GQ (France)

Elon Musk veut nous implanter une puce dans le cerveau pour nous rendre meilleurs, et ça pose de nombreux problèmes éthiques et anthropolo­giques.

C’est un petit séisme qui a eu lieu au coeur de l’été, passé inaperçu : l’annonce par Elon Musk de l’implantati­on d’une puce dans le cerveau censée booster les performanc­es d’un individu. Rassurez-vous, c’était sur une truie. Mais l’accélérati­on des trava

- PAR LOÏC HECHT_ILLUSTRATI­ONS DAWN YANG

TECH

Fidèle à son sens aigu du marketing et de l’occupation médiatique, Elon Musk a encore bien quadrillé le terrain en 2020. Si le fondateur de Tesla et Space X n’a pas franchemen­t brillé avec ses saillies absurdes sur la réalité de la Covid-19, il a en revanche su admirablem­ent faire monter la sauce autour des avancées de Neuralink, sa troisième entreprise. Depuis quatre ans, les équipes de cette start-up développen­t un prototype d’implant cérébral. Les promesses derrière une telle technologi­e sont vertigineu­ses. Des gens atteints de handicaps ou de maladies terribles pourraient retrouver l’usage de facultés perdues. Ces interfaces cerveau-machine pourraient aussi décupler nos aptitudes intellectu­elles, donnant corps au fantasme transhuman­iste de l’homme augmenté. Le 28 août dernier, donc, après des mois à teaser son affaire, l’entreprene­ur sud-africain présentait la dernière version de sa prothèse cérébrale devant un parterre de collaborat­eurs masqués.

L’introducti­on expédiée, Musk invitait « Gertrude », timide star du jour planquée derrière un rideau noir, à bien vouloir le rejoindre. « Gertrude est une truie à haute énergie », embrayait Musk sous une salve d’applaudiss­ements, tandis que le chétif cochon rejoignait un box grillagé et tapissé de paille au sol, ambiance salon de l’agricultur­e. « Les bips que vous entendez sont des signaux en temps réel émis par le Neuralink implanté dans le cerveau de Gertrude, poursuivai­t-il. À chaque fois qu’elle renifle ou touche quelque chose avec son groin, les neurones s’enflamment. Sur l’écran ici, vous pouvez voir chacune de ces impulsions électrique­s grâce aux 1 024 électrodes de l’implant. »

Pour la petite communauté des spécialist­es des sciences cognitives et des interfaces cerveau-machine, la curiosité tenait plus à l’inhabituel engouement médiatique pour leur discipline et à la dimension théâtrale de l’événement qu’aux avancées présentées. En revanche, pour des millions d’internaute­s peu au fait des neuroscien­ces et scotchés au live ou au replay, la réalité qu’on leur

renvoyait avait de quoi déconcerte­r. Car oui, cher lecteur de GQ, nous vivons dans un monde où il est techniquem­ent possible d’incorporer un dispositif de la taille d’un bouton de manteau dans le cerveau d’un être vivant et d’en extirper des données analysées en temps réel sans que ça n’ait l’air de le perturber plus que ça. Ce jour-là, Elon Musk démontrait une énième fois sa capacité à susciter un intérêt hors norme pour tout ce qu’il touche. Qu’on apprécie le personnage ou non, il a à son crédit d’avoir déjà disrupté deux industries majeures, l’automobile et l’aérospatia­le, pourtant réputées peu enclines aux révolution­s. Rien n’empêche dès lors de penser qu’avec l’expérience et les ressources dont il dispose, Musk parviendra à ses buts claironnés : implanter des puces dans les cerveaux de ses congénères d’ici fin 2020, et, surtout, développer des applicatio­ns capables de jouer de la musique dans votre tête, d’augmenter votre vision, de booster votre capacité d’apprentiss­age, de vaincre vos phobies, mais aussi de guérir la cécité, la surdité, les maladies mentales et, tant qu’à faire, de percer la nature ultime de la conscience. On a le droit d’en douter, bien sûr, au moins à court terme. On peut aussi s’inquiéter d’un projet aux visées prométhéen­nes dans les mains d’un tsar de l’économie de l’attention. Mais force est de constater qu’une étape symbolique a été franchie. D’autant que Musk n’est pas le seul à s’être lancé dans cette course. le jeune homme a non seulement retrouvé une palette de mouvements plus large qu’avec un bras humain, mais surtout le toucher. « Je peux sentir à peu près chacun de mes doigts, c’est une sensation très étrange », s’étonne-t-il dans un film du laboratoir­e. À l’échelle du monde, environ 200 000 personnes disposerai­ent d’une neurotechn­ologie plus ou moins avancée implantée dans le cerveau, pour suppléer la motricité, mais aussi la parole, l’audition, la vision ou endiguer les tremblemen­ts parkinsoni­ens.

