Reportage dans les coulisses des Masters de golf d’Augusta, un lieu aussi sacré que factice où la petite balle blanche n’y est finalement peut-être pas l’enjeu principal.
Ce mois-ci se tient en Géorgie la 84e édition des Masters de golf d’Augusta. Reportage dans les coulisses de ce lieu aussi sacré que factice, où la petite balle blanche n’y est finalement peut-être pas l’enjeu principal.
Sous le golf d’Augusta se cache un vaste réseau de tuyaux et de ventilateurs mécaniques qui irriguent et aèrent les greens. Baptisé « SubAir System », il a été développé dans les années 1990 par le superviseur général du terrain, Marsh Benson, afin d’atténuer l’influence de la météo dans cet environnement qui n’est qu’un fragile fac-similé de la nature. L’Augusta National, son nom complet, est le parcours de golf le plus exclusif au monde et son gazon est le mieux entretenu de toute l’histoire du gazon – sa fermeté a maintes fois été louée. Les joueurs professionnels qui arrivent sur place chaque mois d’avril pour participer au tournoi des Masters, qui fait toute la réputation du club, savent qu’ils vont jouer sur des greens durs et rapides. En 1994, le commentateur Gary McCord a fait cette blague à l’antenne de CBS, la chaîne qui diffuse la compétition depuis soixante-trois ans : « Ils ne passent pas la tondeuse, ici ; ils mettent de la crème dépilatoire. » Il a aussitôt été licencié. Il est aujourd’hui un peu moins périlleux d’évoquer l’extrême artifice qui caractérise Augusta : on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit d’un environnement entièrement factice, d’un fantasme des années 1950, d’un plateau de télé à ciel ouvert et hautement sophistiqué. L’illusion tiendrait à toutes sortes de détails selon les connaisseurs, mais aucune hypothèse n’a jamais été confirmée – le club a le goût du secret. Il semble néanmoins avéré que les parties les moins vives des greens sont souvent repeintes en vert à la main, et que l’eau des étangs est colorée en bleu. Et parce que les azalées semblent toujours fleurir pile au moment où démarre le tournoi, certains soupçonnent les horticulteurs du club de faire congeler les bourgeons bien avant le début de la compétition pour les ressortir au moment opportun, ou d’échanger certains bourgeons précoces contre des spécimens plus coopératifs. Les épines de pin sont importées, les pommes de pin bannies, et la faune est étrangement absente : ici, personne n’a jamais croisé d’écureuil ou d’oiseau. En 2000, un ornithologue qui regardait une retransmission d’Augusta de chez lui a constaté que les chants entendus à l’antenne provenaient d’espèces absentes dans la région, au point qu’on se demande s’ils n’étaient pas diffusés par de petits haut-parleurs cachés dans les feuillages. On a souvent comparé Augusta à Oz. Déjà parce qu’il s’agit en effet d’une sorte de monde chimérique en Technicolor, planté en plein milieu de l’Amérique ordinaire. Sur Washington Road, la principale route qui
LE PRÉSIDENT DU CONSEIL REFUSE INVARIABLEMENT DE RÉPONDRE AUX QUESTIONS SUR LES AFFAIRES DU CLUB, PUISQUE, COMME LEUR NOM L’INDIQUE, CE SONT « LES AFFAIRES DU CLUB ».
