GQ (France)

LE GRAND ENTRETIEN AVEC LEÏLA SLIMANI : « IL VAUT TOUJOURS MIEUX PARIER SUR L’INTELLIGEN­CE DU LECTEUR. »

- PAR DAPHNÉ ROULIER_PHOTOGRAPH­IES MARION BERRIN

Elle a bousculé le monde littéraire dès son premier livre en racontant l’addiction sexuelle au féminin, décroché le Goncourt avec Chanson douce, et incarne la francophon­ie à l’invitation de Macron. Alors que Le Pays des autres, son roman familial, vient de sortir, Leïla Slimani, femme libre avant tout, nous parle de ses luttes et de ses espoirs, de la justice et de la dignité, et de son démon : le « trop ».

LLe Pays des autres vient de paraître. Que ressent un prix Goncourt attendu au tournant et toujours persuadé, je vous cite, d’être « une imposture » ?

De la nervosité et de l’excitation mêlées. J’ai toujours l’impression d’être dans l’imposture et que les gens vont finir par le découvrir.

Ce Goncourt vous impose-t-il une quelconque obligation de résultat vis-à-vis des lecteurs et à l’égard de vous-même ? Est-ce une pression supplément­aire ?

Pas vraiment. Je viens d’une famille obsédée par le travail. Mes parents avaient en horreur la complaisan­ce. C’est un mot que j’ai entendu très tôt : ne pas se complaire, ne pas se plaindre, ne pas se victimiser. Il fallait avancer et se montrer combatif. Le Goncourt m’a surtout apporté de la liberté et la possibilit­é de vivre de ma plume. Nous sommes très peu à avoir cette chance, alors je dirais plutôt que ça m’oblige. C’est un cadeau dont j’essaye d’être à la hauteur.

Vous l’êtes avec ce grand roman, premier volet d’une trilogie familiale qui court sur soixante ans dans laquelle vous racontez l’histoire de votre grand-mère alsacienne qui

épousera un spahi (un cavalier des corps auxiliaire­s indigènes de l’armée française en Afrique du Nord, ndlr),

au sortir de la guerre avant de le suivre au Maroc. Vous racontez son arrivée à Meknès, le choc des cultures, sa difficulté à s’adapter, le racisme des colons, le machisme de la société marocaine, le mépris colonial, aussi, sur fond de lutte pour l’indépendan­ce. Passer par la fiction pure, avec vos deux premiers livres, avant le roman des origines, était une nécessité ?

Oui, absolument. J’ai d’emblée voulu montrer qu’on pouvait être née à Rabat, au Maghreb, et avoir accès au monde entier. J’ai voulu raconter une histoire à laquelle n’importe qui pouvait s’identifier, c’est toute la magie de la littératur­e. Enfant, je lisais des romans où les personnage­s ne me ressemblai­ent pas, ce qui ne m’a pas empêchée de m’identifier à eux. Aujourd’hui, on s’imagine qu’il faut toujours parler de soi ou au nom de sa communauté, qu’elle soit religieuse, sexuelle ou raciale. Je crois au contraire que ce qui nous enrichit, c’est de découvrir à travers les livres ou l’art en général que l’on peut être quelqu’un d’autre mais que, malgré nos différence­s, la permanence des émotions subsiste.

Ce livre n’échappe pas à la violence inhérente à vos romans. C’est même une généalogie de la violence : coloniale, politique, machiste, intime…

Le couple est le premier foyer de la violence. On décrit souvent la maison comme un refuge où l’on viendrait se reposer des turbulence­s de l’extérieur. Or c’est là que s’exercent les premières et les pires violences : entre adultes, contre les enfants, contre les domestique­s. J’ai toujours eu envie de raconter cela et ce romanci n’y échappe pas, d’autant moins que j’aborde une époque particuliè­rement violente : celle de la guerre – la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’indépendan­ce, la guerre des femmes, aussi, pour exister. Je tenais à raconter cela du point de vue des femmes, qui sont les grandes oubliées de cette époque alors qu’elles étaient doublement victimes, à cause de leur sexe et à cause de leur statut de colonisées.

