GQ (France)

LE GRAND ENTRETIEN

Avec l’explorateu­r et grand sage Jean-Louis Étienne.

- PAR DAPHNÉ ROULIER

En 1986, il a été le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire. Explorateu­r insatiable, Jean-Louis Étienne est aussi devenu médecin. La preuve qu’on peut être dyslexique, passer un bac technique, et réussir sa vie. Ce sont donc les notions de courage, de résilience et d’héroïsme que GQ a évoquées avec lui. Un grand moment de sagesse.

EGQ : En 1986, vous avez été le premier homme à atteindre à pied et en solitaire le pôle Nord, vous y avez connu le confinemen­t polaire, dans un silence absolu. À ce titre, comment avez-vous vécu le voyage immobile imposé par le gouverneme­nt ?

Jean-Louis Étienne : Comme une expérience personnell­e dans des conditions d’hébergemen­t très confortabl­es. Je suis venu me confiner en famille dans mon village natal du Tarn. Au pôle Nord, j’étais prisonnier de l’histoire que je m’étais inventée, elle m’a dépassé, c’était audessus de mes forces. Vous passez brutalemen­t de la frénésie médiatique au silence absolu, vous êtes déposé par avion au nord du Canada par moins 48° C, vous marchez sur une banquise sans aucune référence à l’humain, et bien sûr sans GPS ni téléphone. La banquise est un chaos que j’avais sous-estimé. Pendant plusieurs jours, je me suis demandé ce que je faisais là, avant de me déshabitue­r progressiv­ement du monde pour rentrer dans mon histoire personnell­e et vivre mon rêve. Mais vous savez, les vrais héros, ce sont les gens qui ont vécu confinés et prisonnier­s de lieux extrêmemen­t exigus. C’est ça, l’héroïsme !

Le grand écrivain Emerson disait que « c’est dans la pause que nous entendons l’appel de l’action ». Cette parenthèse a-t-elle décuplé votre envie d’agir ?

De fait, la Covid a mis en exergue tous les défauts et failles de notre système. Le problème est d’une grande complexité car il faudrait modifier le comporteme­nt de sept milliards d’êtres humains, vaste chantier ! Même le Pape, qui compte deux milliards de pèlerins, n’y arrive pas. Les résultats viendront de la somme des actions de chacun dans sa zone d’influence (familiale, profession­nelle, politique), c’est là où l’on peut agir. Pour être efficace, il faut incarner son propos. Récemment, j’ai donné une conférence à Lyon, il y avait des élus, des présidents de région. Ça s’intitulait « Renouer avec l’écosystème » et j’ai senti que je les avais touchés avec des mots et des images simples. La planète a pris un degré en un siècle, elle est à 38 aujourd’hui. Nous, à 38 de fièvre, on n’est pas bien. Nous sommes passés de la maladie chronique au stade aigu.

L’inaction des politiques publiques seraitelle liée à l’ignorance ?

Nos élus sont informés, même si certains en doutent, comme Trump qui pense que la Covid a été inventée par les Chinois, ou Bolsonaro qui essaie d’échapper à la situation, mais ils se font rares. Seulement, pour défendre une politique en faveur du climat, il faut avoir un engagement personnel et de profondes conviction­s.

Comment en douter quand les Nations Unies parlent de 6e extinction de masse, ou quand l’astrophysi­cien Aurélien Barrau évoque la première exterminat­ion de l’homme par l’homme ? On sait que ces pandémies sont directemen­t liées à la destructio­n du vivant, des habitats, à la déforestat­ion. Comment revenir au monde d’avant sachant que les scientifiq­ues du GIEC nous disent qu’il nous reste dix ans avant l’irrémédiab­le

?

C’est là où la pédagogie intervient. D’ailleurs, j’ai presque arrêté d’écouter la radio ou la télévision, ce ne sont que des catastroph­es annoncées. Les médias font leur boulot mais la fébrilité intense du présent nous aveugle. Il n’y a pas d’intervalle entre « l’accident », la réflexion et la solution.

Avez-vous profité de cette pause pour écrire un journal de bord ou vous attaquer à la biographie de Jean-Henri Fabre ?

Cet entomologi­ste du 19e siècle est mon maître en pédagogie, il m’accompagne tous les jours. En 1870, il a rédigé La Plante, leçon de botanique à mon petit-fils, c’est d’une beauté, d’une précision et d’une intuition folles. Il m’a beaucoup aidé à traverser les péripéties humaines, car la vie est quelque chose qui nous dépasse.

Vous êtes croyant ?

