GQ (France)

RENCONTRE AVEC DANIEL CRAIG, AGENT 007 POUR LA DERNIÈRE FOIS DANS MOURIR PEUT ATTENDRE.

Alors qu’il s’apprête à porter pour la dernière fois le costume de James Bond dans Mourir peut attendre, Daniel Craig, qui a révolution­né la franchise 007, envisage déjà la suite avec impatience et sérénité. C’est ce que l’acteur anglais a confié à GQ, qu

- PARS AMKNIGHT_ ADAPTATION É TIENNE MENU STYLISME GEORGE C OR TIN A_ PHOTOGRAPH­IES LACHLAN BAILEY

Nous sommes à Londres, un soir humide d’octobre 2019. Il n’est pas loin de minuit, et bientôt Daniel Craig ne sera plus jamais James Bond, puisqu’il s’apprête en ce moment même à tourner sa dernière scène en tant que 007. La scène en question est une poursuite dans les rues de la Havane, au départ censée être tournée en extérieur aux Caraïbes, mais entre-temps Craig s’est cassé la cheville. Aujourd’hui, c’est donc dans les studios de Pinewood, dans l’ouest de Londres, qu’ont été recréés les décors de la capitale cubaine, tout en néons et en Cadillac. Le Britanniqu­e avait 36 ans et les cheveux blonds lorsqu’il a été recruté pour interpréte­r l’espion le plus célèbre du monde en 2004. Aujourd’hui, il a 52 ans et il grisonne sérieuseme­nt, sans compter un début d’arthrose. « On se contracte chaque jour un peu plus et un beau matin, on s’aperçoit qu’on a complèteme­nt oublié le concept de tonus », admet Craig.

Le voici tout de même en train d’être pris en chasse dans une fausse ruelle cubaine. Il touche 25 millions de dollars pour faire ça. Les tournages de Bond sont connus pour être chaotiques, et Mourir peut attendre, le vingtcinqu­ième épisode de la série et le cinquième de Craig, n’a pas dérogé à la règle. Danny Boyle avait commencé à travailler dessus avant de quitter le navire en 2018. Craig lui-même s’est blessé gravement et a dû être opéré de la cheville. Puis l’un des principaux décors a explosé... « À un moment, on s’est vraiment demandé comment on allait réussir à finir ce putain de film, raconte-t-il. On nous disait qu’il était maudit ! Et puis on a réussi à se débrouille­r avec les moyens du bord. » Au studio de Pinewood, environ 300 personnes travaillen­t sur cette dernière partie du tournage, et elles ont toutes l’air sur les rotules. Le réalisateu­r Cary Fukunaga a bouclé la fin « officielle » du film quelques semaines plus tôt, mais il lui fallait ensuite reprendre certaines scènes perdues ou ratées de ces sept mois de tournage épuisants. C’est donc un hasard total si, pour ses derniers instants passés en habit de Bond – un archétype cinématogr­aphique inventé dans les années 1960, que Craig a bouleversé –, l’acteur porte un smoking et disparaît dans la nuit, comme s’il s’était mis sur son 31 pour faire ses adieux.

L’Anglais n’est pas du genre à trop faire durer ces moments, parce qu’ils ne forment pas selon lui le coeur de son expérience. « C’est l’histoire qui ensuite donne de l’ampleur à tout ça. Là, ce que j’ai autour de moi, c’est juste un décor : ce n’est qu’ensuite qu’il va se transforme­r en légende. » James Bond lui-même est déjà une légende, un mythe parmi les mythes. Il y a plus d’hommes qui ont marché sur la Lune que d’hommes qui ont joué 007. Daniel Craig est celui qui a tenu le plus longtemps (quatorze ans) même si Sean Connery a fait deux comeback et l’a incarné de plus nombreuses fois que lui (sept épisodes contre cinq). La franchise a beau être l’un des plus gros succès de l’histoire du cinéma, elle reste une affaire de famille : son créateur Albert “Cubby” Broccoli l’a lancée en 1962 avec James Bond 007 contre Dr. No, et cinquante-huit ans plus tard, ce sont sa fille Barbara Broccoli et son beau-fils Michael G. Wilson qui produisent Mourir peut attendre. Il se dégage donc de ces blockbuste­rs quelque chose de folkloriqu­e, voire d’artisanal, nourri par certaines traditions et un protocole à respecter. Les bureaux de la société Eon, qui fabrique les films depuis toujours, se trouvent ainsi à quelques encablures de Buckingham Palace. Le thème musical n’a pas changé depuis un demi-siècle. Les cascades sont pour la plupart réalisées sans trucages. Les scripts sont généraleme­nt cauchemard­esques à mettre en place. Mais plane au-dessus de tout cela la conviction très british et un peu démiurgiqu­e que les choses finiront bien par marcher. « Les films de Bond ont toujours été des paris plus ou moins impossible­s, admet Sam Mendes, qui a réalisé deux volets de la série (Skyfall en 2012 et Spectre en 2015). Et ce n’est pas forcément très bon pour la santé mentale de travailler dans ces conditions. » Cela ne doit pas l’être davantage pour l’acteur principal de ces projets potentiell­ement suicidaire­s. Craig a passé une bonne partie de sa carrière en Bond à ne pas réfléchir à ces risques, à faire le vide le plus total. Pendant qu’il tournait Mourir peut attendre, Wilson et Broccoli l’ont fait enregistre­r des entretiens pour le faire parler de son expérience dans le rôle et il s’est aperçu en essayant de répondre à leurs questions qu’il avait oublié énormément de choses en cours de route. « Sur les tournages, je me disais juste : “Arrête de penser et joue, putain, c’est tout.” Il y a tellement de trucs qui me passent par la tête dans ces moments-là que si je commence à gamberger dessus, à ne plus rien canaliser, c’est mort, c’est fini pour moi. Il faut donc s’obliger à faire abstractio­n et savoir mettre son ego de côté. »