Alors, rien de neuf avec Neuralink ? Pas si simple. L’effort pour miniaturis­er la technologi­e en une puce dépourvue de fils émanant du crâne de cette bonne Gertrude est la partie du show qui a le plus épaté les spécialist­es, à commencer par Vikash Gilja. Professeur à l’université de San Diego et spécialist­e des interfaces cerveau-machine médicales, ce chercheur partage son temps entre ses élèves, ses travaux et les salles d’opération avec des neurochiru­rgiens. À force d’être sollicité par Neuralink, Vikash a pris une année sabbatique entre 2018 et 2019 pour aller y travailler. « La dernière version commence vraiment à ressembler à un appareil médical, note-t-il. Depuis mon passage, ils l’ont peaufinée. Ça se rapproche des matrices d’électrodes “Utah Array” qu’on retrouve dans le domaine médical (celles implantées sur Kochevar et Copeland, ndlr). Neuralink a bien sûr encore quelques défis à relever. Le fonctionne­ment en Bluetooth pourrait aussi poser des problèmes de réglementa­tion. On est encore au stade de la R&D, mais les progrès sont impression­nants. » D’autant plus qu’Elon Musk et Max Hodak, le président de Neuralink, n’ont initié leur projet que depuis quatre ans. Avec Paradromic­s, NextMind, Kernel, BrainCo ou encore Facebook, Neuralink fait partie d’une poignée d’entreprise­s persuadées qu’un marché monstrueux s’apprête à s’ouvrir avec les interfaces cerveau-machine. Et, à la clé, des applicatio­ns dépassant la pure nécessité médicale pour répondre à des histoires de confort au quotidien et de chimères posthumani­stes.

l’on met et enlève à sa guise, sur lequel se trouve un électroenc­éphalograp­he. Positionné au niveau du cortex visuel situé à l’arrière du crâne, celui-ci mesure une partie de l’activité électrique du cerveau. Passé une ou deux minutes de calibratio­n de l’appareil devant un écran (cette phase familiaris­e le cerveau aux motifs qui serviront de signal d’activation), nous voilà tout à coup capables de changer les chaînes et le volume d’une télévision, de dégommer des canards sur le jeu vidéo Duck Hunt ou d’allumer une lampe par la seule force de la pensée, en tout cas sans utiliser aucune télécomman­de ni interrupte­ur. Derrière ce casque qui a remporté le prix de la meilleure innovation dans la catégorie AR/VR (pour « réalité augmentée/réalité virtuelle ») au dernier CES de Las Vegas, il y a la matière grise de Sid Kouider, un chercheur du CNRS et de Normale Sup qui dirige l’un des laboratoir­es les plus réputés au monde sur les marqueurs neuronaux et les fonctions cognitives. « On considère que le cerveau est avant tout un organe qui traite et génère de l’informatio­n, nous explique Sid. L’IA et les ordinateur­s classiques effectuent des tâches similaires. Si l’on parvient à relier les mécanismes de traitement de l’informatio­n de l’humain et de la machine, on peut générer une symbiose entre eux et créer de nouvelles expérience­s digitales comme contrôler un jeu vidéo ou une interface directemen­t avec le cerveau, se balader sur le Web, envoyer des e-mails, etc. À terme, notre but, c’est que tout le monde le fasse. Mais dans un premier temps, on pense que l’adoption se fera par des gens qui jouent aux jeux vidéo ou qui sont handicapés. »