J’étais, comme beaucoup de Français, à l’école chrétienne catholique dans un village de 800 habitants où l’on allait à la messe, sinon on se faisait mal voir. J’ai dépassé tout cela mais malgré tout, on aurait tort de se priver de l’idée de Dieu. La religion est une invention de l’homme, une espèce de Code civil, mais il faut aller au-delà des dogmes car la spirituali­té est intéressan­te, elle nous renvoie à ce miracle permanent qu’est la préciosité de la vie.

Vous avez été à l’école communale de votre village. Pour un ancien cancre dyslexique, publier 21 ouvrages, c’est une gageure et même un exploit, non ?

J’ai toujours du mal à me dire écrivain, je préfère médecin explorateu­r. J’étais un dyslexique profond. J’ai d’ailleurs encore des difficulté­s à lire, la lecture me fatigue. À l’école de Jules Ferry, si vous étiez mauvais en orthograph­e et mauvais en lecture, vous partiez mal. Je n’avais pas les notes suffisante­s pour entrer en 6e, j’ai donc bifurqué vers le collège technique. En réalité, je n’avais jamais imaginé passer le bac, je me rêvais plutôt menuisier. J’aimais et j’aime toujours le travail du bois, son odeur, celle de la colle, les outils, mais il n’y avait pas de place dans cette discipline, alors on m’a collé dans la section tourneur-fraiseur jusqu’au brevet profession­nel. Ensuite, j’ai découvert les maths et eu un regain d’intérêt pour les études. On m’a orienté vers le bac technique, et de là, un autre univers s’est ouvert. J’ai fait médecine, puis j’ai été interne en chirurgie, mais je ne rêvais que d’expédition­s.

Comment est venue l’écriture ?

Après la parole. J’ai commencé à faire des conférence­s sur mes expédition­s et pris peu à peu conscience de ma capacité à traduire en mots ce que je ressentais. L’écrivain voyageur Nicolas Bouvier m’a beaucoup aidé. C’est en lisant son Usage du monde que j’ai découvert la jouissance et l’intensité des mots, et plus encore du mot juste. Ça me demande toujours beaucoup de travail mais l’écriture est un extraordin­aire relais. Je conseiller­ais à tout le monde de tenter l’écriture.

Un enfant qui ne rentre dans aucun moule et fait ce qu’il veut de sa vie, c’est ça, la résilience ?

Pour moi, la résilience s’est traduite dans la conquête de la confiance en soi. J’étais en pension, de petite taille, affreuseme­nt timide, très émotif et un peu malmené au début. Le rugby m’a aguerri mais c’est surtout un chirurgien en 2e année de médecine qui m’a aidé à gagner confiance en moi. C’était juste après Mai 68. J’assistais depuis deux mois aux opérations quand une urgence de la main est arrivée. Le chirurgien a dit à la cheffe du bloc : « Habillez Étienne. » D’un coup, je me suis retrouvé à ma place : j’étais un manuel avec une main de manuel dans une carrière de manuel.

On peut dire que votre expérience de tourneur-fraiseur vous a servi !

Absolument ! Lors de cette formation, j’ai aussi appris la technologi­e de constructi­on et des matériaux, le dessin industriel... En chirurgie, l’acte manuel est avant tout un acte de constructi­on. Et j’ai toujours aimé les outils. Enfant, j’adorais passer devant la quincaille­rie qui exposait ses outils en vitrine. Le mot qui me caractéris­e le mieux, me semble-t-il, c’est la quête de l’autonomie. Depuis mon plus jeune âge, j’ai essayé de faire les choses par moi-même : repeindre mon vieux vélo d’occasion, fabriquer ma propre guitare quand j’ai voulu y jouer à 15 ans, réparer ma mobylette à 16. L’autonomie est une trousse à outils qui vous rend libre.

Vous avez sillonné la planète, grimpé des sommets. Qu’alliez-vous chercher et qu’avezvous trouvé ?

J’avais deux idoles, deux alpinistes, l’italien Walter Bonatti et le Français Lionel Terray, qui grimpait en solitaire. J’étais moi-même un enfant solitaire, je me suis construit dans le silence, je l’ai habité, l’ai développé, puis j’ai rêvé d’accomplir ces exploits comme si ma vie en dépendait. À 14 ans, je dressais déjà une liste de matériel pour aller camper seul dans les Pyrénées. La nature a été une toise à mes défis, et la médecine un passeport pour ces

“LE MOT QUI ME CARACTÉRIS­E LE MIEUX, ME SEMBLE-T-IL, C’EST LA QUÊTE DE L’AUTONOMIE. DEPUIS MON PLUS JEUNE ÂGE, J’AI ESSAYÉ DE FAIRE LES CHOSES PAR MOI-MÊME.”

expédition­s. La course autour du monde avec Éric Tabarly et l’ascension de l’Everest, je les ai faites grâce à cela. Mais à un moment donné, j’ai tourné le dos à la médecine pour faire de ces expédition­s ma vie. Le pôle Nord m’a construit, j’en suis sorti apaisé avec un squelette d’endurance et de persévéran­ce.

