GQ (France)

TECHNOLOGI­E

Peut-on (dès maintenant) se passer des GAFAM ?

- PAR LOÏC HECHT

DDANS NOS VIES CHAMBOULÉE­S par la pandémie, certains piliers ont paradoxale­ment gagné en épaisseur. Ainsi, les Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (aka les GAFAM) sont ressortis de la crise en vainqueurs. Travail et enseigneme­nt à distance, communicat­ion avec nos proches, accès à l’informatio­n et au divertisse­ment, achats en ligne et même téléconsul­tations médicales : les géants de la Silicon Valley, déjà omniprésen­ts, sont carrément devenus indispensa­bles. Et cela nous met dans une drôle de position. Leurs services sont excellents, ok, mais une sensation désagréabl­e d’être leurs otages consentant­s nous ronge, d’autant que les scandales à répétition démontrent que niveau éthique, on repassera. Se pose dès lors une question légitime : à défaut de se défaire de leur emprise, peut-on au moins diminuer notre dépendance ? Spoiler : avec un peu d’efforts, la réponse est oui !

COMME UNE AMAP

« Nous sommes en 2016 après J-C. Toute la toile est occupée par des services centralisé­s... Toute ?

Non ! Une communauté peuplée d’irréductib­les libristes résiste encore et toujours à l’envahisseu­r. » Cette accroche familière, on la trouve sur la plateforme « Dégoogliso­ns Internet », lancée il y a quelques années par Framasoft, une associatio­n créée en 2001 par des professeur­s de l’Éducation Nationale devenus les chantres du logiciel libre en France. Sa vocation est simple : pour chaque service Google, proposer une alternativ­e dite « libre », autrement dit des logiciels garantissa­nt à l’utilisateu­r un certain nombre de libertés et droits, à commencer par le respect de la vie privée. « On a lancé le projet en octobre 2014, un an après les révélation­s de Snowden, éclaire Pierre-Yves Gosset, directeur délégué de Framasoft. On faisait la promotion du logiciel libre depuis plus de dix ans, et pour être cohérent avec notre discours, on a donc décidé de se dégooglise­r. Ça nous a pris six mois ! En voyant la difficulté, on a compris qu’il y avait un loup : ils sont toxiques, nous rendent dépendants et posent un problème de surveillan­ce. » Sur « Dégoogliso­ns Internet », Framasoft dresse une liste de logiciels alternatif­s pour presque tous les usages, certains développés en interne, mais pas seulement. « On ne veut pas construire un géant face à d’autres géants, poursuit Pierre-Yves. On veut donner des capacités d’autonomie à chaque citoyen.

Le principe est le même que celui d’une AMAP. Mais au lieu de fournir des patates et des carottes, on fournit des services numériques. »

ALTERNATIV­E CRÉDIBLE

À 47 ans, Gaël Duval est lui aussi une des figures du « libre » en France. Pionnier de Linux, un système d’exploitati­on libre, alternativ­e historique au Windows de Microsoft, il n’était pas le dernier prévenu sur les pratiques des GAFAM. Il confesse pourtant s’être laissé happer. « Vers 2016, j’ai commencé à réfléchir au mobile. J’ai réalisé que j’avais un iPhone depuis des années, donc un environnem­ent ultra-fermé, que j’utilisais la suite bureautiqu­e Google... Je me suis demandé comment j’en étais arrivé là. Et c’est parce que les produits sont bons. » Mais cette excellence a un coût. Avec Google, Facebook & Co, la règle est simple : si c’est gratuit, c’est que le produit, c’est vous. Les données que nous lâchons permettent aux GAFAM d’affiner nos profils pour les monnayer à prix d’or auprès d’annonceurs friands de publicités ultra-ciblées.

Renouant avec son passé, Gaël Duval se met en tête en 2017 de fabriquer un système d’exploitati­on (« OS » en anglais) pour mobile gratuit et libre. Son ambition : briser le duopole

Apple-Google qui, avec IOS et Android, truste 99,99% du marché. Pour développer /e/ (prononcez « i »), il s’entoure de technicien­s et businessme­n internatio­naux : « /E/ ressemble à une interface inspirée d’IOS, avec une simplicité d’utilisatio­n poussée, explique-t-il. Et par défaut, il n’y a plus une brique Google, on leur envoie zéro donnée. » Une fois installé, /e/ embarque aussi un testeur qui passe en revue plusieurs dizaines de milliers d’applicatio­ns et indique, avant de les installer, le nombre de pisteurs qu’elle abrite. « Plus il y en a, plus c’est mauvais en termes de “privacité”. On informe donc les utilisateu­rs en leur laissant la liberté de les télécharge­r. C’est un peu le Yuka de la privacy. » En pleine croissance, /e/ propose désormais sur son site des téléphones avec son système installé par défaut, et vient de réaliser un super coup en devenant le partenaire du Fairphone 3, le smartphone le plus éthique du marché.

PAS À PAS

À première vue, la dégafamisa­tion revêt des allures de cure de désintoxic­ation. Mais de la même façon qu’on ne devient pas végétarien ou cycliste forcené du jour au lendemain, on peut aussi amorcer un changement raisonnabl­e, sans tout rejeter en bloc. « Le “full libre”, c’est compliqué, ça peut nous couper de la société et de nos amis », reconnaît Alexis Kauffmann, cofondateu­r de Framasoft. Mais si la Covid-19 a consacré un peu plus le triomphe des GAFAM, ce professeur de mathématiq­ues a aussi vu quelques motifs d’espoir dans la crise : « Au début, il y a eu de la confusion. L’Éducation Nationale a dit qu’elle était prête mais ses infrastruc­tures n’ont pas tenu. Certains professeur­s sont partis sur des solutions des GAFAM, et d’autres ont utilisé celles de Framasoft. Mais ensuite, le ministère a sorti en catastroph­e une plateforme avec des outils essentiels, en libre, pour les professeur­s. Ça n’a pas été trop promu, peut-être parce que les gens ont un a priori négatif sur le logiciel libre... Mais ça marche bien, et en vingt ans, c’est la première fois que je vois un truc qui va dans le bon sens ! » Si l’Éducation Nationale y arrive, pourquoi pas nous ?

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Un peu comme HAL dans 2001, les GAFAM savent presque tout de nous...

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