Pour s’extirper de la masculinité toxique, des hommes américains livrent leurs sentiments intimes dans des groupes dédiés.
Chaque semaine, aux États-Unis, des hommes se réunissent entre eux pour tout se dire : leurs peurs enfouies, leurs désirs cachés, leurs problèmes intimes. Pour GQ, le journaliste américain Benjy Hansen-Bundy a intégré un de ces groupes qui tentent de déco
Nous sommes sept hommes assis en cercle, dans un loft de Brooklyn. Je suis le petit nouveau de la bande, et sur ma chaise, je cherche une position qui pourrait être à la fois naturelle et confortable. Constatant que mes voisins ont tous l’air plutôt à l’aise : je me décide à croiser les jambes. Sur une table à ma gauche sont posés une bouteille de kombucha et des bols de guacamole. Plus étrange, j’aperçois un peu plus loin un mini-trampoline sur lequel notre hôte, Nathan, va aller sauter à plusieurs reprises, histoire de se défouler un peu et de faire circuler le sang.
C’est ma deuxième réunion au sein d’un groupe de l’association Evryman, et même si le trampoline me perturbe toujours un peu, je dois dire que je suis assez excité. La semaine passée, j’ai déjà goûté à l’expérience émotionnelle intense qu’offre cet environnement. Pour démarrer la séance aujourd’hui, Nathan me propose que nous échangions nos « indicibles ». Un « indicible », me ditil, c’est une chose que l’on a jamais osé dire à personne, pas même à un psy, ni même à soi-même. En me confiant ces choses, mes camarades me garantissent en quelque sorte que je me trouve bien dans un espace sécurisé, psychiquement parlant – un safe space. Chacun s’ouvre donc tour à tour : « J’ai couché avec des prostituées », dit un premier membre du groupe. « J’ai un problème avec mon pénis », dit un autre. « J’ai trompé ma femme et je suis kleptomane », lâche un troisième. « J’ai fait partie d’une secte et j’ai couché avec un homme », reconnaît encore un autre. L’exercice est pénible mais aucun de mes acolytes n’a l’air vraiment gêné de me dévoiler ces secrets. Je hoche la tête un peu mécaniquement, au point où ça en devient presque bizarre. Je dois préciser que j’ai dans ma vie beaucoup évolué dans des milieux uniquement masculins. Mais c’est en revanche la première fois que je me retrouve dans un endroit uniquement masculin où ce genre d’échanges intimes ne déclenche pas aussitôt des réactions machistes ou homophobes. Quelque chose ici n’a rien à voir avec la camaraderie virile. Les garçons qui m’entourent ont créé quelque chose de rare : un espace où ils ne redoutent pas les « représailles » et se sentent libres de baisser la garde, d’exprimer des choses en eux avec lesquelles ils ne sont que très occasionnellement, voire jamais, en contact – y compris des choses dont ils ont profondément honte.
SUICIDE, DÉPRESSION, OVERDOSE...