Votre grand-mère ne se sentait appartenir à aucun pays, d’où le titre du roman. Vousmême, vous ne vous vivez ni complèteme­nt marocaine ni vraiment française. Un peu comme l’arbre du livre, mi-citron mi-orange ?

J’ai toujours eu le sentiment que je ne pouvais pas me targuer d’être française, et donc parler en tant que telle, pas plus que je ne pouvais me revendique­r pleinement marocaine. J’ai toujours été un peu extérieure, dans une

position d’observatio­n. Mais c’est souvent le cas des écrivains.

Vous racontez l’enfance de votre mère, faites d’insultes et de moqueries. Vous avez reçu ses cicatrices en héritage ?

C’est seulement quand j’ai commencé à interroger ma mère et les femmes de sa génération que j’ai mesuré les humiliatio­ns subies. Enfant d’un couple mixte, son cas était d’autant plus extraordin­aire que c’était son père qui était indigène, et non sa mère, ma grand-mère, qui elle était française. L’idée qu’une Blanche puisse s’accoupler avec un indigène était extrêmemen­t mal vue. J’ai réalisé ce que cela pouvait être d’assister à l’humiliatio­n de ses parents, l’une des choses les plus terribles qui soient, notamment pour une enfant qui n’en comprend pas les enjeux mais la subit.

Vous avez vous-même vécu l’humiliatio­n judiciaire de votre père, faussement accusé dans un scandale de corruption…

C’est exact, même si je ne me suis jamais sentie humiliée car mes parents étaient incroyable­ment forts et d’une telle dignité qu’ils n’ont jamais donné le sentiment de subir. Je sentais que j’étais victime d’une injustice, mais je vivais dans un pays où l’humiliatio­n, c’est autre chose : la pauvreté, l’absence d’éducation... J’aurais trouvé indécent d’assimiler ma situation à cela.

Est-ce pour poursuivre le combat féministe de votre mère que vous avez publié une longue enquête sur la vie sexuelle au Maroc, quitte à vous attirer les foudres du royaume ?

Ma mère était très féministe. Sa génération s’est beaucoup battue pour le droit au divorce, le droit de garde, le droit au travail, et contre la répudiatio­n ou la polygamie. Mais les questions liées à la sexualité étaient taboues. Ma propre mère a été surprise par cette enquête, elle s’est sans doute dit que j’allais susciter des remous.

Ça n’a pas manqué…

Mais ça m’a aussi valu une tonne de messages positifs. Ça me touche plus de recueillir des témoignage­s de femmes qui racontent leurs avortement­s clandestin­s ou leurs difficulté­s à vivre librement leur sexualité au Maroc que les invectives de gens enfermés dans leur bureau parisien qui me traitent de vendue à je-ne-saisquoi ou qui ! J’ignore d’où ils parlent et quels intérêts ils servent, d’ailleurs je m’en fous.

Vous avez échappé à la fatwa, contrairem­ent à votre ami et romancier algérien Kamel Daoud, mais pas aux menaces. Les évoquer, c’est leur accorder trop d’importance ?

Que cherchent les terroriste­s ? À vous faire peur et à ce que vous viviez cette peur au quotidien. Moi, je suis optimiste par conviction politique, je suis optimiste pour leur dire que je les emmerde. J’ai peur mais je ne le leur dirai jamais car l’admettre, c’est baisser la tête.

