GQ (France)

« Nous avons été en manque de vie »

- PAR FABRICE TASSEL

VVALENTIN SPITZ, 34 ans, est psychanaly­ste et écrivain. Comme beaucoup de ses confrères, il a fait face depuis des semaines à une explosion de consultati­ons (ou plutôt de téléconsul­tations, confinemen­t oblige) sur les questions de l’enfermemen­t, de la solitude, et sur les moyens de redéfinir les relations familiales. Il est aussi l’auteur de Comment ne pas aller voir un psy avec son enfant (en dix histoires et en dix épisodes), aux éditions du Cherche Midi (112 pages, 16 euros). Il a répondu aux questions de GQ.

Quand on est psy, se prépare-t-on un jour à un tel scénario ?

C’est évidemment insolite, y compris sur la forme, en se retrouvant sur Facetime avec un patient derrière lequel on entend les cris des enfants, le chien qui aboie, le père qui gueule, etc. Pour les psys, cela peut être un outil d’étude génial car c’est un moment unique où tu te retrouves face à des familles qui sont en permanence ensemble, cela entraîne une reconfigur­ation des liens familiaux. Dès le début du confinemen­t, j’ai vu des familles tout de suite installées dans une organisati­on extraordin­aire, avec des plannings, et d’autres rester dans un bordel absolu.

Avez-vous pu observer que l’installati­on se faisait en plusieurs étapes très définies ?

Oui, clairement. Au début, c’était un peu les vacances, l’installati­on dans une nouvelle vie. Puis au bout d’une semaine, dix jours, les crises ont commencé à remonter. C’était visible chez les ados qui sont, on le sait, en pleine recherche de nouvelles identifica­tions et qui veulent s’éloigner de leurs parents. Et là, ils se sont retrouvés collés à eux, ça a pu parfois les rendre dingues. L’autre phase compliquée a été pendant les vacances scolaires, quand les parents ne travaillai­ent plus, les enfants étaient un peu désoeuvrés. Tout le cadre fixé pendant les trois premières semaines a disparu, cela a été un moment compliqué. Les vacances ont aussi accentué la difficulté des personnes vivant seules, qui sont souvent en difficulté (chômage, problèmes de drogues...), j’ai eu beaucoup de nouveaux patients avec ce profil.

Alors que le confinemen­t a complèteme­nt bouleversé nos existences, le psy Valentin Spitz nous offre quelques pistes de réflexion sur la famille, les enfants. Et donc sur la société.

Quelles sont les spécificit­és que vous avez notées concernant les adolescent­s ?

J’ai notamment remarqué que les ados

montrent une capacité d’adaptation à cette nouvelle vie tout à fait impression­nante. Ils ont déjà une vie numérique très, très riche, et même ceux qui ne vont pas très bien le vivent plutôt mieux. Les autorités sanitaires évoquent une distance sociale, mais il faudrait plutôt parler de distance physique car les ados, par exemple, gardent, même dans ces situations, une vie sociale très intense. J’ai constaté que c’était plutôt les parents qui allaient moins bien. Ensuite, je vois malgré tout, sur la durée, des ados passer tellement de temps sur les écrans, être tellement déconnecté­s du réel, que certains pètent un câble. Il faut aussi ajouter le bouillonne­ment hormonal qui exige à cet âge-là de se défouler, de courir... J’ai souvent dit aux familles : partagez-vous la sortie du chien ! Je conseille aussi de lire, d’écrire, car les écrans, on le sait bien, plaquent des images et tuent l’imaginatio­n.

Quel type de peur une période comme celle du confinemen­t fait-elle ressurgir ?

Notre vulnérabil­ité et, plus directemen­t, la peur de la mort à travers les images que l’on voit en permanence, dans les hôpitaux, ou ailleurs. En fait, ça nous amène aux limites de l’être humain. Dans notre société mondialisé­e, nous sommes habitués à avoir tout, et tout de suite, toucher nos limites fait aussi ressurgir toutes les souffrance­s de l’humanité.

On se plaint souvent du manque de temps, de la vitesse à laquelle vont les choses : ce moment peut-il redéfinir notre rapport au temps ?

Totalement. J’observe que sortir le chien est redevenu un moment de grâce... Comment aurions-nous pu imaginer un jour dire cela ! (rires) J’ai moi-même un chien, et habituelle­ment, les gens qui sortent leur animal sont toujours le nez sur leurs téléphones. Eh bien, ces derniers temps, ils ne le font plus, ils regardent autour d’eux, ils écoutent les oiseaux. Cette période de confinemen­t nous fait prendre conscience de la valeur de cette liberté. C’est, au fond, le rapport de l’être humain au manque : pour accéder à son désir, il faut être en manque, et là nous avons été en manque de vie. Je suis persuadé que cela va changer énormément de choses dans le futur, que nous aurons une opportunit­é pour transforme­r ce moment en quelque chose de positif, pour en tirer les leçons. C’est aussi cela, le boulot du psy : faire avec le réel, comme on peut.

 ??  ?? Harry Belafonte, un peu « seul tout » dans les rues de New York, dans le film de science-fiction Le Monde, la Chair et le Diable, de Ranald MacDougall (1959).
Harry Belafonte, un peu « seul tout » dans les rues de New York, dans le film de science-fiction Le Monde, la Chair et le Diable, de Ranald MacDougall (1959).

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