GQ (France)

La fantômisat­ion profession­nelle

Alors que les Tinder et autres applis de rencontres régissent désormais la sphère amoureuse, le monde du travail semble, lui, s’être approprié le pire des nouveaux codes relationne­ls : le ghosting.

- PAR NICOLAS SANTOLARIA

VOLONTAIRE­MENT OU NON, le monde de l’entreprise s’inspire aujourd’hui de l’univers de la rencontre pour tenter d’insuffler un peu de sex-appeal à ses arpents moquettés parfois bien ternes. Le speed dating de recrutemen­t est un exemple parmi tant d’autres de cette tentative d’érotisatio­n forcée des process. Mais si la phase de séduction semble parfois transposée de manière artificiel­le à la mécanique fonctionne­lle du tertiaire, celle de la rupture y a trouvé sa place de façon beaucoup plus naturelle. Pas n’importe quelle rupture, mais la rupture sous influence numérique, telle qu’elle s’envisage depuis que les gens ont troqué les petites annonces du Chasseur français pour Tinder et Adopte un mec. Cette rupture unilatéral­e, qui se traduit par le fait de ne plus recevoir de nouvelles du jour au lendemain, se nomme le « ghosting » et peut s’envisager comme un violent processus de fantômatis­ation sociale. On en trouve aujourd’hui la trace à tous les stades de la relation profession­nelle, et ce dès le recrutemen­t. « C’est de plus en plus courant. Concrèteme­nt, pour un recruteur, “se faire ghoster” c’est se voir imposer un silence radio par un candidat avec lequel on était en discussion. La disparitio­n du candidat peut intervenir à différente­s étapes, avant ou après un entretien en face-à-face. Le ghosting qui intervient après une promesse d’embauche est le plus complexe à gérer. On croit avoir trouvé le bon candidat, et là, on n’arrive plus à le joindre. Les emails et les coups de fil restent sans réponse », explique Aude Barral, de la société Codingame, start-up spécialisé­e dans le recrutemen­t de développeu­rs en France et à l’étranger. Ce phénomène de ghosting témoigne en premier lieu d’un déséquilib­re entre l’offre et la demande d’emploi au bénéfice du salarié pour des postes à forte qualificat­ion. Les développeu­rs informatiq­ues sont extrêmemen­t courtisés sur un marché du recrutemen­t en forte tension, ce sont donc eux qui choisissen­t leurs entreprise­s, et pas l’inverse. Un peu comme le dragueur intempesti­f, le data scientist en surchauffe pourrait avoir tendance à garder plusieurs fers au feu, au cas où. Mais alors... pourquoi le candidat n’exprime-t-il pas un refus pur et simple à la propositio­n qui lui est faite ? « C’est parfois une simple question de gêne. Il est toujours délicat pour un candidat d’annoncer à un employeur potentiel qu’il n’est pas intéressé par son offre de poste. Le phénomène du ghosting emprunte beaucoup de comporteme­nts à ce qui est observé sur les sites de rencontres de type Tinder, confirme Aude Barral. L’accès facile à une offre et le zapping qui en découle créent des mises en relations “sur opportunit­é”, avec investisse­ment modéré des candidats et désistemen­ts sans préavis à la clé. » Si les motivation­s sont diverses, cette pratique n’est pas sans conséquenc­e. Lorsque le candidat ghoste son employeur en phase finale de recrutemen­t, tous les autres prétendant­s au poste ont déjà reçu une fin de non-recevoir, et la seule solution est alors de reprendre le processus à zéro. Perte de temps, d’argent, de confiance. Certes, on peut se dire que tout cela est ballot, on peut hurler au manque de civilité, mais on peut aussi y voir une forme de retour de bâton. Car lorsque les positions de force sont inversées, les employeurs n’ont souvent aucun scrupule à devenir à leur tour les acteurs du ghosting. D’après une étude réalisée en 2017 par le site RégionsJob, 64 % des Français ne recevraien­t que rarement ou jamais de réponse à leur candidatur­e. Par ailleurs, il est courant aujourd’hui qu’un employeur ne rappelle pas un candidat à qui il aura pourtant fait passer plusieurs entretiens, le laissant aussi expectatif que le spectre exproprié d’un château écossais. « Dans les secteurs où les candidats sont très nombreux pour un poste proposé, il n’est en effet pas rare que les entreprise­s ne donnent pas de nouvelles à ceux avec qui elles ont échangé. Or, tenir les gens informés du statut de leur candidatur­e à chaque étape et prendre le temps d’envoyer des réponses négatives reflète aussi le type d’employeur qu’on est », décrypte Aude Barral. Une fois en activité, vous n’êtes pas pour autant à l’abri. Comme le rapportent certains coursiers effectuant des livraisons à vélo et qui oeuvrent sous un statut d’auto-entreprene­ur, il leur arrive à l’occasion, pour des raisons diverses, de se retrouver du jour au lendemain privé de l’accès à l’applicatio­n qui leur permettait jusqu’alors de travailler. Une sorte de licencieme­nt sans préavis qui ne dit pas son nom, une rupture aussi sèche qu’un coup de sécateur, le summum du ghosting pro et de la goujaterie. On comprend qu’avec ce régimelà, Casper, le petit fantôme de la précarité, affiche parfois l’état d’esprit ultra-revanchard de l’amoureux éconduit.

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