mène au club, on ne trouve que quelques fast-foods tristes, des magasins d’articles de piscine et une poignée d’hôtels bon marché (hors période des Masters). Mais une fois passé le détecteur de métaux et le scanneur à badges, on entre soudain dans un royaume au décor étincelant, où il est interdit de courir, de parler trop fort ou d’exprimer sa joie lorsque l’adversaire de son joueur favori rate son coup. J’arrive un lundi après-midi, la veille de l’ouverture du tournoi, alors que l’endroit est balayé par une série d’orages. Je me réfugie aussitôt dans le bâtiment réservé à la presse, une « méga-mansion » à colonnades dont le style copie assez mal celui des luxueuses demeures sudistes d’avant la guerre de Sécession. Cet espace presse aux allures de palace n’est en activité que dix jours par an, durant lesquels tout est fait pour chouchouter les journalistes et leur ôter l’envie d’aller sur le parcours et de mettre leur nez là où ils ne devraient pas. Tout porteur d’une accréditation dispose d’une station de travail avec plaque en cuivre à son nom, fauteuil pivotant en cuir et deux écrans d’ordinateur où trouver les images du tournoi en temps réel et des statistiques en tous genres. Sont également mis à disposition des studios de radio et de télévision, des vestiaires et des casiers, et même un restaurant gratuit qui sert des omelettes préparées minute au petit-déjeuner, des repas orgiaques au déjeuner, et tout un choix de bières locales, de fromages artisanaux, de viandes séchées (les jerkies, typiques du Sud américain, ndt), de sandwichs garnis de pimento cheese ou de potato salad... Le club contrôle tout, des contenus sonores et visuels utilisables par la presse aux moindres faits et gestes des journalistes, puisque chaque badge d’accréditation est incrusté d’une puce RFID, cette technologie qui transmet des informations à distance.
Le lendemain du déluge, le parcours est encore fermé. Nous partons au club-house en compagnie de John Carr, magnat irlandais du pétrole et membre du club. Lors du tournoi, ceux qu’on appelle les « green jackets », leur veste – obligatoire – étant verte, doivent impérativement se rendre disponibles à quiconque les sollicitera. Les fondateurs de la confrérie ont décidé, dès les premières années, que chacun de ses membres devait pouvoir venir en aide aux spectateurs qui en auraient besoin. La liste des approximativement trois cents membres est tenue secrète ; les rares individus à avoir osé en parler ont été frappés d’omerta. Mais paradoxalement, au cours de l’événement, ces personnalités mystère s’affichent un peu partout avec leur veste au revers de laquelle est épinglé un badge nominatif : on croise ainsi Roger Goodell, président de la National Football League, Rex Tillerson, ancien PDG d’ExxonMobil et ex-secrétaire d’État de Donald Trump, ou encore Sam Nunn, sénateur démocrate de la Géorgie durant plus de deux décennies. John Carr me précède au clubhouse, où il croise d’autres green jackets occupés à déguster des viandes grillées puis disparaît de ma vue. Comme je ne me sens pas tout à fait le bienvenu, je pousse la première porte que je vois. Elle s’ouvre sur un patio qui lui-même donne sur le premier trou, à une trentaine de mètres. Entre les deux trône un énorme chêne de 5 ou 6 mètres de circonférence dont les impressionnants branchages forment une canopée sous laquelle des personnes s’abritent du soleil. J’ai en face de moi le fameux « arbre d’Augusta », une zone interdite au public mais où discutent, à l’ombre, membres, managers, agents, journalistes, joueurs, ex-joueurs, caddies et autres VIP. « Tout le gratin du golf se retrouve sous ce chêne », résume Jerry Tarde, le rédacteur en chef du magazine Golf Digest, présent à Augusta pour la quarantième année consécutive. Un gratin prestigieux, mais qui feint de faire profil bas. La direction est exclusivement incarnée par son président du conseil, lequel est élu pour une durée indéterminée au cours de laquelle il est la seule personne autorisée à s’exprimer au sujet des Masters. Il refuse invariablement de répondre aux questions sur les affaires du club, arguant que ce sont, comme leur nom l’indique, « les affaires du club ». Le National n’a rien d’une entreprise à but non lucratif, mais nul ne connaît son chiffre d’affaires ni son capital : on imagine juste qu’il ne doit pas être négligeable si on observe la qualité de l’entretien du parcours, l’amélioration constante de l’infrastructure technique ou les différents investissements immobiliers effectués par le comité de direction. On sait qu’aucun membre n’empoche le moindre sou mais vu l’aura sportive et culturelle de l’événement, on peut s’amuser de sa discrétion de façade. Ses membres comptant parmi les figures les plus cruciales de la politique, de l’économie et de la vie publique, il est surtout étonnant que le club parvienne encore aujourd’hui à faire croire qu’il n’est qu’une petite association d’anonymes réunis par leur passion pour le golf.