Les groupes masculins sont en plein essor depuis quelques années aux États-Unis. Le New York Times évoquait déjà en 2018 ces pratiques de libération collective et de destruction des tabous. Le terme de « groupes masculins » recouvre par ailleurs des initiatives très différentes les unes des autres. Certains, comme Sacred Sons ou Junto, offrent des week-ends coûteux qui proposent aux hommes de redécouvrir leur « masculinité positive ». On peut aussi s’inscrire à Warrior Week, un stage d’une semaine semblable à un camp d’entraînement des Marines, censé vous faire retrouver votre « guerrier intérieur ». Et puis il y a donc des associations moins virilistes, installées dans les quartiers branchés de New York ou Los Angeles, telles qu’Evryman ou le ManKind Project, où l’on s’assoit en cercle pour parler de ses failles, de ses terreurs et désirs enfouis. Les premiers men’s groups sont apparus aux USA au cours des années 1970, dans le sillage du mouvement de la libération des femmes, et peut-être même en réponse à la prévalence des groupes féministes à l’époque. Une étude de 1982 expliquait que ces réunions visaient à « encourager à examiner l’expérience individuelle du rôle masculin par les hommes, et d’explorer de nouvelles façons d’endosser cette fonction ». Mais comme les postes de pouvoir étaient alors presque uniquement occupés par des hommes, ces derniers avaient du mal à remettre en question leur statut, et encore plus à s’émanciper de leur propre place dans la hiérarchie. « Le simple fait d’être des hommes les associe par principe à l’idée de pouvoir », regrettait l’étude. Depuis, les hommes ont peu à peu compris une chose : c’est que le pouvoir patriarcal ne faisait pas seulement du mal aux femmes, mais aussi à eux-mêmes. Depuis plusieurs décennies, les chiffres montrent que les mâles américains meurent plus jeunes, commettent plus de crimes et en sont plus souvent
’ai grandi dans les années 2000, une époque où la définition de la masculinité telle que je la recevais et la comprenais, via la culture qui m’entourait, se résumait surtout à ce qu’elle n’était pas, à savoir : être gay. Être gay ou même parfois simplement agir d’une façon qui pourrait éventuellement évoquer les manières d’un homme homosexuel. Au collège, en particulier, je craignais plus que la peste d’avoir un geste ou une réaction pouvant être qualifiés de « gay ». Même en privé, seul, j’avais installé un système d’autocensure m’évitant tout débordement « gay ». Pleurer, c’était gay. Porter un slip de bain, c’était gay. Toucher ou même frôler un autre mec hors d’un terrain de foot ou de basket :
Jmec, t’es gay ou quoi ? J’ai ensuite fréquenté à peu près tous les groupes masculins qu’on peut imaginer fréquenter entre l’adolescence et l’âge adulte : des équipes de foot et de basket avant le bac, puis des résidences non-mixtes et des fraternités à la fac, et pour finir, la rédaction d’un magazine masculin. Chaque environnement se caractérisait par une homophobie plus ou moins prononcée et par des degrés variés de refoulement des émotions et de l’intimité amicale. Chaque fois, je trouvais le moyen de prouver mon hétérosexualité aux autres. Et je voyais autour de moi d’autres garçons en faire de même : nous pensions devenir des « hommes » en surjouant les codes hétéronormés de manière à s’assurer encore et encore de ne pas être pris pour autre chose que des types qui ne couchent (et ne coucheront) qu’avec des femmes. Ce phénomène social à bas bruit, certains chercheurs l’appellent l’homohystérie. Et puis à 29 ans, je me suis retrouvé coincé dans une impasse émotionnelle. Je sortais d’une rupture sentimentale douloureuse, je venais de commencer une thérapie, je lisais des textes féministes, mais je me sentais toujours très déconnecté de ce que je ressentais. C’est à ce moment-là que j’ai entendu parler d’Evryman. J’ai aussitôt perçu la dimension new age de ces groupes, leur discours trop sérieux sur les vertus de la sincérité, leur sentimentalisme un peu dégoulinant. Toutes choses qui m’ont d’abord fait fuir, sans réfléchir davantage. Et puis trois mois après, j’ai eu 30 ans et je me suis dit : « Mais en fait, à quoi je m’accroche vraiment, là ? » Et je suis allé à ma toute première séance. Evryman a été fondée par Dan Doty, Lucas Krump, Sascha Lewis et Owen Marcus en 2017. Le principe est simple : fournir aux hommes un safe space où cultiver leur vulnérabilité afin de pouvoir enrichir leurs relations (amoureuses, amicales, familiales, professionnelles) d’émotions neuves et constructives. Lucas Krump parle de « crossfit émotionnel ». Environ mille hommes sont adhérents d’Evryman, dispersés dans une centaine de groupes à travers le pays. Les séances sont gratuites, mais l’asso propose des week-ends qui, eux, sont payants et alimentent ainsi son fonds de roulement. Ses responsables parlent