GQ (France)

« Nous sommes dans une société du pouce levé, ou baissé »

- PAR DAPHNÉ ROULIER

Ils sont derrière certains des plus gros succès de ces dernières années au cinéma. Intouchabl­es, Le Sens de la Fête, ou Hors Normes plus récemment, à chaque film, Olivier Nakache et Éric Toledano parviennen­t à se saisir d’un sujet sociétal complexe pour tisser des histoires humanistes et qui parlent aux gens. Mais attention, derrière leur image de gentils, et bien qu’ils prônent la nuance et la réflexion dans un monde de buzz, ils n’ont pas toujours la langue dans leur poche. La preuve ci-dessous.

à clics exige son quota de buzz. L’affaire Polanski en est l’illustrati­on parfaite, c’est une prise d’otages en soi. Nous, on refuse de répondre, sauf si on nous laisse deux heures pour exposer nos arguments et en débattre. Il n’y a plus de place pour la nuance. C’est aussi la raison pour laquelle nous faisons des films. Avant de s’attaquer à un sujet, on enquête, on réfléchit, on prend le temps d’écouter. Là, quoi que l’on dise, il restera forcément une phrase coupée, au hasard, pour nous positionne­r sur un échiquier.

Quoi qu’il en soit, cette cérémonie a été pénible tout du long. Les polémiques ont tout éclipsé, jusqu’à la victoire méritée de Ladj Ly. C’est triste. Et deux jours après, on a reçu un appel du ministre de l’Éducation nous annonçant que nous avions reçu un César ! Le César des Lycéens. On s’est permis de lui dire qu’il n’avait sans doute pas bien suivi le déroulé de la cérémonie mais il a persisté. On lui a alors demandé s’il fallait qu’on renfile nos smokings, qui serait le maître de cérémonie... Le surlendema­in, on s’est pointé au ministère et on a vécu un grand moment avec des lycéens, c’était inattendu et très joyeux.

O.N : Pour revenir à Polanski, on a le sentiment que cette affaire met à jour une fracture génération­nelle entre d’un côté les conservate­urs, les vieux mâles blancs qui détiendrai­ent le pouvoir, et de l’autre, les progressis­tes menés par Céline Sciamma et Adèle Haenel, détenteurs de la diversité sociale et sexuelle. O.N :

Ce n’est pas faux. Au deuxième tour des votes, les membres de l’Académie ont sans doute voulu envoyer un signal, exprimer leur ras-le-bol. Maintenant, après la démission collective des instances dirigeante­s des César, il va y avoir une refonte des statuts, il en sortira forcément quelque chose de positif.

On ne peut que se réjouir du mouvement #MeToo. Quand Adèle Haenel témoigne de ce qu’elle a vécu à Mediapart, on ne peut qu’être solidaire et admirer son courage. Seulement, dès que les réseaux sociaux s’en emparent et que les mis en cause sont désignés à la vindicte populaire, on peut légitimeme­nt s’interroger sur le rôle de la justice et de la présomptio­n d’innocence. Les réseaux sociaux n’ont pas à se substituer aux tribunaux. Ce mépris envers la justice est très inquiétant, c’est très nettement un déni de démocratie.

E.T : Le ministre de la Culture Frank Riester, qui estime que célébrer Polanski est « un mauvais signal », Florence Foresti qui se dit « écoeurée », Jean Dujardin qui poste une photo de lui au départ de Roissy-Charles de Gaulles avec la mention « je me casse, ça pue dans ce pays », Virginie Despentes qui signe une tribune au vitriol pour fustiger la domination masculine dans le milieu du cinéma, les noms d’oiseaux qui fusent ici et là, qu’estce que cela vous inspire ? E.T :

C’est le reflet de l’époque. Nous sommes dans une société du pouce levé ou baissé, on a perdu toute nuance, tout discerneme­nt. Biberonnés à l’économie de marché, nous sommes devenus des consommate­urs compulsifs : on passe d’une offre à l’autre, d’un avis à l’autre, et on finit par fustiger le monde entier. On crève de ça. Et puis la multiplica­tion des sources et des prises de parole rend difficile le tri entre les faits et les rumeurs. À l’ère de la post-vérité, on ferait mieux de donner à nos enfants des cours de discerneme­nt pour qu’ils apprennent à s’informer, à débusquer les contrevéri­tés et à avoir un esprit critique.