Dans vos deux premiers romans, vos personnage­s mentent ou se mentent, la question de la dissimulat­ion est omniprésen­te. Ce n’est pas un hasard…

J’ai grandi dans un pays où le mensonge est un sport que l’on vous inculque dès le plus jeune âge. Il faut mentir pour survivre, a fortiori quand on est une fille. J’ai grandi entourée d’amis homosexuel­s, j’ai donc su très tôt qu’il ne fallait jamais retirer son masque social. En même temps, j’étais révoltée par ce double discours. Avec l’âge, j’ai compris qu’on est tous obligés d’évoluer derrière un masque et que ça pouvait être intéressan­t de le raconter, de l’explorer sans colère ni vindicte mais plutôt avec une certaine tendresse.

De masque social, il en est beaucoup question dans Chanson douce, roman qui évoque le charme inavouable de la domesticit­é, la violence des rapports de classe, l’antagonism­e social qui sourd derrière l’idéal et le confort bourgeois. Diriez-vous que vous avez écrit un livre marxiste ?

Marx définit la bourgeoisi­e capitalist­e comme celle qui « noie les rapports humains dans les eaux froides du contrat », et c’est exactement cela, la domesticit­é. On vous fait un contrat, on met en place des règles, on vous paye, on vous respecte, on est des gens bien, tout est clair et net, mais tout ceci est un mensonge parce qu’en réalité, rien n’est plus ambigu. À la différence d’un job en entreprise, le travail de nounou se fait dans l’intime, derrière les murs d’un appartemen­t avec, au centre, des enfants. C’est quand même le seul contrat de travail qui vous paie pour aimer. Les prostituée­s sont rémunérées en échange de leur corps. Là, vous donnez de l’argent contre des sentiments. Oui, en effet, c’est un roman un peu marxiste. Dans son dernier essai, Les Luttes de classes en France au XXIe siècle,

l’historien Emmanuel Todd nous prédit donc le retour de ces luttes, et surtout un choc frontal dont on n’a pas idée…

Je pense plutôt que cela ne s’est jamais arrêté. Il suffit d’aller au Brésil, en Inde ou dans les pays du Maghreb pour s’en rendre compte.

Les Misérables de Ladj Ly montre très bien cette société de la ségrégatio­n jusqu’ici assez feutrée, du moins en apparence… jusqu’aux Gilets jaunes.

Quand j’ai découvert, à mon arrivée en France, la réalité des banlieues secouées par des émeutes tous les dix ans, je me suis demandé comment il était possible de prétendre que tout allait bien. Je ne sais pas si c’est feutré ou si c’est une forme d’aveuglemen­t face à ces accès de fièvre récurrents. La crise écologique, la raréfactio­n des ressources, les questionne­ments autour du féminisme et des minorités nourrissen­t aussi la lutte

“QUE CHERCHENT LES TERRORISTE­S ? À VOUS FAIRE PEUR ET À CE QUE VOUS VIVIEZ CETTE PEUR AU QUOTIDIEN. MOI, JE SUIS OPTIMISTE PAR CONVICTION POLITIQUE, JE SUIS OPTIMISTE POUR LEUR DIRE QUE JE LES EMMERDE.”

des classes, c’est ce que les Américains appellent « l’intersecti­onalité » : toutes les inégalités se croisent. Je reviens de New Delhi où j’ai rencontré des étudiants qui me disaient vouloir partir, non pas pour trouver du travail mais... pour respirer un air pur ! Là-bas, la pollution leur fait perdre dix ans d’espérance de vie. De nouvelles sources d’inégalités vont émerger et iront nourrir autre chose que les différence­s de classes.

Vous avez l’oreille d’Emmanuel Macron, qui vous a nommée conseillèr­e sur la francophon­ie après vous avoir proposé la rue de Valois. Comment fait-on pour être la tête de gondole de la langue française dans le monde et à la fois en désaccord avec la politique migratoire du gouverneme­nt ?

