GQ (France)

QUAND LA HAVANE EMBRASE LA CHINE

- PAR FABRICE TASSEL

Face à la demande exponentie­lle de riches chinois dingues de cigares, Cuba booste sa production. Reportage.

a scène était aussi discrète que cocasse: lors du dernier Festival Habanos, la grand-messe annuelle du cigare à Cuba, deux groupes d’hommes d’affaires chinois ont réussi l’exploit de se croiser chaque matin, au petit-déjeuner ou dans le hall de l’hôtel Kempinsky, sans se parler. Pas question de risquer de lâcher le plus petit secret sur le deal qui se réglait dans ce palace en lisière de la vieille Havane : l’entrée d’un consortium chinois dans Habanos, la société d’État qui possède le monopole sur la fabricatio­n et la distributi­on des cigares cubains dans le monde. C’est tout bonnement l’un des plus gros deals de l’industrie du tabac depuis des décennies, et l’aboutissem­ent d’une tendance à l’oeuvre depuis plusieurs années : le basculemen­t du marché vers l’Asie. L’an dernier, déjà, Pékin a chipé la deuxième place mondiale (en valeur, pas en volume) à la France dans le classement des pays consommate­urs de cigares cubains (l’Espagne gardant son trône). La marge de progressio­n reste énorme puisque pour un pays si peuplé, cela ne donne encore « que » 15 millions de pièces écoulées, des chiffres estimatifs tant dans cette industrie les données totalement fiables sont presque aussi rares que l’eau dans le désert. Mais, c’est certain, l’accélérati­on est foudroyant­e, et a été estimée à +700% entre 2005 et 2018, selon le Cigar ambassador, un magazine chinois cité par son homologue français, L’Amateur de cigare. Cela ne fait qu’augmenter depuis.

« Tout le monde cherche le client chinois, estime Norio Hattori, le directeur marketing de Pacific Cigar, le distribute­ur exclusif de Habanos pour la région Asie-Pacifique (hors Chine continenta­le). C’est cohérent

Ldans ce pays où le nombre de milliardai­res augmente sans cesse, et qu’ils se ruent sur l’industrie du luxe. » Ce boom des marchés asiatiques ne va pas sans créer quelques soucis (de riches) à Cuba qui fait face à une pénurie de cigares, notamment ceux de la marque Cohiba (50% du marché chinois), très prisés en raison de leur prestige... et de leurs prix élevés (1500 euros la boîte de Robustos à Pékin, contre trois fois moins en France), perçus comme un gage de qualité et de puissance par les aficionado­s chinois. À La Havane, chacun sait qu’il faut produire mieux et plus pour rassasier ces clients de l’autre bout du monde. Dans la manufactur­e La Corona, la plus grande de Cuba, les 250 torcedores (rouleurs) sortent 30000 cigares faits main chaque jour, mais c’est encore insuffisan­t pour répondre à la demande. Son directeur, Oscar Hernandez Fuentes, explique que l’État (qui dirige bien sûr l’appareil de production) « vient de fixer un plan décennal selon lequel nous devrons, ici, produire 8 millions de cigares par an en 2030 contre 5,4 millions aujourd’hui. » L’entreprise devrait compter environ 1000 salariés au lieu des 660 actuels. Dans l’usine voisine, Partagas (du nom de la marque qui détient le « D4 », le cigare le plus vendu dans le monde), sa directrice, Barbara Hernandez Medina, tient un discours similaire : « Nous devons passer d’une production de 4,5 millions de cigares annuels à 7 millions, et de 200 à 260 rouleurs. » Si le recrutemen­t et la formation de main-d’oeuvre

supplément­aire seront nécessaire­s, la modernisat­ion de certaines machines, la lutte contre les coupures d’électricit­é, bref ce que les industriel­s du secteur nomment « la touche cubaine », ne sera pas de trop pour augmenter la production dans les 34 usines du pays. Les objectifs sont élevés mais justifiés pour freiner la concurrenc­e des cigares de pays d’Amérique centrale (République dominicain­e, Nicaragua, Honduras) en Asie, et aussi pour lutter contre la contrefaço­n galopante. En Chine, notamment, des petits malins se procurent sur Internet des boîtes vides de Cohiba, confection­nent chez un imprimeur une fausse bague, se procurent des cigares de qualité correcte, et c’est parti pour la vente en ligne de faux Cohiba. Compte tenu de l’importance de la marque pour l’acheteur chinois, ces pièces s’écoulent facilement. les producteur­s cubains (environ 10 millions d’unités s’y écoulent chaque année), il est parfois difficile de trouver certaines marques cubaines à Paris. En revanche, et c’est un joli succès hexagonal, il est possible d’acheter des cigares français à Cuba : la marque Quai d’Orsay est la seule étrangère fabriquée sur l’île, distribuée avec les 27 marques locales. Née au début des années 1970 pour symboliser le rayonnemen­t de la France dans le monde, Quai d’Orsay a traversé un passage difficile vers 2000 avant de reprendre des couleurs sous la houlette d’Antoine Bathie, le patron de la Coprova, la société qui importe les cigares cubains en France. Quai d’Orsay a lancé ces dernières années de nouveaux modules, et rivalise en volume de ventes avec certaines marques cubaines.

Mais c’est encore la Chine qui a posé sa signature sur la vente aux enchères qui, chaque année, clôt le festival de la Havane. En moins de dix minutes, une cave remplie de 550 Cohiba s’est arrachée pour... 2,4 millions de dollars. La vente a été rythmée à coups d’augmentati­on de 500000 dollars pour départager deux clans d’acheteurs chinois. « C’est incroyable, du jamais vu ! » soufflait un habitué des lieux. Pas de doute : la Chine a attrapé le virus du corona.

 ??  ??
 ??  ?? Pour assurer la production, de nombreux « rouleurs » cubains vont être embauchés dans les mois à venir.
Le jour où l’on réussit à attraper Manu Harit, il s’apprête à s’envoler au Koweït pour y donner des masterclas­s à des aficionado­s proches de la famille royale.
À 27 ans seulement, ce jeune Français, installé à Londres depuis 2013, est déjà devenu une figure dans ce monde « très vieux et très lent du cigare. » Il a développé le retail du cigare dans les hôtels de luxe, en créant des lounges où les clients fument mais, aussi, repartent avec des boîtes de cigares. En parallèle, Manu tient son deuxième grand projet : stocker des cigares pour les revendre plus cher lorsqu’ils seront « vintage ». Il possède environ 10 000 boîtes, pour une valeur d’un million de livres. Sa prochaine échéance : ouvrir un lieu dédié au cigare à Paris, début 2021.
Pour assurer la production, de nombreux « rouleurs » cubains vont être embauchés dans les mois à venir. Le jour où l’on réussit à attraper Manu Harit, il s’apprête à s’envoler au Koweït pour y donner des masterclas­s à des aficionado­s proches de la famille royale. À 27 ans seulement, ce jeune Français, installé à Londres depuis 2013, est déjà devenu une figure dans ce monde « très vieux et très lent du cigare. » Il a développé le retail du cigare dans les hôtels de luxe, en créant des lounges où les clients fument mais, aussi, repartent avec des boîtes de cigares. En parallèle, Manu tient son deuxième grand projet : stocker des cigares pour les revendre plus cher lorsqu’ils seront « vintage ». Il possède environ 10 000 boîtes, pour une valeur d’un million de livres. Sa prochaine échéance : ouvrir un lieu dédié au cigare à Paris, début 2021.

Newspapers in French

Newspapers from France