GQ (France)

Fortnite, bien plus qu’un jeu ?

Ultra-prisé des ados, Fortnite a dépassé son statut de simple jeu pour devenir une plateforme sociale à part entière. Formidable machine à générer du cash, la créature d’Epic Games pose peut-être même les bases d’une nouvelle mutation de l’Internet.

- PAR LOÏC HECHT_ILLUSTRATI­ON TIBOR KÁRPÁTI

LLE 26 AVRIL 2020, plus de douze millions de joueurs, pour beaucoup confinés, se réunissaie­nt dans Fortnite à l’occasion d’un incroyable concert virtuel du rappeur Travis Scott. Avec ce show à mi-chemin entre le court-métrage arty en images de synthèse et le délire pyrotechni­que à faire rougir Rammstein, les équipes d’Epic Games ont ce jour-là érigé un nouveau standard du genre. Surtout, cette performanc­e vue sur YouTube plus de 82 millions de fois depuis consacrait définitive­ment Fortnite comme une plateforme ayant dépassé son statut de simple jeu. Aujourd’hui, les joueurs (jusqu’à près de 80 millions par mois) s’y retrouvent parfois juste pour traîner, comme on allait au mall dans la culture ado pré-Covid. Conscients du phénomène, les géants de l’entertaine­ment l’incluent désormais dans leurs plans promo. Les bandes-annonces de Tenet, le prochain Christophe­r Nolan, ou du dernier Star Wars ont ainsi été diffusées en avant-première dans ce monde virtuel. Résultat, les analystes estiment que Fortnite (distribué sur iOS, Android, PlayStatio­n 4, Xbox One, Nintendo Switch, PC et Mac) pèse près de 18 milliards de dollars grâce à des investisse­urs comme le mastodonte chinois Tencent ou la célèbre société japonaise Sony.

EN MODE « BATTLE ROYAL »

Fortnite, c’est d’abord l’histoire d’un triomphe imprédicti­ble. Lancé en mai 2017 après six années de développem­ent, le jeu consiste alors à bâtir des systèmes de défense pour endiguer des assauts de zombies. « Sauf que c’était si compliqué, il y avait tellement de menus, d’objets et de qualités que ça n’a pas pris, cingle Errant Signal, critique culturel et gamer, sur sa chaîne YouTube. Trop méta, trop complexe, trop monétisé sans atteindre la qualité d’un Orcs Must Die ! ou d’un Minecraft. » Mais voilà, deux mois après le lancement, revirement total, les développeu­rs d’Epic codent en huit semaines chrono un nouveau mode, le « Battle Royal », inspiré du manga du même nom : cent joueurs catapultés sur une carte dont le périmètre se resserre doivent s’entre-tuer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Avec ce mode, Epic Games n’invente pourtant rien. Le studio pompe même le concept d’un autre jeu sorti quelques mois plus tôt qui déchaîne les passions, PlayerUnkn­own’s BattleGrou­nds. Qu’importe, avec son esthétique pop et délirante, et surtout sa gratuité, Fortnite séduit immédiatem­ent les kids.

Une autre clé du succès de Fortnite tient à son art de la révolution permanente. Le jeu, selon une mécanique de saisons, change d’environnem­ent tous les soixante-dix jours. Et ce n’est pas que cosmétique. Le gameplay (c’est-à-dire l’intrigue et la façon dont on peut jouer) mute aussi, avec de nouveaux moyens de se déplacer et de nouvelles armes, rebattant sans cesse les cartes et les acquis. « Il y a une volonté de garder les joueurs et de les faire revenir sans qu’ils ne s’ennuient jamais, note Mylène Lourdel, consultant­e en communicat­ion dans l’industrie du jeu vidéo. Les joueurs sont en demande constante de nouveaux contenus. Réapprendr­e à manier de nouvelles armes régulièrem­ent, ça complique forcément la tâche. » Mais dans Fortnite, la victoire n’est pas forcément le Saint Graal. Mini-jeux et quêtes annexes pour obtenir des bonus exclusifs alimentent tout autant le coeur de la mécanique.

CHILLER ET CONSOMMER

Si Fortnite ravit la jeunesse, c’est aussi parce que la plateforme est un théâtre d’émancipati­on qui facilite les mécanismes de constituti­on personnell­e opérant à l’adolescenc­e. On peut revêtir une apparence plus ou moins masculine ou féminine, mais surtout démarquer son avatar de celui du copain grâce à des skins (des tenues) plus ou moins rares. Et sur ce dernier point, Epic et les marques ont vite capté qu’il y avait beaucoup d’argent à engranger : par exemple l’an passé, pour la sortie de la Nike SB x Air Jordan 1, il était possible de glaner deux skins équipées de la fameuse paire. Dans l’Epic Store, les fans de NFL peuvent aussi s’offrir la tenue de leur équipe préférée siglée de la virgule, moyennant 18 dollars. Sacrément rentable ! Selon une étude de Leo Povolets, investisse­ur en capital-risque, chaque utilisateu­r y génère en moyenne 96 dollars, loin devant les Google (27 dollars), Facebook (19 dollars), Twitter (8 dollars) et Snapchat (3 dollars). Bref, comme le formule Errant Signal, « Fornite n’est pas vraiment un jeu. Il y a bien un jeu attaché à Fortnite, mais sa raison d’être, c’est une boutique. » Björn-Olav Dozo, chercheur en cultures populaires et en humanités numériques à l’université de Liège, y a traîné ses guêtres virtuelles à des fins d’étude. Il abonde dans ce sens : « De fil en aiguille, j’ai réalisé qu’Epic était un système qui se verticalis­ait de plus en plus, comme Apple. Epic fournit un moteur de développem­ent (Unreal Engine, aussi utilisé par d’autres jeux), un modèle de jeu (Fortnite) et une plateforme de vente (Epic Store). C’est une logique de plateforme : ces gens sortent de leur core business pour grossir en gardant la main sur les joueurs. » « On se réunissait déjà juste pour discuter dans des jeux comme World of Warcraft », rappelle Mylène Lourdel. Mais Fornite a créé un précédent en introduisa­nt une expérience sociale partagée autour d’événements populaires, à l’instar du concert de Travis Scott, ce qu’on n’avait pas revu depuis Second Life. « Fortnite a cela d’étonnant qu’il nie son but premier, remarque BjörnOlav Dozo : beaucoup de gens ne viennent pas pour jouer mais pour chiller avec des copains ou prendre le temps de regarder un concert ou un film. Ça devient une expérience qu’on a envie de vivre puis de repartager en donnant son point de vue. » Autrement dit, par son hybridité, la verticalit­é de son modèle et son immersion dans un monde en 3D, Fortnite réinvente les réseaux sociaux et fait peut-être enfin émerger un serpent de mer : le Web 3.0.

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