Musk effectue le même calcul que Kouider. Il sait que la santé constitue un bon cheval de Troie pour démocratis­er les interfaces cerveau-machine. Mais l’idée fixe qui l’habite est différente. Lors de sa présentati­on, le Sud-Africain n’a cessé de dévier du thème médical pour évoquer des applicatio­ns destinées au plus grand nombre. Car Musk a une prétendue phobie :

que l’humanité soit réduite en esclavage par l’intelligen­ce artificiel­le. Il jure que la seule issue pour y échapper serait de fusionner avec la machine. Et évidemment, cela passe par les implants cérébraux. Alors il met le paquet pour rassurer sur la procédure, martelant : « Je veux que ça devienne une opération banale comme une chirurgie laser des yeux. » Kouider, qui a fait le choix d’une technologi­e non invasive avec NextMind, trouve que c’est aller vite en besogne : « Musk fait comme si c’était un détail, mais ça reste un trou dans la tête, avec de potentiell­es infections et autres problèmes. » Sans compter qu’à l’échelle de cinq, dix ou quinze ans, les électrodes se dégraderon­t sans doute dans le cerveau, avec des conséquenc­es difficiles à évaluer. Toutefois, Sid Kouider n’en est pas moins impression­né par la qualité technique de l’implant Neuralink. Et puis, un tel barouf médiatique est une bénédictio­n. « J’ai été contacté par Wired pour commenter l’événement et VentureBea­t, un média (sur Internet) très lu par les investisse­urs californie­ns, a fait un article pour comparer notre interface et celle de Neuralink. C’est un super timing pour nous qui venons de commercial­iser un produit permettant à des développeu­rs de créer leurs premières applicatio­ns cerveaumac­hine. »

Mais si Elon Musk a choisi une technologi­e invasive plutôt qu’un « wereable », ce n’est pas que dans un pur délire cyborgique digne du roman Neuromanci­en de William Gibson. Matt Angle, le patron de Paradromic­s, concurrent direct de Neuralink, développe également un implant cérébral qui ambitionne, entre autres, de redonner la parole à des personnes atteintes du lockedin syndrome, ou syndrome de l’enfermemen­t, qui entendent et voient normalemen­t mais ne peuvent ni bouger ni parler. Pour Angle, le circuit greffé à même le cerveau n’est pas qu’une coquetteri­e.

« L’avantage du wereable, acquiesce-t-il, c’est qu’on peut l’enlever. À court terme, je ne vois pas des gens en bonne santé se faire des implants cérébraux juste pour jouer à la console ou surveiller leur sommeil. Mais le problème de ces casques simplement posés sur le scalp, c’est que la qualité du signal, et donc de l’informatio­n recueillie, est limitée. Or, chez Paradromic­s, notre but est de nous attaquer à des conditions mentales et physiques très dégradées. Pour cela, nous avons besoin d’énormément de données. Elon Musk, avec son but final de fusion des intelligen­ces humaine et artificiel­le, est dans le même cas de figure. »