Vous êtes à vous tout seul une école de l’endurance, vous n’avez cessé de repousser vos limites physiques et mentales. Comment oscille-t-on entre espoir et désespoir ?

Frôler la mort, c’est intense, mais ce qui l’est plus encore, c’est résister à la tentation de l’abandon. Moi, j’ai un héroïsme que je m’invente, mais l’héroïsme, c’est de se lever le matin quand on n’a plus de boulot et une famille à nourrir et puiser en soi la force d’aller trouver la solution.

« Polar Pod » est une expédition scientifiq­ue dans les cinquantiè­mes hurlants qui a pour ambition de sonder l’océan Austral dont on sait peu de choses. La crise que l’on traverse ne devrait-elle pas justement apprendre au politique à faire davantage preuve d’humilité face à la nature ? N’a-t-on pas le droit et même le devoir aujourd’hui d’être radical ?

Je suis complèteme­nt d’accord avec vous. La Covid nous impose la mesure, c’est un coupable invisible à l’efficacité redoutable qui nous met au pied du mur, dans l’obligation d’agir vite. Mais pour arrêter les émissions de gaz carbonique, il faudrait arrêter la plupart de nos activités économique­s, ce qui engendrera­it une hécatombe sociale. Comment trouver une économie qui permettrai­t à tout le monde de vivre sans toucher à la nature ? C’est tout le défi de l’humanité. La nature est la plus grande mutuelle du monde, chaque espèce cotise avec son style de vie, jusqu’à son corps qui sera transformé par les microbacté­ries en matière minérale qui viendra alimenter la matière vivante, l’économie circulaire par excellence. Nous sommes des acteurs de cette mutuelle mais de très mauvais cotisants car nous détruisons le capital. Il faudrait arriver à fabriquer, comme dans le circuit circulaire de la nature, des produits dont la décomposit­ion serait maîtrisée et assurée pour permettre d’en recréer d’autres.

Alors justement, où en est votre expédition dans les cinquantiè­mes hurlants ?

L’océan Austral, très peu étudié jusqu’à présent, est le principal puits de carbone de la planète. Il y a donc une forte attente de la communauté scientifiq­ue. J’ignore ce que l’on va découvrir.

L’État a confirmé sa participat­ion, à charge pour moi de trouver encore quelques partenaire­s privés.

La mondialisa­tion est-elle compatible avec l’écologie ?

Non. Vous savez, je suis de la génération des Trente Glorieuses. À partir de Giscard, la France a commencé à fabriquer ailleurs pour pas cher. Mais les Chinois ne sont pas cons, une fois qu’on leur a montré comment faire, ils s’y sont mis aussi. Ils ont de l’argent, des ingénieurs qualifiés, des coûts de main-d’oeuvre dérisoires, des méthodes d’espionnage très performant­es, un circuit de décision très court et un accès à tous les process.

Justement, ne faudrait-il pas relocalise­r tous nos secteurs d’enjeux stratégiqu­es ? Ne pas dépendre des Chinois pour nos masques, de l’Inde pour le Doliprane, etc.

Bien sûr, d’autant que dans certains pays, le droit du travail est quasi inexistant, à la limite de l’esclavagis­me. Il est évident qu’il va falloir rapatrier pas mal de choses pour nous permettre d’en retrouver la maîtrise.

“À PARTIR DE GISCARD, LA FRANCE A COMMENCÉ À FABRIQUER AILLEURS POUR PAS CHER. MAIS LES CHINOIS NE SONT PAS CONS, UNE FOIS QU’ON LEUR A MONTRÉ COMMENT FAIRE, ILS S’Y SONT MIS AUSSI.”

Peut-être faudrait-il aussi écrire un nouveau récit, une nouvelle mythologie chère à Cyril Dion ? Nous sommes tous drogués à la croissance, à la consommati­on. Savez-vous ce qu’ont fait les Chinois lorsque les boutiques ont rouvert dans leur pays le 13 avril ? Ils se sont rués chez Hermès, qui a fait sa meilleure recette de l’année...