UNE INSTITUTION SUDISTE
La première édition du National a eu lieu en 1932 sous l’impulsion d’un tandem formé par Bobby Jones, champion amateur de golf, et Clifford Roberts, un courtier de Wall Street. Le premier, avocat à Atlanta, était à cette époque le sportif le plus adulé d’Amérique après la légende du baseball Babe Ruth – il est encore considéré comme un modèle de gentleman-athlète. Lassé de la compétition et de la célébrité, il avait pris sa retraite anticipée et entrepris d’établir un club de classe mondiale dans son État natal. Le second était connu pour sa personnalité autoritaire et pointilleuse, mais aussi pour sa capacité à se rendre indispensable aux puissants. Il sympathisa avec l’ex-golfeur et se joignit donc à sa cause. Inauguré en plein coeur de la Grande Dépression, situé loin de tout, le National a patienté une bonne décennie avant de devenir un prestigieux rendez-vous. Il a d’abord fallu que Roberts convainque Jones de se remettre à jouer, afin d’attirer ses nombreux fans, mais aussi les pros. Puis en 1948, un nouveau membre a tout changé : Dwight Eisenhower, pas encore président des États-Unis à l’époque mais encore tout auréolé de ses succès militaires durant la Seconde Guerre mondiale. Invité par Roberts, il devient l’ambassadeur du tournoi. Et lorsqu’il se
lance dans la course électorale de 1952, Roberts lui propose aussitôt son assistance. Durant son mandat, il viendra sur place vingt-neuf fois et se fera construire sa propre maison sur le domaine. Roberts sera même son exécuteur testamentaire et Augusta bénéficiera du parrainage éternel du très populaire « Ike ». Un étang y est ainsi baptisé en son hommage, auprès duquel Roberts se donnera la mort en 1977 : une fin funeste mais qui ne fera pas oublier l’héritage impeccable laissé par l’homme d’affaires, tant concernant le standing que les traditions. Roberts a permis aux Masters d’être l’événement sportif le mieux organisé et le mieux géré de tous les temps.
Le club s’est toujours adressé aux riches et aux puissants, même à l’époque où il débutait et que ses frais d’inscription restaient modestes. Il recrutait surtout chez les fortunes WASP de la côte Est, avant de conquérir les classes les plus aisées du Sud des États-Unis. Encore de nos jours, les membres restent essentiellement des PDG blancs de sexe masculin qui viennent plus souvent d’Atlanta que de New York. « Les Masters sont une institution sudiste de la même manière que la Vatican est une institution italienne », précise Jerry Tarde. Et comme tant d’institutions de la région (et du monde en général), le club a un passé marqué par la bigoterie, voire par une certaine arriération. Premier golfeur noir à avoir joué en 1968 sur le PGA Tour, le circuit professionnel américain, Charles Sifford avait en son temps rappelé certains propos de Clifford Roberts : « Moi vivant, vous ne verrez pas autre chose aux Masters que des joueurs blancs et des caddies noirs. » Si personne n’a pu corroborer cette citation, elle décrit néanmoins un état d’esprit bien réel dans le monde du golf. Le premier joueur non blanc à participer à Augusta sera Lee Elder, en 1975, et il faudra attendre 1990 pour qu’un Noir – Ron Townsend, directeur de réseau télé – soit accepté comme membre. Par ailleurs, parmi les premiers membres du National, on comptait entre autres racistes patentés Jock Whitney, le financier d’Autant en emporte le vent, ou Freeman Gosden, animateur radio connu pour ses imitations caricaturales de Noirs (la black voice, un équivalent sonore de la black face) dans l’émission « Amos ’n’ Andy ».