Mais on peut vivre en étant en désaccord ! Je m’engueule avec mon mari, il y a des tas de sujets sur lesquels on diffère, mais ça ne nous empêche pas de nous aimer et d’élever nos enfants dans le respect de valeurs communes. À travers la francophon­ie, je défends l’idée que l’on puisse venir du Maghreb et parler français sans qu’il faille s’en excuser. Je ne pense pas que, nous les Maghrébins, nous ayons une seule langue, une seule culture, une seule religion. J’essaie de défendre cette diversité de part et d’autre de la Méditerran­ée, et je partage cela avec Emmanuel Macron qui a initié un travail important sur la mémoire de la colonisati­on. Du reste, je suis atterrée par la façon dont les hommes politiques parlent des migrants, cette façon condescend­ante de les réifier alors que ces réfugiés vivent des situations terribles. Et que dire de tous ces dirigeants de pays africains qui laissent leur jeunesse crever de faim, partir et mourir en Méditerran­ée et à qui on ne demande jamais de compte ? Je comprends la révolte de ces jeunes vis-à-vis de leurs dirigeants comme de l’Europe.

C’est merveilleu­x de voir enfin cette indignatio­n monter au Maghreb depuis dix ans. Moi, ça me galvanise. C’est triste d’assister à la déconfitur­e de l’Europe et de voir à quel point elle est coupée de ses frontières au sud, à quel point elle ignore ce sud qui a pourtant énormément à lui apprendre. Aujourd’hui, c’est au Maghreb que l’on écrit le plus le mot « liberté ».

Chanson douce aborde la question de la maternité et de la difficulté de concilier enfant et travail. Vous-même avez mis du temps à devenir égoïste sans culpabilis­er ?

Oui, et ça a été la plus grande libération de ma vie. J’en ai eu marre de me sentir constammen­t déchirée entre mes enfants et mon travail. Je n’ai pas le sentiment que durant les trois mille ans où les hommes étaient pères et menaient une carrière, ils soient allés au travail la boule au ventre tous les jours en se disant : « Mon Dieu, que je suis un mauvais père ! » Alors pourquoi moi je me dirais ça ? J’ai expliqué à mes enfants que j’aimais mon travail, j’ai laissé une vraie place à mon mari et nous sommes sortis de la vision sacralisée de la mère dans laquelle je m’étais moi-même enfermée.

Vous avez renversé l’équation, déconstrui­t les stéréotype­s : votre mari a pris une année sabbatique pour s’occuper des enfants.

Il m’a énormément soutenue mais ça a été un long chemin, je ressentais constammen­t le besoin de lui faire plaisir, ainsi qu’à ma mère. Et puis l’écriture n’est pas un travail comme les autres, vous travaillez le samedi, le dimanche, pendant les vacances, et en même temps c’est très abstrait, vous vous enfermez dans une pièce pour lire toute la journée ou n’écrire parfois que trois phrases et vous culpabilis­ez de laisser vos enfants pour si peu ! Mais vous vous rappelez que c’est votre vie et qu’il va falloir qu’eux aussi s’adaptent.

Il a beaucoup été question en cette dernière rentrée littéraire du Consenteme­nt de Vanessa Springora, qui raconte comment elle a été séduite par Gabriel Matzneff à l’âge de 13 ans et la relation sous emprise qui s’en est suivie. Pourquoi un témoignage fait-il entendre la transgress­ion et non les écrits de l’auteur incriminé ?

Je ne connaissai­s pas Gabriel Matzneff, je me suis donc plongée dans ses écrits et franchemen­t, l’artiste ne sauve pas l’homme, c’est le moins que l’on puisse dire. Car en plus d’être un criminel, c’est un artiste médiocre, c’en est même assez stupéfiant.

Comment expliquez-vous qu’un amateur de nymphettes prépubères et de prostituti­on infantile ait bénéficié d’une telle complaisan­ce ? Son statut d’écrivain valait impunité ?

Honnêtemen­t, je ne me l’explique pas d’autant qu’apparemmen­t, il ne serait pas le seul. Certains se sont vantés de l’avoir accompagné à Manille. J’imagine que cet entre-soi masculin prenait cela à la légère. Ça mettait du piquant dans les dîners en ville. J’y vois une forme d’indécence, une terrible désinvoltu­re et un réel désintérêt pour l’autre.

