CHEF DE COEUR
Sacré l’an dernier meilleur chef du monde au prestigieux World’s Best 50 Restaurants, Mauro Colagreco a reçu GQ au Mirazur, son restaurant à Menton. Immersion en cuisine auprès d’un cuisinier singulier, généreux et fantasque comme on aime !
à, comme ça, cloué derrière le volant de sa Lamborghini Huracán EVO Spyder décapotable, Mauro Colagreco a l’allure d’un mafioso qui aurait pris une retraite anticipée. Fier, au tempérament bien trempé, mais profondément humain. Suprêmement gentil, mais pas benêt. Le chef commence son histoire : « Un jour, je déjeune avec un couple d’amis dans un restaurant au nord de l’Espagne, un trois-étoiles avec une vue incroyable sur l’Atlantique. Ils avaient invité un autre couple. Je leur explique que je cherche un fonds de commerce à Paris pour ouvrir mon restaurant. Ils me répondent qu’ils ont une maison secondaire dans un coin magnifique du sud de la France, à Menton, et qu’ils ont rencontré le propriétaire d’un restaurant là-bas qui cherche quelqu’un pour reprendre son affaire, fermée depuis cinq ans. » Il a enfilé ses lunettes de soleil noires, juste pour la frime. Moteur V10 de 640 chevaux, 0 à 100 en 3,1 secondes, vitesse maximale 324 km/h. Belle bagnole vert fluo pour coller au centre-ville bling-bling de Monaco. La marque italienne la lui a prêtée ; lui n’aurait « jamais acheté une voiture de sport », ou « pas de cette couleur ». « Tu m’écoutes ?! » Sans qu’on s’en aperçoive, il s’est tourné dans notre direction, et nous regarde droit dans les yeux.
Mauro Colagreco : un cuisinier ultra-coté à l’accent chantant qui roule les « r », physique de rugbyman un peu bedonnant, teint hâlé, cheveux noirs ondulés, yeux clairs perçants, sourire potentiellement ravageur avec dents du bonheur, parfaitement alignées. Argentin, 43 ans. « Trois mois plus tard, en octobre 2015, ils m’appellent pour me dire que le propriétaire aimerait me rencontrer, poursuit-il. Je prends l’avion à Paris, où il fait gris et dix degrés, direction Nice, 20 degrés, journée ensoleillée. » Il jure que la météo était un signe. Le destin, lorsqu’il s’empare d’un homme. « Je loue une voiture pour aller jusqu’à Menton. J’avais rendez-vous avec un agent immobilier devant le restaurant. Je me gare, je vois le bâtiment et je me demande comment je vais bien pouvoir me l’offrir. Les bouis-bouis à Paris étaient déjà trop chers. Impossible. » Des années plus tard, on lit toujours la frustration sur son visage. Il a raison quand il dit que la région est splendide. La côte mentonnaise défile à une vitesse folle, au son du moteur vrombissant. Eau bleu turquoise, palmiers disséminés çà et là le long de la plage. « Après la visite, j’ai rejoint le propriétaire à l’Hôtel Napoléon, sur la route du bord de mer. Il m’attendait dans le lobby. Un Anglais de 70 ans environ, habillé tout en lin blanc, avec un panama. » Il s’interrompt dans son récit, l’air préoccupé. La garde au sol de la Lamborghini est riquiqui, le dos-d’âne trop volumineux. Il trifouille dans les boutons du tableau de bord. « Il faut que j’active le “lift system”, sinon ça va frotter. » Foutue voiture de sport. Il reprend, l’air de rien : « On se présente, je lui tends mon dossier, ça ne l’intéresse pas. Il préfère que je lui parle de moi. Il me demande ce que fait un Argentin ici. On discute pendant des heures. Il me dit que j’ai le profil parfait mais qu’avec tout ce que je lui ai raconté, il doute de ma capacité financière à acheter l’affaire. »
Grillé. Alors, l’Anglais lui propose un pari fou : lui signer une promesse de vente, lui louer l’établissement pendant un an à un prix très bas, 1 500 euros, et reparler d’achat à la fin du bail. Caution : 40 000 euros. « C’est l’opportunité de ma vie, se souvient le chef. Quelques mois après, j’ouvre mon premier restaurant. » La Lambo s’immobilise doucement. Face à nous, le fameux établissement, le Mirazur. Une bâtisse des années 1930 en rotonde à deux pas de la frontière italienne. La première ou la dernière maison d’un pays, tout dépend où on se trouve. D’un côté la montagne, de l’autre la mer. Au loin, les contours des façades colorées de Menton et, en contrebas, des rails. Pour l’anecdote : lorsqu’il est passé devant le Mirazur la première fois, Mauro Colagreco, en route pour Rome, était élève au lycée hôtelier de La Rochelle, le seul qui lui a donné sa chance à son arrivée en France. L’esprit occupé, il n’a pas remarqué ce « petit coin de paradis » qu’il avait pourtant aperçu dans Le Corniaud de Gérard Oury, avec Bourvil et Louis de Funès.
Plus tard, il nous racontera les difficultés des premières années ; lui et son associé de l’époque, un ancien collègue de l’Arpège d’Alain Passard, se sont débrouillés avec les moyens du bord. « C’était lui, moi, et deux cuisiniers. J’ai ouvert sans expérience, se rappelle l’Argentin. J’avais 29 ans, j’étais un très bon cuisinier techniquement mais je ne savais rien de la gestion d’une affaire. Menton n’était pas sur la route des gourmets. Reprendre un restaurant fermé depuis cinq ans, excentré et sans passage, dans une région où on trouve de bonnes adresses étoilées, c’était un pari perdu d’avance. » Les producteurs du coin, devenus de bons amis, leur ont permis de survivre, les laissant les payer avec parfois un an de retard. L’associé est parti un an après l’ouverture, et l’ex-madame Colagreco, avec qui il a eu un premier enfant qui vit en Argentine, aussi. Quinze ans plus tard, le restaurant, membre Relais & Châteaux et Grandes Tables du Monde, est triplement étoilé au Guide Michelin. En 2019, il a été élu « meilleur restaurant du monde » au World’s 50 Best Restaurants.
Julia Colagreco, nous attend là, bras croisés. Elle porte un tailleur-pantalon foncé, a relevé ses longs cheveux bruns en une queue-de-cheval serrée. Il l’a rencontrée en 2009 alors qu’il faisait le tour de France avec Pernod Ricard et Le Fooding. Un coup de foudre. Deux mois après, ils étaient ensemble. Aujourd’hui, la Brésilienne est « [ses] yeux et [son] ouïe en dehors de la cuisine » ; elle aide au service et s’occupe de toute la