour Casablancas, l’héroïne pour Hammond Jr., une rupture avec Drew Barrymore pour le batteur Fabrizio Moretti... Les liens entre eux se distendent et chacun tente des échappées en lançant des projets parallèles. Julian Casablancas, leader ultra-exigeant, prend lui la tangente avec le génial groupe The Voidz, exotique et contestataire, pour le coup. À l’intérieur de l’Olympia, ça gronde. Le groupe se fait attendre et, dès son arrivée sur scène, une énergie électrique se diffuse à travers le public. Dans la pénombre rougeoyante, les cinq membres enchaînent sur un tempo déchaîné certains des plus gros hits de leur répertoire (« Someday », « Reptilia », « Juicebox »...). Sur le fameux « Last Night », le sol de la fosse tremble sous les sauts des spectateurs aux anges. Loin de leur
première tournée en France en 2002, où ils apparaissaient sur scène en poseurs mutiques et statiques, les Strokes s’amusent aujourd’hui avec leur statut de rock stars, Nick Valensi et Hammond Jr. jouant les guitar heroes dos à dos, Casablancas évoquant son amour pour Paris et son sens de l’observation politique : « Vous avez connu pas mal de manifs ces derniers temps, n’est-ce pas ? » Quelques semaines plus tôt, les Strokes avaient d’ailleurs joué à New York en soutien à la candidature de Bernie Sanders. En in, conscients que l’attente autour de leur album est bien réelle, les Strokes jouent aussi deux inédits : « Bad Decisions » et « The Adults Are Talking ». Et justement, il vaut quoi, le nouvel album des Strokes ? Émouvant et très ambivalent, ce pourrait bien être leur dernier, ou celui qui marque leur renaissance. Entre tradition et modernité, le disque alterne morceaux pop et sautillants comme à leurs débuts (« Why Are Sundays So Depressing ») et titres beaucoup plus dark (« Not The Same Anymore »). Casablancas, au sommet vocalement, semble à la fois tourné vers l’avenir (« I want new friends ! » chante-t-il sur « Brooklyn Bridge To Chorus ») et flingué par la nostalgie (le titre « Ode to The Mets », où il célèbre justement ses vieux potes d’adolescence). Surtout, The New Abnormal est la catharsis idéale pour notre époque désenchantée, où le sentiment que la in du monde n’a jamais été aussi proche atteint toutes les sphères de la société. Près de vingt ans après le 11-Septembre, le terrorisme menace toujours, sans compter l’urgence climatique et sanitaire... The New Abnormal est donc un album crépusculaire, à l’ironie grinçante, comme quand Casablancas hurle sa propre frustration existentielle sur « Eternal Summer » : « Life is such a funny journey ! » C’est aussi le disque d’un groupe que l’on pourrait croire passé à côté de son destin : « Ils ne sont jamais devenus les méga-stars qu’ils auraient pu être, précise Pierre Mikaïloff. Peut-être que la promesse de Is This It était-elle tout simplement trop lourde à porter... Mais ils suscitent toujours autant de passion auprès d’une niche de fans fervents. Et surtout, Casablancas écrit des chansons pour qu’elles marquent l’histoire. Et c’est le cas. » Finalement, c’est la trajectoire d’un groupe anti-système qui n’y a jamais vraiment cru. Déjà très mé iants vis-à-vis de l’industrie musicale, les Strokes avaient refusé à leurs débuts une miri ique somme d’argent pour jouer dans une pub Gap, ainsi qu’un énorme show sur MTV. Aujourd’hui, les membres ont la petite quarantaine et la lucidité médiatique toujours bien chevillée aux Converse. Dupe de rien, sur « At the Door », morceau électro ultra-texturé où les nappes de synthés viennent se superposer, Casablancas chante : « We’ve lost this game so many times before... » Pourtant, à l’heure où la pop music et le rap tiennent le haut du pavé mainstream, les Strokes ne semblent pas être restés « à la porte » de l’histoire. Et avec The New Abnormal, il se pourrait même qu’ils parviennent à recon igurer les futures lignes d’un genre, le rock, qui n’en init plus de mourir.