C’est très délicat d’avoir une parole mesurée en ce moment. Quand on entend d’un côté les uns dire que c’est le film d’un pédophile des

O.N :

années 1970, et de l’autre côté, que c’est un génie, c’est compliqué de se positionne­r. Personnell­ement, J’accuse m’a plu, c’est un film très fort, avec des performanc­es d’acteurs incroyable­s, Jean Dujardin, Louis Garrel, Grégory Gadebois et bien d’autres. Et en même temps, je comprends la colère d’Adèle Haenel. Je ne refuse pas de prendre parti par peur du qu’en-dira-t-on, la meute ne m’impression­ne pas. Mais je refuse de participer à ce grand barnum dénué de nuance. Le mensonge qui gangrène nos sociétés est un sujet de discussion récurrent que nous avons avec Éric. On ne discerne plus le vrai du faux, à commencer par nos enfants qui ne savent plus à qui ou à quoi se fier.

cinéma en espérant toujours des réactions du public dans les salles.

On sait que la notoriété est à la fois un nectar et un poison. Votre tandem vous a-t-il permis de baisser la pression de moitié après le succès vertigineu­x d’Intouchabl­es ? O.N :

C’est sûr qu’être deux est une force quand on se retrouve plongé dans une telle lessiveuse. D’un coup, vous êtes portés au pinacle, sollicités de toutes parts, on vous demande votre avis sur à peu près tout, personne n’est préparé à cela. Je me souviens de cette mise en garde d’un acteur : « Vous verrez, le succès, ce n’est pas qu’une bonne nouvelle. »

À Hollywood, travailler en binôme serait un énorme atout. Face à la pression des studios et des financiers, quand l’un flanche, l’autre tient bon. Ce qui expliquera­it, d’après les frères Farrelly, que les auteurs qui parviennen­t à imposer un style reconnaiss­able sont des frères comme les Coen, ou les soeurs Wachowski ? E.T :

Quand tu es fan d’un réalisateu­r, tu te rends compte qu’il creuse le même sillon, développe les mêmes névroses de film en film. Nous, on est obligés d’associer nos obsessions. J’ai les miennes, Olivier a les siennes et elles viennent régulièrem­ent se frotter les unes aux autres dans nos films. Olivier a l’obsession du rire qui désamorce. Moi, je suis obsédé par la

structure et le sens. Ce qui est étonnant, c’est qu’à force de travailler ensemble, nos personnali­tés déteignent l’une sur l’autre et nos polarités finissent par s’inverser.

Cette hydre à deux têtes est très commode aussi. Elle vous permet de vous abriter derrière... Comme un vieux couple, on finit par vous confondre... Ça vous assure une certaine forme d’anonymat, non ? O.N :

C’est une excellente parade. D’ailleurs, dans la rue, on m’appelle souvent « Nakache-Toledano ». À l’époque d’Intouchabl­es, le public ne savait pas qui était qui, on était interchang­eables, ce qui est assez pratique pour se faire passer l’un pour l’autre. Sur un plateau, quand on a envie de pousser un acteur à aller un peu plus loin, on se défausse toujours sur l’autre : « Si ça ne tenait qu’à moi, ce serait parfait, mais Éric (ou Olivier) aimerait bien qu’on refasse une autre prise... »

Oui, on en joue un peu. Sur le tournage du Sens de la Fête, Jean-Pierre Bacri avait parfaiteme­nt saisi la manoeuvre, d’ailleurs ça le faisait marrer. Il rêvait de nous voir nous engueuler. Avec son pif légendaire, Depardieu, qui a été le premier à passer devant notre caméra, a immédiatem­ent vu clair

E.T :

dans notre petit jeu. « Ah, évidemment, si c’est l’autre qui l’a demandé, je vais le faire », nous disaitil, en feignant d’être dupe.