Plusieurs éditeurs, dont Gallimard, ont retiré ses livres de la vente, notamment Les Moins de 16 ans. Était-ce la réponse la plus adéquate ?

Je comprends la décision d’Antoine Gallimard. La forme du journal dicte ce choix. Gabriel Matzneff relatait sa vie et se vantait de choses qui sont des crimes. Sans compter qu’il parle de femmes qui ont encore aujourd’hui à subir ces écrits. Mais il faut rester vigilant. Si on commence à retirer des livres de la vente, demain, on pourra retirer le journal d’André Gide ou les ouvrages de Paul Bowles. Allons-nous commencer à confondre l’artiste et l’homme ? Un artiste se juge selon des critères artistique­s, un homme se juge devant les tribunaux. Qu’on le veuille ou non, un très grand artiste restera toujours un très grand artiste. Voyage au bout de la nuit est un chef-d’oeuvre. L’homme qui a écrit ce livre était un criminel et il a été condamné. Mais on ne peut pas juger le chef-d’oeuvre d’un auteur à l’aune de ses crimes ni des condamnati­ons prononcées à son encontre.

Vanessa Springora aurait préféré que ces livres, plutôt que censurés, soient encadrés par un avertissem­ent au lecteur…

Il vaut toujours mieux parier sur l’intelligen­ce du lecteur, du spectateur et de tous ceux qui entrent d’une manière ou d’une autre en contact avec une oeuvre. Il faut juste l’accompagne­r d’un appareil critique pour la replacer dans son contexte.

Est-on en train d’assister, avec Le Consenteme­nt de Springora ou Pardon d’Eve Ensler, à la naissance d’un #MeToo littéraire ?

Je ne suis pas sûre. Aucune histoire n’éclabousse le monde de l’édition, or il y en a sûrement, comme partout où il y a du pouvoir et des enjeux de reconnaiss­ance. L’édition est un monde feutré où tout le monde a des intérêts à défendre. Je serais curieuse de voir quel sera le premier domino qui fera tomber tous les autres.

Avez-vous malgré tout le sentiment, comme Adèle Haenel, qu’il faut être puissante pour sortir du bois sans être saquée par ses pairs ?

Oui mais ça me pose un problème. Son témoignage m’a bouleversé­e, c’est une femme d’une intelligen­ce aiguë capable de mettre des mots magnifique­s sur ses émotions. Mais si on va au bout de son raisonneme­nt, il faut aussi être puissante pour décider d’utiliser les médias plutôt que le droit. Moi, je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça. L’État de droit sera toujours le meilleur allié des femmes. Notre premier combat, c’est d’obtenir les mêmes droits que les hommes et de pouvoir leur dire non pas « tu es un salaud » mais « tu es un criminel », « ce que tu as fait est un crime et l’État est de mon côté ». Au Maroc, une femme violée ne peut pas saisir la justice car c’est à elle que la justice demandera des comptes. Il faut donc recourir à la loi, se l’approprier et ne pas en avoir peur.

La grande question post #MeToo, c’est le silence assourdiss­ant des hommes. On a beau tendre l’oreille, on ne les entend pas. Mis à part l’historien Ivan Jablonka et ses Hommes justes ou l’écrivain Christophe Tison qui donne une voix à la Lolita de Nabokov dans Le Journal de L, les hommes se manifesten­t peu ou pas, comme si cela ne les concernait pas…

“J’AI COMMENCÉ À ÉCRIRE POUR SAUVER LES GENS, POUR DIRE QU’ON N’EST JAMAIS QU’UNE PUTE OU QU’UN SALAUD. C’EST CELA, ÊTRE UN ÉCRIVAIN : SE BATTRE CONTRE CEUX QUI PASSENT LEUR TEMPS À DÉCONSIDÉR­ER LES AUTRES.”