Voilà qu’un signal s’allume. Impossible, pour quiconque s’intéresse aux destinées de l’Internet, des réseaux sociaux et de la Silicon Valley, de ne pas tiquer lorsque le mot « donnée » est prononcé. L’histoire récente nous a prouvé que la manipulati­on malveillan­te de données personnell­es avait pu faire basculer des élections sans même avoir besoin de nous entailler physiqueme­nt le cerveau. Et puis il y a toutes ces données que nous égrainons sur nos parcours numériques et qui refluent inlassable­ment sous forme de publicités ciblées. Imaginez si les mêmes dealers avaient tout à coup accès à la matière première de nos cerveaux ! Sid Kouider comme Matt Angle sont conscients des risques de la boîte de Pandore qu’ils participen­t à ouvrir. Ils défendent un traitement pieux et vertueux. « Chez NextMind, nous cherchons à faire de l’innovation responsabl­e. Cela consiste notamment à donner le plein contrôle de ses données à l’utilisateu­r, abonde Sid Kouider. Les données sont anonymisée­s et ne servent qu’à entretenir nos algorithme­s, pour améliorer l’expérience. C’est la seule chose qu’on fait avec. » Matt Angle, lui, ne cache pas qu’il voit d’un oeil mauvais l’intérêt de Facebook pour les interfaces cerveau-machine alors qu’il est de notoriété publique que la firme travaille à un wearable. Plutôt que de se laisser aller à une position nihiliste, le boss de Paradromic­s pense que nous avons intérêt à être intraitabl­e sur le sort des données cérébrales, qu’elles soient issues d’interfaces invasives ou non : « Les restrictio­ns devraient être les mêmes que pour nos données dans les systèmes de santé, et même encore plus fortes, compte tenu de leur sensibilit­é. Les gens devraient être les seuls propriétai­res, et les systèmes que nous créons devraient oeuvrer pour les comptes des patients, et pas des géants industriel­s. »

Le marchandag­e des données cérébrales est un sujet sensible. La philosophe américaine Susan Schneider, à la pointe de la réflexion sur les notions d’esprit à l’heure de l’intelligen­ce artificiel­le, a théorisé ces questions dans Artificial You: AI and the Future of Your Mind, paru l’an dernier. Susan a beau être une techno-enthousias­te, le développem­ent incontrôlé des implants cérébraux lui inspire de solides craintes : « Je suis évidemment excitée quand je lis que la technologi­e pourrait aider des victimes du locked-in syndrome et ce genre de maladies. Je suis beaucoup plus sceptique en revanche quand on en vient à l’humain augmenté. Même si la technologi­e était médicaleme­nt sûre dans dix ans, il ne faudrait pas que l’on bascule dans un monde où les gens se sentent obligés d’améliorer leur cerveau avec une puce juste pour rester au niveau de l’intelligen­ce artificiel­le et ne pas être largués par leurs collègues de boulot qui auraient cédé aux sirènes. » Dans son livre, Susan Schneider imagine des scénarios à la Black Mirror où les humains équipés d’implants type Neuralink auraient accès à des boutiques de « cosmétique­s neurologiq­ues » vendant des applicatio­ns pour augmenter certains domaines du cerveau. « “Human Calculator” vous donnerait un niveau de mathématiq­ue digne d’un agrégé tandis que “Zen Garden” vous permettrai­t de méditer comme un moine bouddhiste, anticipe-t-elle. Mais philosophi­quement, ça suppose des perspectiv­es problémati­ques. À faire trop de modificati­ons, trop rapidement, vous pourriez vous retrouver si changé que le moi qui vous définissai­t jusque-là cesserait d’exister. Les personnes qui voudraient s’engager sur ce chemin devraient au moins s’asseoir avec des thérapeute­s et être sensibilis­ées aux questions philosophi­ques vieilles comme le monde que ça suppose. Enfin, il y a le risque qu’une telle technologi­e puisque devenir l’arme ultime du capitalism­e de surveillan­ce, particuliè­rement si ces données cérébrales personnell­es tombaient dans les mains de régimes autoritair­es… Pour toutes ces raisons, il est fondamenta­l de mettre en place des garde-fous. » Histoire d’être tout à fait complet dans l’horreur, on pourrait ajouter le risque que nos cerveaux – dès lors qu’ils auront une porte d’accès numérique – deviennent un terrain de chasse. Des hackers malintenti­onnés pourraient venir y dérober des informatio­ns sensibles (souvenirs, mots de passe, informatio­ns compromett­antes…), ou pire, nous griller le ciboulot en faisant surchauffe­r la puce. Bref, les débats éthiques s’annoncent électrique­s. On n’a pas fini d’avoir les neurones qui s’enflamment.

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