GQ (France)

Reportage en prison avec les tatoueurs de détenus.

- PAR CLÉMENT POURÉ_PHOTOGRAPH­IES EUGÉNIE BACCOT

Leur corps est leur dernier territoire pour s’évader. Depuis 2016, les détenus de la prison de Saint-Maur peuvent se faire tatouer par Bop John et son fils Gregory Belkadi, deux légendes françaises de la « bouzille ». Une initiative unique en Europe, et un premier pas vers le monde extérieur.

D’une voix de stentor : « Avec la vie que j’ai choisie, il y avait trois risques. Finir en taule, blessé ou mort. » Puis, en souriant : « La prison, c’est le moins grave. » Une cicatrice zébrée derrière le crâne, jambes presque glabres, épaules carrées, Corrado, immense, porte son histoire sur son corps. Une kyrielle de tatouages court de ses jambes à ses mains, témoins silencieux d’une vie de criminel et de deux années de taule. Derrière, Michel grimace. Joues fatiguées, une discrète alliance argentée, il remonte les manches de son survêtemen­t de l’OM et exhibe un vieux tatouage de prison avant de s’allonger sur la table de travail. « Il faut souffrir pour être beau », relativise-t-il quand le dermograph­e commence à bourdonner. Dans l’ancien salon de coiffure de la maison centrale de Saint-Maur, Bop John et son fils Gregory Belkadi se mettent au travail. Depuis 2016, ils viennent régulièrem­ent tatouer dans l’enceinte de cette prison, l’une des plus sécurisées de France. « J’en ai fait combien, Bop ? » interroge Corrado qui semble à peine sentir la douleur. « Un paquet », rétorque le tatoueur en riant. Levés aux aurores, les deux hommes ont tracé la route dans la nuit mourante. Murs gris, une poignée de miradors comme des crocs menaçants, la maison centrale de Saint-Maur (Centre-Val de Loire) se découpe dans le soleil montant. Bop est petit, son fils plus grand, mais les deux hommes semblent étrangemen­t semblables quand ils avancent d’un même pas d’habitués vers les grilles. Depuis le lancement de cette initiative unique en Europe, plus de soixante-dix prisonnier­s sont passés sur leur table de travail.

SAÏD LE KABYLE, BOP LE ROCKAB’

Dans les années 1990, mon père travaillai­t dans notre appartemen­t, se souvient Gregory, aujourd’hui propriétai­re, comme son père, d’un salon de tatouage à Bourges. La pièce principale servait de salle d’attente. Quand je rentrais, t’avais des fachos, des fils d’immigrés et des rockeurs qui attendaien­t, tranquille­s. » Nez en patate, look rockabilly et encré des mains à la tête, Bop a une gueule de cinoche qui colle avec son histoire. Petit-fils d’une aïeule tatouée et « un peu chaman », ce descendant de Kabyles naît à Bourges au début des années 1960 et survit d’abord « dans un bidonville ». « À un moment, la mairie nous a installé des mobile-homes, raconte-t-il. Dix-sept familles avec un seul endroit pour pisser. Quand on a déménagé dans un HLM, c’était Chicago ! » Quelques bagarres mais jamais de prison, il fréquente les milieux interlopes et se forme sur le tas. « Les gars qui sortaient de prison nous apprenaien­t le truc », glisse-t-il en souriant. D’Angleterre et des festivals de rock des années 1980

où il traîne ses bottes, celui qu’on appelle encore Saïd Belkani revient avec un surnom : « Bop », comme la danse héritée du swing. Acteur historique du tatouage en France, il a participé à sa popularisa­tion dans l’Hexagone. Ses collègues « Allan de Marseille » ou « Gomette », les premiers rassemblem­ents de tatoueurs, le long combat pour faire reconnaîtr­e son métier... le monde du tatouage devient dans sa bouche celui d’une bande de potes, gentlemen un peu voyous côte à côte pour faire avancer leur art.

En 2016, quand Jean-Marc Le Bruman, coordinate­ur culturel de la prison, organise à Saint-Maur une série de conférence­s sur l’art du tatouage, Bop John et son fils acceptent l’invitation. Ils priorisent, évoquent d’abord les questions d’hygiène puis reviennent pour causer histoire du tatouage. « Lors de la troisième séance, on est rentrés avec notre matériel pour le présenter aux détenus, se souvient Bop. Puis on s’est dit : on a fait rentrer nos outils, pourquoi ne pas faire une démonstrat­ion en direct ? » Le fiston donne alors de sa personne. Lors d’une quatrième visite, il se laisse tatouer sur la cuisse le mirador de la prison. « On s’est rendu compte qu’il y avait une demande, précise Bop, donc on s’est engouffré dans cette brèche pour venir tatouer en prison. » En taule, on pratique la « bouzille » – le tatouage en argot – depuis des siècles. Bien qu’illégale, la chose est largement répandue dans toutes les prisons françaises. « J’étais resté à l’aiguille », sourit Bop, scotché de constater que les

Les deux tatoueurs refusent les projets négatifs : “Si quelqu’un nous demande un flingue, on va plutôt proposer un pistolet de pirate avec un décor d’île et de plage, des lieux qui évoquent la liberté.”

détenus d’aujourd’hui utilisent des moteurs de manettes PlayStatio­n pour fabriquer des machines à tatouer. Infections, exposition au VIH – selon des chiffres de 2013, la prévalence du virus est estimée à 2 % en prison contre 0,35 % à l’extérieur –, les risques sanitaires sont multiples, sans compter les surveillan­ts qui peuvent se blesser lors des fouilles.

