Mais pourquoi Kanye West a-t-il fait irruption dans la présidentielle américaine ?
S’il n’est crédité que de 2 % des intentions de vote dans les sondages, Kanye West a bel et bien joué le rôle de trouble-fête dans l’élection présidentielle du 3 novembre. Au point que certains se demandent s’il n’a pas uniquement servi à siphonner une pa
NOUS SOMMES LE 20 JUILLET, à Charleston (Caroline du Sud). Kanye West signe ce qui restera sans doute l’un des lancements de campagne les plus étranges de l’histoire récente des ÉtatsUnis. Devant une forêt de téléphones portables levés, l’artiste et créateur de mode de 43 ans, crâne rasé et frappé du chiffre 2020, se présente vêtu d’un gilet de protection sur lequel le mot « Security » est écrit en gros. Il se lance dans un discours décousu au cours duquel il révèle qu’il a failli ne jamais voir le jour car son père était « trop occupé ». « On t’aime, Kanye », peut-on entendre dans la salle, alors que le rappeur ne peut retenir ses larmes, et parle d’une voix inintelligible pendant une minute. Il évoque l’interruption volontaire de grossesse qu’a failli subir son épouse, Kim Kardashian, avant la naissance de leur enfant North : « J’ai presque tué ma fille. Même si ma femme divorce après ce discours, elle a donné vie à North, même si je ne le voulais pas. » Ensuite, Kanye West ne représentant pas le « Birthday Party » (le nom de son parti) pour rien, il se dit favorable à donner « un million de dollars » à toute personne qui a un enfant. Sans crier gare, il décide enfin de s’en prendre à Harriet Tubman, l’icône noire du XIXe siècle qui a aidé, au péril de sa vie, des dizaines d’esclaves à s’enfuir vers le Nord pour gagner la liberté. « Elle n’a pas vraiment libéré
les esclaves, d’après Kanye West. Elle a juste fait en sorte qu’ils travaillent pour d’autres Blancs. » Kim Kardashian indiquera ensuite qu’il a connu un épisode de bipolarité – ce trouble dont souffre Kanye West a été diagnostiqué en 2019, il l’avait révélé publiquement un an plus tôt lors de la sortie de son album Ye sur la couverture duquel étaient inscrits ces mots : « Je déteste être bipolaire, c’est génial. » Le lendemain de cette entrée en matière choc, Donald Trump menace d’envoyer l’armée dans plusieurs villes des ÉtatsUnis en proie à des manifestations contre les violences policières et le racisme qui ont embrasé le pays depuis la mort de George Floyd, et se félicite du « travail fantastique » déjà effectué par les agents fédéraux à Portland (Oregon) quelques jours plus tôt. En quarante-huit heures, la vie politique américaine offre un saisissant résumé de sa nature profonde : brutale, démesurée, folle. anye West ne gagnera pas la présidentielle du 3 novembre. C’est une certitude mathématique. Dans le système américain, les candidats doivent réunir un certain nombre de signatures dans chaque État pour pouvoir s’y présenter. À la mi-septembre, il remplissait les critères pour concourir dans
Kdouze États sur les cinquante. Et ces derniers n’ont pas le poids démographique cumulé pour lui faire franchir la barre fatidique des 270 « grands électeurs » requis au collège électoral pour être envoyé à la Maison Blanche. « Au mieux, cela ressemble à un ego trip ou à une campagne publicitaire », résume Christopher Devine, professeur de sciences politiques à l’université de Dayton et spécialiste des « petits » candidats. Cela tombe bien : Kanye West se considère comme « le plus grand artiste en vie ». Même si elle ne s’est incarnée que par un seul meeting officiel, la candidature de Kanye West, dont le Birthday Party est soutenu par son ami Elon Musk, en dit
aussi et surtout long sur le paysage politique américain. Quatre ans après son élection, Donald Trump, ex-star de téléréalité, a-t-il ouvert la voie à d’autres noms issus du spectacle et du divertissement ? La présidentielle est-elle devenue une opération publicitaire à la portée de n’importe quelle grande fortune ayant les moyens de se l’offrir ? Au fond, Kanye West n’est-il pas l’enfant terrible de l’ère trumpienne ? « L’élection de Trump a montré qu’une personnalité de la téléréalité pouvait devenir président. Pourquoi pas Kanye ? » se demande John, 30 ans. Employé dans les télécoms dans le Tennessee, il souhaite rester anonyme pour préserver l’identité de son grand-père, un ancien sénateur démocrate. Il a « rigolé » quand il a vu Kanye West déclarer sa candidature sur Twitter le 4 juillet, date de l’Indépendance américaine. Mais il s’est ravisé depuis. Après avoir voté pour Barack Obama et Hillary Clinton, il choisira