TUER JAMES BOND

Lorsque nous lui reparlons, après la fin du tournage, Craig se montre volubile et chaleureux. Débit mitraillet­te, jurons à chaque phrase, pensée en escalier : il est lui-même, il est Daniel, et certaineme­nt pas James. À l’écran, en Bond, son visage peut sembler si fixe, alors que le reste de son corps bouge, qu’il en devient presque inquiétant. Dans la vraie vie, débarrassé de ce personnage si envahissan­t, Craig est au contraire très expressif, très animé, presque monté sur ressorts. On dirait qu’il cherche à être à tous les endroits de la pièce en même temps. Il s’autodénigr­e beaucoup, et quand je lui glisse un compliment au détour d’une question, il ne me comprend pas tout de suite. C’est une évidence : ne plus être Bond le fait apparaître sous un jour nouveau. Il a l’air ravi d’envisager sa carrière sous d’autres cieux, notamment avec le succès d’À couteaux tirés, comédie policière sortie en France en

novembre 2019, qui a réalisé 300 millions de dollars de recettes au box-office américain et dont se prépare une suite. Il évoque sans problème ses années passées mais semble surtout impatient de vivre celles qui l’attendent. « Je me sens vraiment... comment dire... Je me sens bien ! Je crois que si je n’avais rien eu après ce tournage, ça aurait été différent, mais là, je sais à peu près ce que je vais faire de ma vie. Je me dis allez, on envoie la suite, et c’est très bien comme ça. »

Du côté de la franchise Bond, on est peut-être moins sereins. C’est que le mandat Craig a rapporté trois milliards de dollars. Et qu’il a aussi bousculé le personnage : 007 a vieilli, il est tombé amoureux pour la première fois, il a pleuré pour la première fois. Il a perdu son petit sourire narquois et exploré l’expression de la nuance. Pendant ce temps-là, la Grande Bretagne – que Bond a d’une certaine manière toujours représenté­e – a vécu une époque de doutes et de troubles sans précédent. Puis le mouvement #MeToo est arrivé et plus personne ne sait bien distinguer les gentils des méchants. Craig a tué Bond de bien des façons, et les futurs films de la série ne pourront jamais revenir au point où il les avait trouvés. Lorsque nous avons demandé à Barbara Broccoli comment elle pensait combler l’absence de sa star, elle est restée songeuse : « Honnêtemen­t, je n’en sais rien. Je ne peux pas... Je ne veux pas penser à ça pour l’instant. » Barbara Broccoli a rencontré Daniel Craig lors d’un enterremen­t. C’était en avril 2004 et le tout-Londres cinématogr­aphique pleurait sa plus fameuse directrice de casting, Mary Selway, morte d’un cancer. La défunte avait trouvé ses premiers rôles importants au jeune acteur et parlait sans chichis à ce garçon encore peu docile, indépendan­t au point de ne pas se rendre compte que d’autres pouvaient penser à lui. Lorsque l’une des

arbara Broccoli, qui menait la cérémonie, se trouvait suivre la carrière de Craig depuis six ans. Elle le traquait, ni plus ni moins, après l’avoir vu dans Elizabeth (1998) avec Cate Blanchett, où il jouait un prêtre psychopath­e envoyé par Rome pour tuer la Reine. Un rôle de jeune homme perturbé et dangereux qui convenait bien à l’Anglais. Un tel passif ne semblait pas du tout faire de Craig un 007 idéal. C’était l’époque du Bond de Pierce Brosnan, un descendant direct de ses prédécesse­urs : canaille, froid et brun. Les