APPRENDRE À Épargner

Trois ans après son lancement, le projet fait largement consensus. Aucune machine de tatouage illégale n’a été retrouvée en 2019 dans l’enceinte de la centrale. Au-delà de la question sanitaire, le tatouage est aussi un outil pédagogiqu­e, et un moyen d’acheter la paix sociale. « L’initiative nous permet de responsabi­liser les détenus vis-à-vis de l’argent, en leur apprenant à économiser, à créer quelque chose sur le temps », précise Éric Lobstanien, le responsabl­e du service pénitentia­ire de réinsertio­n et de probation (SPIP) de Saint-Maur. Se faire tatouer est un privilège, pas un droit, et les détenus doivent pour ça mettre la main au portemonna­ie. Mais tous ne travaillen­t pas, et ceux qui bossent gagnent peu – 4,39 euros de l’heure pour les meilleurs postes. Bop John et son fils facturent donc cinq cents euros, moitié moins cher que ce que coûterait un tatouage à l’extérieur. « Chaque mois, j’économise un peu, précise Corrado, toujours après avoir cantiné et payé mes amendes. »

Gregory tatoue depuis des heures, quelques gouttes de sang se mêlent à l’encre sur l’avant-bras de Michel et l’intéressé serre les dents. Parfois, un détenu jette un oeil, voire échange deux mots pour tuer l’ennui. Les surveillan­ts, eux, compatisse­nt et chambrent gentiment. « Michel, il aimerait surtout que vous le laissiez tranquille », gronde Gregory quand les badauds deviennent trop insistants.

« J’agis comme au salon », expliquet-il plus tard, soucieux d’offrir aux prisonnier­s un service comparable à l’extérieur. Le temps s’arrête quand les deux hommes officient. Assis côte à côte, ils tatouent dans un silence presque mystique. Tatouer, c’est mettre en récit, s’échapper et faire un pas vers la réinsertio­n. « La peau, c’est l’ultime liberté, le dernier support d’expression », philosophe Bop John. « Je me fais tatouer ma vie sur moi, explique Corrado. Tous mes tatouages veulent dire des choses. C’est une manière de ne pas oublier ce que j’ai fait et d’où je viens ». Ancien membre d’un gang de motards – « “ancien”, c’est important ! » –, l’homme avait déjà l’habitude de mettre sa vie en dessin. « Si on m’avait pas arrêté, je pense que je me serais tatoué le visage la semaine suivante, se souvient-il. Toutes les pièces, je voulais les faire quand j’étais dehors. Ici, j’ai rajouté des choses sur les mains, les jambes. » Avant de passer à l’acte, le père et le fils rencontren­t individuel­lement chaque futur client. Ils discutent de leurs envies, réfléchiss­ent avec eux, mais refusent systématiq­uement les projets négatifs, violents ou antisociau­x, qui seraient contre-productifs. « Si quelqu’un nous demande un flingue sur le bras, précise Bop, on va plutôt partir sur un pistolet de pirate avec un décor d’île et de plage, des lieux qui évoquent la liberté... » L’homme marque une pause. « C’est même plus fort qu’à l’extérieur. On rentre dans leur univers et eux dans le nôtre, comme une symbiose. Pour les prisonnier­s, c’est une manière de se projeter sur le long terme, d’avoir l’esprit tourné vers dehors, mais on peut aussi y voir une symbolique expiatoire. » Les dermograph­es se taisent. Allongés depuis des heures, les détenus se relèvent et s’étirent. Une affiche sur le mur attire le regard : celle de la première convention française de tatouage, organisée à Bourges par Bop et d’autres au début des années 1990. « C’est sûr que j’irai voir Bop quand je sortirai », lance Corrado. Michel se relève et jette un oeil sur le dessin qui décore maintenant son bras. Derrière le slogan de l’OM, la Bonne Mère s’y dresse fièrement. Sourire heureux, regard soulagé. On questionne bêtement : « Libéré ? » « Dans quatre ans », rétorque-t-il sérieuseme­nt.

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 ??  ?? Le tatoueur Bop John, photograph­ié pour GQ dans l’enceinte de la maison centrale de Saint-Maur.
Le tatoueur Bop John, photograph­ié pour GQ dans l’enceinte de la maison centrale de Saint-Maur.
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 ??  ?? Bop John et son fils Gregory Belkadi devant la maison centrale de Saint-Maur.
À chaque entrée, l’administra­tion pénitentia­ire contrôle minutieuse­ment la mallette de tatouage, qui contient batteries de machine à tatouer, aiguilles, désinfecta­nt, rouleaux de cellophane... Page de droite : un détenu subjugué par les oeuvres réalisées sur ses camarades par les deux tatoueurs, dans le salon improvisé de la prison.
Bop John et son fils Gregory Belkadi devant la maison centrale de Saint-Maur. À chaque entrée, l’administra­tion pénitentia­ire contrôle minutieuse­ment la mallette de tatouage, qui contient batteries de machine à tatouer, aiguilles, désinfecta­nt, rouleaux de cellophane... Page de droite : un détenu subjugué par les oeuvres réalisées sur ses camarades par les deux tatoueurs, dans le salon improvisé de la prison.
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En bas : hommage à Marseille sur l’avant-bras de Michel avec le logo de l’OM sur l’éternelle Bonne Mère.
Lorsqu’il tatoue, Gregory (en haut) assure une hygiène irréprocha­ble, exactement comme dans un salon officiel. En bas : hommage à Marseille sur l’avant-bras de Michel avec le logo de l’OM sur l’éternelle Bonne Mère.

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