Kanye le 3 novembre « en signe de protestation ». « Dans ce pays, contrairement à l’Europe où plusieurs partis participent aux élections, on a le choix entre deux formations politiques qui accumulent les voix sans rien changer, lance-t-il. Aux ÉtatsUnis, on inscrit souvent Mickey Mouse sur les bulletins quand on n’est pas satisfait du choix qui nous est proposé. Kanye sera le Mickey de 2020. » John n’aurait pas pu voter pour Donald Trump car « tous (ses) colocataires sont noirs ». Quant à Joe Biden ? Sa santé mentale lui fait « peur ». Pendant les primaires démocrates, John a soutenu deux figures non-issues de l’establishment : le « démocrate socialiste » Bernie Sanders, partisan de réformes sociales et économiques radicales, et l’entrepreneur Andrew Yang, favorable à un revenu universel de base pour faire face aux pertes d’emplois liées à l’automatisation. « On parle beaucoup de majorité silencieuse à propos du vote Trump. Mais on oublie qu’il y a aussi une démocratie sous silence. Le taux d’abstention est très élevé (environ 39 % en 2016, ndlr). Ces
électeurs qui ne se reconnaissent pas dans la politique restent à la maison et n’en sortiront pour voter que si on augmente leurs impôts. »
Dans l’Oklahoma, autre État républicain du centre du pays, Tanya Fanning va également voter Kanye West. Supportrice de Donald Trump en 2016, cette « penseuse indépendante » auto-proclamée a décidé de claquer la porte du parti républicain. « La Covid-19 a montré les vraies couleurs de Donald Trump », explique cette employée de cabinet médical. Elle n’est pas fan de la musique de Kanye West, mais elle l’est encore moins de Joe Biden qu’elle considère « comme vieux et n’ayant pas les facultés mentales pour diriger le pays ». « Kanye West ne sera pas élu, mais je pense réellement qu’il veut le meilleur pour le peuple et qu’on s’en sortirait mieux avec lui qu’avec les deux autres. » silence. Une rencontre sous forme de bras d’honneur au Parti démocrate et destinée à tenter de montrer la popularité de Trump auprès de l’électorat noir. Le président avait d’ailleurs assuré avoir « progressé de 25 % dans les sondages » après cette rencontre. Une relation à l’opposé de celle entre Kanye West et Barack Obama, qui l’avait traité de « crétin » en 2009 quand Kanye avait tenté de s’opposer à la remise d’un prix à Taylor Swift pendant les VMA. « Je m’en fiche qu’il soit le président, avait alors répliqué Kanye West. Ce qui importe, c’est ce que tu apportes aux gens. Ma musique leur apporte de la joie. » « C’est l’esprit de contradiction de Kanye. Les démocrates l’ont attaqué, alors il s’est rapproché des républicains », analyse Brandon Gastinell, un artiste qui coanime depuis Sacramento le podcast sur Kanye West « Yeezus Talks », avec son ami Austin Segovia.
La vie de ces deux fans âgés de 27 ans, biberonnés aux albums de Kanye West, a été changée par leur idole. « Il est le père fondateur de la pop culture actuelle. Il m’a aidé à gagner confiance en moi car il se lance des défis et se fiche d’être aimé ou non », souligne Brandon. « En parlant des discriminations que rencontrent les Noirs, il m’a ouvert les yeux sur les inégalités sociales et raciales et sur toutes les choses qu’on pouvait accomplir en étant fidèle à ce qu’on est », ajoute Austin. Pour autant, ni l’un ni l’autre ne votera pour lui – « sauf s’il nous achète avec des Yeezy », la marque de chaussures fondée par Kanye West avec Adidas en 2015 et qui lui a rapporté plus d’un milliard de dollars. « Il y a des moments où il faut savoir se mettre à l’écart. Il y a des personnes qui souffrent à cause du virus. Ce n’est pas son cas. Il a les moyens. C’est insensible de sa part », regrette Brandon. Pour Austin, Kanye West est symptomatique de l’état du pays : « Depuis Trump, on a l’impression que n’importe qui peut être président. La politique n’est qu’un show. C’est à celui qui parviendra à retenir notre attention le plus longtemps possible. » ans l’histoire politique américaine, Kanye West n’est pas le seul artiste à avoir déclaré sa candidature à une élection d’envergure. Les acteurs Ronald Reagan et Arnold Schwarzenegger, élus respectivement président en 1981 et gouverneur de Californie en 2003, font partie des personnalités qui ont percé dans le milieu politique. Traditionnellement, une myriade des candidats de parti-tiers ou indépendants se présentent aux présidentielles, mais avec un succès très limité. Seul l’homme d’affaires texan Ross Perot s’est illustré en remportant 20 % du vote
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