La fantômisation professionnelle
Alors que les Tinder et autres applis de rencontres régissent désormais la sphère amoureuse, le monde du travail semble, lui, s’être approprié le pire des nouveaux codes relationnels : le ghosting.
VOLONTAIREMENT OU NON, le monde de l’entreprise s’inspire aujourd’hui de l’univers de la rencontre pour tenter d’insuffler un peu de sex-appeal à ses arpents moquettés parfois bien ternes. Le speed dating de recrutement est un exemple parmi tant d’autres de cette tentative d’érotisation forcée des process. Mais si la phase de séduction semble parfois transposée de manière artificielle à la mécanique fonctionnelle du tertiaire, celle de la rupture y a trouvé sa place de façon beaucoup plus naturelle. Pas n’importe quelle rupture, mais la rupture sous influence numérique, telle qu’elle s’envisage depuis que les gens ont troqué les petites annonces du Chasseur français pour Tinder et Adopte un mec. Cette rupture unilatérale, qui se traduit par le fait de ne plus recevoir de nouvelles du jour au lendemain, se nomme le « ghosting » et peut s’envisager comme un violent processus de fantômatisation sociale. On en trouve aujourd’hui la trace à tous les stades de la relation professionnelle, et ce dès le recrutement. « C’est de plus en plus courant. Concrètement, pour un recruteur, “se faire ghoster” c’est se voir imposer un silence radio par un candidat avec lequel on était en discussion. La disparition du candidat peut intervenir à différentes étapes, avant ou après un entretien en face-à-face. Le ghosting qui intervient après une promesse d’embauche est le plus complexe à gérer. On croit avoir trouvé le bon candidat, et là, on n’arrive plus à le joindre. Les emails et les coups de fil restent sans réponse », explique Aude Barral, de la société Codingame, start-up spécialisée dans le recrutement de développeurs en France et à l’étranger. Ce phénomène de ghosting témoigne en premier lieu d’un déséquilibre entre l’offre et la demande d’emploi au bénéfice du salarié pour des postes à forte qualification. Les développeurs informatiques sont extrêmement courtisés sur un marché du recrutement en forte tension, ce sont donc eux qui choisissent leurs entreprises, et pas l’inverse. Un peu comme le dragueur intempestif, le data scientist en surchauffe pourrait avoir tendance à garder plusieurs fers au feu, au cas où. Mais alors... pourquoi le candidat n’exprime-t-il pas un refus pur et simple à la proposition qui lui est faite ? « C’est parfois une simple question de gêne. Il est toujours délicat pour un candidat d’annoncer à un employeur potentiel qu’il n’est pas intéressé par son offre de poste. Le phénomène du ghosting emprunte beaucoup de comportements à ce qui est observé sur les sites de rencontres de type Tinder, confirme Aude Barral. L’accès facile à une offre et le zapping qui en découle créent des mises en relations “sur opportunité”, avec investissement modéré des candidats et désistements sans préavis à la clé. » Si les motivations sont diverses, cette pratique n’est pas sans conséquence. Lorsque le candidat ghoste son employeur en phase finale de recrutement, tous les autres prétendants au poste ont déjà reçu une fin de non-recevoir, et la seule solution est alors de reprendre le processus à zéro. Perte de temps, d’argent, de confiance. Certes, on peut se dire que tout cela est ballot, on peut hurler au manque de civilité, mais on peut aussi y voir une forme de retour de bâton. Car lorsque les positions de force sont inversées, les employeurs n’ont souvent aucun scrupule à devenir à leur tour les acteurs du ghosting. D’après une étude réalisée en 2017 par le site RégionsJob, 64 % des Français ne recevraient que rarement ou jamais de réponse à leur candidature. Par ailleurs, il est courant aujourd’hui qu’un employeur ne rappelle pas un candidat à qui il aura pourtant fait passer plusieurs entretiens, le laissant aussi expectatif que le spectre exproprié d’un château écossais. « Dans les secteurs où les candidats sont très nombreux pour un poste proposé, il n’est en effet pas rare que les entreprises ne donnent pas de nouvelles à ceux avec qui elles ont échangé. Or, tenir les gens informés du statut de leur candidature à chaque étape et prendre le temps d’envoyer des réponses négatives reflète aussi le type d’employeur qu’on est », décrypte Aude Barral. Une fois en activité, vous n’êtes pas pour autant à l’abri. Comme le rapportent certains coursiers effectuant des livraisons à vélo et qui oeuvrent sous un statut d’auto-entrepreneur, il leur arrive à l’occasion, pour des raisons diverses, de se retrouver du jour au lendemain privé de l’accès à l’application qui leur permettait jusqu’alors de travailler. Une sorte de licenciement sans préavis qui ne dit pas son nom, une rupture aussi sèche qu’un coup de sécateur, le summum du ghosting pro et de la goujaterie. On comprend qu’avec ce régimelà, Casper, le petit fantôme de la précarité, affiche parfois l’état d’esprit ultra-revanchard de l’amoureux éconduit.