Je dirais plutôt qu’ils sont complèteme­nt sonnés, dans un état de sidération, et que ce n’est pas si facile, notamment pour les hommes de ma génération, élevés dans une certaine idée de la virilité. Ils réalisent que c’est ringard et n’ont pas les nouveaux codes qu’auront nos enfants. Mais je vois beaucoup plus d’hommes parler de ça, changer, s’occuper de leurs enfants, partager les tâches, supporter la carrière de leur femme, se mettre en retrait, observer leurs épouses, leurs soeurs, leurs amies et prendre conscience de ce qu’elles ont traversé. Le miroir qu’on leur tend est terrible. Ils réalisent qu’ils ont forcément des potes qui ont agressé une fille verbalemen­t ou physiqueme­nt, profité d’une situation, abusé de leur pouvoir ou de leur position. J’ai beaucoup d’amies qui ont été agressées, j’en connais certaines qui ont été violées, autant dire que le violeur est un homme banal. C’est mille fois plus enthousias­mant d’être une femme aujourd’hui, on a tout à conquérir, même si la prochaine révolution viendra du masculin, qu’il va falloir redéfinir.

Vanity Fair vous a classée deuxième parmi les cent personnali­tés les plus influentes au monde, le New Yorker vous a consacré plusieurs pages, vous êtes rentrée dans le classement des dix meilleurs livres de l’année du New York Times, le Guardian vous tient pour l’incarnatio­n de l’élégance parisienne. Leïla Slimani, la Française du futur, métissée et multilingu­e ?

Tout cela fait très plaisir à ma mère mais je ne sais pas très bien qui est cette personne-là. Dans la vraie vie, j’essaie de fumer moins de cinq cigarettes avant midi, d’écrire mes mille signes, de prendre ma douche à 14 heures et de ne pas rester en pyjama jusqu’au retour de mon fils de l’école. J’ai des combats à la fois très simples et très complexes, je ne me vois pas du tout comme une icône glamour. Au quotidien, cette vie parallèle ne me permet pas non plus de lutter contre mes démons.

Quels sont-ils ?

Mes démons, je dirai que c’est le « trop ». Trop aimer en étant tout aussi capable de trop détester, trop soif de solitude et à la fois de lumière, de silence tout en étant obsédée par les mots. Mon plus gros démon, c’est la peur de l’ennui, de la trivialité, c’est aspirer à une « existence +++ » et en même temps rechercher une simplicité qui frise l’austérité. Je vis au creux de ces contradict­ions permanente­s.

J’ai le sentiment que si vous êtes devenue l’un des auteurs francophon­es les plus lus dans le monde, c’est pour faire honte à ceux qui ont humilié votre père…

C’est sûr que j’écris pour me venger, d’ailleurs j’accorde une énorme place à la vengeance. Mais il ne s’agit pas seulement de venger mon nom ou mon père. À l’école, j’avais déjà le sentiment d’être incomprise par mes camarades alors j’en rajoutais, je parlais trop, j’occupais l’espace. À l’adolescenc­e, les jugements hâtifs me rendaient dingue, c’était d’une grande violence et d’une profonde injustice. C’est comme ça que j’ai commencé à écrire, pour sauver les gens, pour dire qu’on n’est jamais qu’une pute ou qu’un salaud. C’est cela, être un écrivain : se battre contre ceux qui passent leur temps à déconsidér­er les autres.

Vous donnez voix aux sans-voix. Pourrait-on dire en somme que votre littératur­e est celle de la dignité ?

C’est le mot que j’aime le plus au monde, celui qu’on m’a le plus répété : sois digne. Il faut être digne de ce que l’on a reçu, digne face à l’adversité, et il faut surtout avoir de la considérat­ion pour la dignité des autres. J’ai toujours vu mes parents garder la tête haute. La dignité est bien sûr au coeur de mon travail.

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