Toujours est-il qu’aujourd’hui, alors que le tournoi démarre, le public presque exclusivement blanc n’a d’yeux que pour le seul joueur noir en lice : Tiger Woods. Après une décennie erratique – une vie personnelle en déroute, une addiction aux antidouleurs et des problèmes de dos qu’on a longtemps cru incurables –, l’exprodige semble faire un come-back depuis les Masters 2018. Et les spectateurs d’Augusta le suivent comme le messie : à chaque nouveau coup, il avance escorté d’une petite foule, et de quelques agents protecteurs du Georgia Bureau of Investigation. Il démarre gentiment le tournoi puis au terme de la troisième journée, un samedi, la rumeur enfle tel le nombre de fans magnétisés qui l’observent : Tiger pourrait être en course pour la victoire. Au fameux 12e trou, qui a vu bien des champions perdre pied, il réussit un très beau drive, mais le jeu est interrompu par une violente averse. Quand il reprend le dimanche à l’aube, Woods profite de la méforme du leader du classement, Francesco Molinari, pour le doubler. Le public est hystérique et va jusqu’à hurler de joie lorsque le malheureux rival de l’Américain envoie sa balle dans le décor. Deux heures plus tard, Tiger scelle son triomphe d’un bogey au 18e trou, avant de gagner la Butler Cabin et son étrange sous-sol, où se tient la remise très ritualisée – et retransmise à la télé – du trophée et surtout de la veste verte, qu’il a déjà revêtue quatre fois mais qu’il devra laisser dans les vestiaires jusqu’à ce qu’un nouveau champion soit désigné l’année suivante.
10 000 $ POUR MANGER GRATIS
Quelques jours plus tôt, un ami travaillant dans la finance m’avait appelé pour me prévenir que l’un de ses gros clients annulait sa venue à Augusta, et que je pouvais donc profiter de son pass à Berckmans. Berckmans, c’est une sorte d’Oz dans Oz, ouvert par le club il y a sept ans : une galerie de restaurants et de bars haut de gamme et une grande boutique d’articles de merchandising qu’on ne peut acheter nulle part ailleurs, le tout à l’abri des regards de la « plèbe ». Le pass coûte 10 000 euros et consiste clairement à éviter que les plus riches spectateurs aillent dépenser leur argent hors du domaine. Lorsqu’ils pénètrent dans l’enceinte de ce « village couvert », les privilégiés dînent dans l’un de ses cinq restaurants sans avoir à régler l’addition ; étrangement, cela a l’air de beaucoup leur plaire, eux dont les revenus doivent pourtant leur permettre de s’offrir tous les 3-étoiles du monde – l’attrait de l’exclusivité serait-il sans limite ? J’arrive là-bas pour le petit-déjeuner et choisis Ike’s, l’établissement nommé d’après l’ancien président et bienfaiteur du club. Je garnis mon assiette de purée de maïs (les grits, plat amérindien très apprécié dans le Sud), de petits pains moelleux, de pain perdu, d’oeufs et de pêches confites. Sous la table, un petit crochet est prévu pour suspendre ma casquette. Une fois mon repas achevé, je songe à mon déjeuner, à la mirifique carte de fruits de mer de chez Augusta’s, à ses huîtres et à ses crabes. Et je pense à mes confrères journalistes, parqués dans le restaurant de leur espace presse, avec leurs pauvres omelettes, et sans crochet sous la table pour suspendre leurs casquettes. Comme je les plains !
Les jours qui ont suivi, j’ai repensé à un article qui citait des textos envoyés par Tiger Woods à l’une de ses maîtresses, l’actrice porno Joslyn James. L’un d’entre eux disait « Hold you down while I choke you and fuck that ass that I own » (« J’te tiens et j’t’étrangle pendant que je baise ce cul qui m’appartient ») et ce n’était pas le pire du lot. Je me suis dit que le peuple américain avait une forte capacité à pardonner ceux et celles – mais surtout ceux – qu’il adule. L’homme que j’avais vu se faire applaudir à tout rompre était aussi l’auteur de ces mots salaces, un sex addict pathologiquement infidèle. J’ai alors songé à un autre grand pardonné de l’histoire récente : Donald Trump. Qui connaît d’ailleurs bien Woods pour avoir joué sur les greens avec lui et lui avoir demandé de dessiner un 18-trous qui lui appartient, à Dubaï. Le 6 mai 2019, quelques semaines après sa victoire au Masters, Tiger a été invité à la Maison Blanche pour que son partenaire de jeu et d’affaires lui remette la Presidential Medal of Freedom. Réunis par le golf, ces deux misogynes (plus ou moins) repentis se sont mutuellement congratulés, parfaitement irréprochables sous les ors de la République américaine. On y a presque cru.