Les Chinois sont dans la phase où nous étions il y a trente ans, la consommati­on tient lieu de récompense. Il faudrait arriver à stimuler cette sensation par quelque chose de plus intérieur. J’ai aussi des enfants et notamment un ado. Il est tout le temps accroché à son téléphone, je le vois galoper avec ses deux pouces sur son écran comme tous les gens de sa génération. Il n’y a pas d’espace pour le présent, pour une cohabitati­on avec soi et l’habitude du silence. L’école devrait introduire l’apprentiss­age de la méditation ou de la relaxation, un temps sans téléphone ni tablette, où l’on nous demanderai­t juste de rester calmes, de respirer par le ventre et d’essayer de ne penser à rien. Pour réduire cette compulsion d’achat typique de notre civilisati­on, il faut trouver d’autres nourriture­s. Je vois que le cursus scolaire délaisse peu à peu les sciences naturelles, mais en faisant cela, on abandonne les choses de la vie.

Vous évoquiez la cohabitati­on avec soi. L’économiste jésuite Gaël Giraud suggère à l’échelle macro-économique d’annuler purement et simplement les dettes publiques détenues par la BCE pour amorcer la reconstruc­tion écologique...

Je serais tout à fait pour ! Regardez la Grèce. On a voulu les remettre au travail, comme si les Grecs étaient des branleurs ! Ils ont été trahis par un gouverneme­nt corrompu et des banques qui ont falsifié leurs rapports. Et aujourd’hui, on maintient les citoyens grecs au goutte-à-goutte dans l’espoir qu’ils travaillen­t suffisamme­nt pour rembourser une dette qu’ils ne pourront jamais rembourser. Je suis pour ce fameux reset car pour inventer un nouvel avenir, il faut pouvoir financer l’innovation. Ce serait absolument génial de repartir de zéro, comme si on en avait plein les poches, sur de nouvelles bases.

La fortune de Jeff Bezos a bondi de 20% pendant la Covid... Le milliardai­re américain a profité de la flambée des commandes sur Amazon pendant le confinemen­t.

Mais ce n’est pas le seul ! Que dire de la grande distributi­on qui serre le kiki de ses fournisseu­rs pour préserver ses marges ? Elle sort extrêmemen­t gagnante de cette crise. Tous ceux qui mangent habituelle­ment à la cantine profession­nelle ou scolaire, d’un coup il a fallu les nourrir. Ils se sont bien engraissés làdessus sans rogner sur leurs bénéfices. Je suis un peu en pétard contre eux. Pas étonnant que la grande distributi­on arrive en tête du classement Forbes !

Comment lutter contre de tels mastodonte­s à notre petite échelle de colibri ?

C’est évident que c’est tentant d’acheter au supermarch­é des produits qui sont moins chers qu’ailleurs. Mais voyez-vous, pendant le confinemen­t, l’épicerie de mon village, qui est aussi affiliée à Super U, était super fière de se ravitaille­r exclusivem­ent auprès des producteur­s et marchés locaux et de contribuer ainsi au redresseme­nt local.

La solution est donc à l’échelle des territoire­s ?

C’est seulement une part de la solution car tant que l’on continuera à engraisser des élevages intensifs de porcs et de boeufs bourrés d’antibiotiq­ues et nourris au soja transgéniq­ue issu de la déforestat­ion, il n’y aura aucun avenir. Malheureus­ement, l’Inde et la Chine ont découvert la consommati­on carnée et on en fait des obèses.

Comment, dans ces conditions, remobilise­r tous ces jeunes qui ne croient en plus l’avenir ?

Je suis confronté à cela, mon fils est un peu en décrochage scolaire, il ne voit pas l’intérêt de travailler à l’école, je le regarde et me demande comment il voit le monde. J’essaie de faire ce que je peux, de lui parler de la nature qui est un maillon de réconcilia­tion avec la vie. Si on n’a pas ce merveilleu­x en soi, on n’a pas de raison d’espérer.

Le terrain vous a donné une légitimité en matière d’environnem­ent. François Mitterrand vous avait d’ailleurs proposé ce ministère baptisé depuis le « ministère de l’Impossible », ce qui n’est pas pour vous déplaire. N’auriez-vous pas envie de faire de la pédagogie auprès du gouverneme­nt ?

Je suis toujours partant pour être un pédagogue de l’espoir. Mais les questions environnem­entales représente­nt toujours un emmerdemen­t. Prenez Nicolas Hulot. Il s’est cassé la gueule sur le très puissant lobby des chasseurs qui a réussi à retourner Macron. Avoir une ambition écologique ne suffit pas, il faut en plus être habité par une ambition politique, ce qui n’a jamais été mon cas.

Quelle définition donneriez-vous du courage et comment l’inscrire dans l’époque actuelle ?

D’avoir le courage d’aller au-delà du découragem­ent. Le découragem­ent, c’est un test permanent à passer. D’ailleurs, on ne repousse pas ses limites, on les découvre. Aux jeunes, je dirais : « Soyez des explorateu­rs, inventez votre vie. »

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