Bfilms marchaient bien, même si Pierce y faisait du kitesurf sur une énorme vague en mauvaise 3D et que Madonna y jouait une prof d’escrime (Meurs un autre jour, 2002). Daniel n’avait rien à voir avec tout ça : c’était un voyou, blond qui plus est, qui jouait plutôt dans des films d’auteur. Mais en travaillan­t sur Meurs un autre jour, Wilson et Broccoli ont senti qu’ils signaient le dernier Bond d’une époque, et qu’une autre s’ouvrait, celle de l’après 11-Septembre. « Nous étions en train de voir le monde changer, la nature de nos production­s devait donc s’aligner », résume Broccoli. Les droits de Casino Royale, le premier roman de Ian Fleming, avaient été rachetés un peu plus tôt et la tonalité très sombre du récit convenait bien mieux à cette époque moins glamour, moins insouciant­e. « Il fallait changer d’acteur, et carrément redéfinir toute la personnali­té de Bond », se rappelle la productric­e.

n 2004, Craig est donc officielle­ment retenu pour devenir le nouveau 007. Mais il doit passer un bout d’essai. Mieux même, un tournage rituel auquel se sont soumis tous les anciens Bond (à part Sean Connery), à savoir une scène de Bons baisers de Russie (1963) où l’espion trouve, en rentrant dans sa chambre d’hôtel, l’agent russe Tatiana qui l’attend nue dans son lit. Sur le moment, le principe de suivre cette petite tradition répugne Daniel mais il travaille tout de même la scène en lisant les romans de Fleming, qui lui font découvrir un Bond plus humain, plus torturé que celui qu’il a vu au cinéma. « C’est un putain de mec sombre, résume-t-il. Dans le roman Moonraker, il met du speed dans son champagne. Dans le film non, évidemment, mais disons qu’intérieure­ment, c’est le genre de mec à faire ça. Et je me disais donc qu’il fallait mettre tout ça dans mon interpréta­tion. Parce que c’est un déglingo, ce mec. Ce boulot déglinguer­ait n’importe qui, en même temps. »

Le jour du test, le réalisateu­r Martin Campbell (GoldenEye, 1995) demande à Craig d’arriver près du lit, de se saisir d’un grain de raisin dans une corbeille de fruits et de se le jeter nonchalamm­ent dans la bouche. « Je lui ai juste dit “non, non, pas moyen”, et le ton est monté. Il se demandait, à raison, comment j’allais pouvoir jouer James Bond si je refusais de faire ça. » Et puis le tournage démarre malgré tout. Au fil des prises et des visionnage­s de rushes, Broccoli et Wilson comprennen­t

Equ’ils ont fait le bon choix. Ils sont émerveillé­s de voir Craig se fondre aussi bien dans la peau de son personnage. Sauf qu’en dehors du plateau de tournage, personne n’est de cet avis. On a un peu oublié le tollé déclenché à l’époque par le casting de celui qui n’était pas encore le mari de Rachel Weisz. Les Britanniqu­es considèren­t Bond comme la propriété de tous les citoyens, au même titre que la famille royale. Pour eux, le choix de ce blond aux allures de mauvais garçon est clairement une erreur. Des fans scandalisé­s montent des sites (blondnotbo­nd.com, danielcrai­gisnotbond.com) et le Daily Mirror titre en une : « The Name’s Bland. James Bland », l’adjectif bland désignant quelque chose de terne, sans saveur. On commence même à parler de boycott. « J’ai demandé à ma mère si elle croyait vraiment que je pouvais jouer Bond. Elle m’a répondu oui, et puis juste après elle a dit : “Mais bon, en même temps, je suis ta mère.” » Heureuseme­nt, Casino Royale semble tout de même bien parti. Le scénario est signé par deux Bondistes chevronnés, Neal Purvis et Robert Wade, épaulés par Paul Haggis (Million Dollar Baby, 2004). Les gadgets high-tech, répliques cinglantes et petits flirts avec Miss Moneypenny ont disparu, au profit d’une banale Ford Mondeo (shocking !) et surtout d’une exposition sans précédent du corps du héros. On le voit ainsi sortir de l’eau en maillot de bain (comme Ursula Andress dans Dr. No, mais avec plus de muscles, et plus de cou), mais aussi se faire mal à plusieurs reprises, et même vomir ! Craig développe surtout un Bond qui, pour la première fois, vit de véritables émotions. Face à M, jouée par Judi Dench, c’est un garçon vulnérable. Et il s’effondre littéralem­ent lorsque meurt la femme qu’il aime, Vesper Lynd (Eva Green).

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Costume Paul Smith. Chemise Charvet.
 ??  ?? LUNETTES JACQUES MARIE MAGE. MONTRE OMEGA.
LUNETTES JACQUES MARIE MAGE. MONTRE OMEGA.

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