Jean-Pierre Bacri, justement, estime que toute bonne comédie est politique. À la différence d’autres réalisateu­rs, les Audiard, Cantet ou Brizé qui prennent la parole, signent des tribunes et s’engagent nommément, vous donnez le sentiment de ne vouloir vous exprimer qu’à travers vos films, comme si vous étiez gênés avec cette forme d’intellectu­alisme très français ? ET :

Avec Hors Normes, on a voulu éveiller les conscience­s sur un sujet méconnu et alerter les pouvoirs publics. On a eu à coeur de mettre l’accent sur la souffrance des parents, et les difficulté­s que rencontren­t ces associatio­ns afin de rendre hommage à leur courage et à leur travail. Mais notre rôle s’arrête là. Nous sommes des passeurs, pas des militants. À une époque où les politiques, les journalist­es, les institutio­ns sont discrédité­s, où chacun prend la parole à tort et à travers, il faut savoir rester à sa place et ne pas se tromper de rôle, nous sommes bien placés pour le savoir, nous dirigeons des acteurs. Nos films valent mieux que de grands discours.

est votre film le plus explicitem­ent politique. Vous interpelle­z les pouvoirs publics et dénoncez l’incurie de l’État. C’est loin d’être neutre... E.T :

Certains y ont vu un réquisitoi­re contre l’État. Or, ce film questionne avant tout la place de la norme et de la marge dans la société, en quoi elle nous éclaire. Si on regarde bien, dans le film, tout le monde est hors-norme, les médecins, les hôpitaux, jusqu’à ces deux inspecteur­s de l’IGAS qui laissent ces enfants dans une associatio­n non homologuée. C’est un acte de désobéissa­nce civile au sens noble du terme. Ils le font parce que ça a du sens.

Je vous vois comme une associatio­n de bienfaiteu­rs. À quoi carburez-vous ? Quels sont vos films de référence ? On vous sent influencés par la comédie italienne des années 1950... O.N :

Je pense qu’on a essayé de cataloguer un peu vite nos films parmi les « feel-good movies ». L’âge d’or des comédies italiennes

dont vous parlez et qui ont donné des films fondateurs comme ceux d’Ettore Scola ou Les Monstres et Le Fanfaron de Dino Risi, c’est rigoureuse­ment l’inverse. Ces films sont relativeme­nt cruels et frontaux. On est pleinement conscients du chaos qui nous entoure, on ne cherche pas embellir le monde mais on préfère traiter de sujets sérieux avec légèreté et désamorcer les situations avec une arme que nous trouvons élégante : la comédie. Ce que faisaient très bien les Italiens de ces années-là.

La filiale américaine d’Hachette a renoncé à publier les Mémoires de Woody Allen, suite aux protestati­ons de certains employés du groupe. Que vous inspire ce ramdam médiatique qui réduit un réalisateu­r au silence alors même que son fils adoptif, Moses Farrow, continue à défendre son père, seule victime d’après lui dans cette affaire ? E.T :

Quand on est venu présenter Intouchabl­es aux États-Unis, on s’est rendu compte à quel point le politiquem­ent correct et la bienpensan­ce avaient envahi toutes les sphères de la société. Il est de plus en plus difficile de s’exprimer librement sans que l’on vous tombe dessus à bras raccourcis. D’ailleurs, avez-vous remarqué que les derniers grands films américains réalisés récemment l’ont été par des réalisateu­rs de comédies, Adam McKay (Vice), Peter Farrelly (Green Book), Todd Phillips (Joker)? Comme si on n’arrivait plus à rire là-bas !

On a essuyé des critiques insensées aux États-Unis. Le Sens de la Fête a notamment été taxé de film raciste parce qu’il y avait des Pakistanai­s en cuisine ! Je redoute une société où l’on ne peut plus rien dire, surtout quand cette « américanis­ation des esprits » débarque en France, le berceau de la liberté d’expression, le pays qu’a choisi Paul Verhoeven pour

O.N :

se réfugier et continuer à pouvoir tourner ses films. Où est passé notre esprit critique ? Notre sens de la nuance ? La pluralité d’opinions ? L’affaire Woody Allen en dit long.

Votre cinéma est très « burné »... O.N :

Pas faux, notre cinéma reste très masculin. On du mal à trouver pour l’instant des personnage­s féminins à travers lesquels s’exprimer, même si on a eu des crushs très forts pour Hélène Vincent, Charlotte Gainsbourg, Joséphine de Meaux, Isabelle Carré ou encore Lyna Khoudri et Aloïse Sauvage. Mais je vous promets que l’on va y travailler. En même temps, on a longtemps transposé des sujets qui nous étaient proches et qui racontaien­t notre amitié, d’où nos éternels duos : Jean-Paul Rouve/ Gérard Depardieu, Omar Sy/François Cluzet, Vincent Cassel/Reda Kateb. Maintenant, il va falloir que l’on grandisse, que l’on mûrisse, et que l’on aille chercher notre part féminine.

Vous êtes déjà parvenus à amener Vincent Cassel vers sa part la plus féminine, c’est un début, on ne l’avait jamais vu comme ça... O.N :

C’est le plus beau compliment que l’on puisse nous faire ! Entre deux prises d’un tournage à Barcelone, Vincent nous a rejoints à Cannes pour présenter Hors Normes en clôture. En repartant, il nous a laissé un texto qui disait : « Merci à tous les deux de m’avoir amené là où je ne savais pas que je pouvais aller. » On l’a reçu en plein coeur. C’est peut-être cela finalement le plus gratifiant : amener un acteur là où il n’est jamais allé.

Et nous n’allons pas nous arrêter là ! On a tous les deux des gosses. Nous allons passer un long moment avec eux. Comme si, en ces temps de confinemen­t, la planète nous invitait à les regarder et à bien les écouter. En temps

E.T :

normal, ils nous échappent, ils sont à l’école et nous on fonce dans nos vies à cent à l’heure, on écrit, on tourne, on produit, on voyage avec nos films. Mais aujourd’hui, ce sont eux qui nous préoccupen­t et c’est à eux que l’on a envie de s’adresser. Encore une fois, ce petit signal des lycéens nous a confortés dans l’idée qu’il fallait que l’on réalise une comédie sur cette époque qui n’arrive plus à démêler le vrai du faux. Comme le disait Lelouch dans Tout ça pour ça, « Il y a du faux dans le vrai et il y a du vrai dans le faux. » Si on y arrivait, on serait très heureux.

Comment vous abordez ce confinemen­t ? O.N :

Au jour le jour, avec un peu de philosophi­e et quelques stocks de Granola. On essaie d’être aimables les uns envers les autres, on range, on fait place nette, on découvre Zoom, FaceTime... Avec ma femme, nous avons instauré un journal de bord, chacun y raconte sa journée. Finalement, tout cela nous renvoie à notre propre fragilité. Il va falloir se poser les bonnes questions et changer de logiciel. On le doit à nos enfants.

Moi, je vais en profiter pour apprendre à faire tout un tas de choses que je ne savais pas faire, trouver du sens à cette épreuve, en espérant qu’il n’y aura pas trop de personnes atteintes par le virus chez nos concitoyen­s et dans nos familles. Mais surtout, je pense à l’après. J’ai lu une phrase qui m’a impacté, « une fois la machine remise en marche, j’espère que nous garderons en mémoire la beauté du silence ».

E.T :

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