Grand Seigneur

Le food business pète-t-il les plombs ?

- Photos : Guillaume Landry Cuisine : Randall Price

Emmanuel Rubin, la cuisine envahit tout : on ne parle que de ça dans les médias, les chefs ont remplacé les DJ’s et dans certains quartiers, il y a presque plus de restos que d’habitants…

E.R. : C’est clair qu’aujourd’hui, le « food business » est en train de péter une durite ! 0n n’a jamais vu autant de caves et commerces de bouches ouverts par des diplômés d’HEC, le moindre repas à deux avec du vin dans un bistrot soi-disant « populaire », dépasse les cents euros et le 10e arrondisse­ment de Paris est devenu un tel ghetto gastronomi­que qu’on risque la monoactivi­té. Quand à la fameuse rue des Martyrs (Paris 9e), c’est le Disneyland de la pâtisserie ! On frôle le grotesque. Mais au fond, si on se rappelle

Restos à gogo et Disneyland de la bouffe… La folie de la cuisine est-elle une révolution ou un piège à cons ? Grand Seigneur a réuni le critique Emmanuel Rubin (Le Figaro, BFM), le chef Thierry Breton, la blogueuse Margaux Grosman et quelques amis pour en discuter autour d’une terrine et quelques verres de blanc. Ambiance.

combien la cuisine était ringarde et pompeuse il y a 25 ans à peine, tout ça n’est peut-être pas si grave.

Comment ça ?

E.R. : A la fin des années 80, quand j’ai commencé à écrire au Figaro, tout le monde se cognait de la cuisine. On vivait dans le culte du fast-food et des surgelés, il y avait très peu d’émissions culinaires à la télé. Et généraleme­nt, c’était un chef face caméra qui faisait toujours le même plat… Quant à la « gastronomi­e », elle restait hyper perchée et réservée à un monde de connaisseu­rs friqués. L’important pour les Français, c’était d’avoir un micro ondes, pas de refaire la recette du civet de langouste avec Jean Delaveyne (un pionnier de la « nouvelle cuisine », à l’époque chef étoilé à Bougival, ndr). A ce point-là ?

E.R. : Franchemen­t, c’était la dèche. Quand on sortait d’école de journalism­e pour écrire sur la cuisine, on n'était pas pris au sérieux. Et puis, au milieu des années 90, toute une génération de chefs formés dans les grandes maisons (Eric Fréchon, Yves Camdeborde, Thierry Breton, etc) rencontre une bande de jeunes journalist­es qui osent vraiment s’intéresser à la cuisine. C’étaient, en fait, deux mondes qui étouffaien­t dans leur propre milieu. Ça va donner le fooding (qu’il a créé avec Alexandre Cammas, ndr) et les premiers pas d’une nouvelle cuisine de bistrots qu’on va appeler la « bistronomi­e »...

Et tout de suite, ça décolle ?

E.R. : Pas vraiment. On a beau être hébergé par Nova Magazine, son boss Jean François Bizot ne connaissai­t rien à la bouffe et les cuisiniers ne pesaient pas bien lourd face aux musiciens. Mais petit à petit, nos lecteurs redécouvre­nt leur propre culture dans ces bistrots de chefs. C’est excellent, sincère, peu cher. Et puis c’est la fête, on se marre quoi. Du coup, le bouche-à-oreilles fonctionne à plein tube. On se bouscule pour dîner dans des coins où l’on n’allait jamais…

Thierry Breton, quand vous ouvrez en 1995 le bistrot Chez Michel (10, rue de Belzunce, Paris 10e), vous vous doutiez que la « bistronomi­e » prendrait une telle ampleur?

T.B. : Non, pas du tout. On était juste dans la continuité d’un apprentiss­age. L’idée, c’était d’utiliser notre savoir faire de brigade pour servir une très bonne cuisine de quartier en négociant les meilleurs produits en direct. Mais on ne faisait pas beaucoup de « show off » comme aujourd’hui. Il faut bien avouer que, par moments, la cuisine actuelle ressemble à un parc d’attraction­s...

C’est-à-dire ?

T.B. : On est de plus dans l’image, le concept – ce qui peut être très bien – mais pas assez dans la technicité. Dans le 10e arrondisse­ment de Paris où j’ai mes trois affaires (Chez Michel, La Pointe du Groin, Casimir, ndr), je vois de plus en plus de nouveaux restos intéressan­ts (il s’en ouvre près de deux par semaine à Paris, ndr), mais qui ne parviennen­t pas à faire une carte simple et humble. Ils n’arrivent pas à baisser leurs prix ! Et ça, ça ne pourra pas durer.

Et pourquoi pas ?

T.B. : L’époque a changé. Les gens ont moins d’argent, plus d’exigence, une meilleure culture des produits et de bien plus fortes connaissan­ces en cuisine. Aujourd’hui, un bon resto, c’est 30 ou 40 euros par personne, pas plus. Et ils sont déjà bien trop nombreux à manger sur la bête. Le public est sur-sollicité, mobile, infidèle. Mais les frais, eux, restent les mêmes. Du coup, ça va craquer.

Alors, pourquoi s’ouvre-t-il toujours autant de nouveaux restos, caves à manger, bar à tapas, cantines à burgers, etc ?

E.R. : Pour beaucoup de gens, surtout ceux qui n’y connaissen­t pas grand chose, la bouffe est le nouveau fantasme à couillons. On se choisit un thème, on appelle des graphistes, des décorateur­s, on agite les réseaux sociaux, on bosse son dossier de presse. Mais on oublie au

passage que le restaurant, c’est une économie, qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde. Et que beaucoup vont morfler...

Vous croyez que la fièvre du « foodbusine­ss » va retomber ? Qu’on va revenir comme à la fin des années 80 ?

E.R. : Non ! La gastronomi­e ne sera plus jamais la ringarde qu’elle était, mais elle va peut-être arrêter d’être la fofollasse, la fifille gâtée, la coconne du moment, la énième créatrice de bar à jus ou de boutiques à petits choux… C’est quand on passe un peu trop vite du précieux au ridicule, du bon ton au bon filon, du menu dégustatio­n au menu unique que l’illusion ne paie plus. Quand la bouffe aura définitive­ment « boboïsé » certains quartiers, qu’on ne pourra plus boire un café normal avec du sucre en terrasse parce qu’il n’y aura que des arabicas grands crus partout, alors ne survivront que les vrais commerçant­s, les artisans sincères. Et peut-être même les derniers rades pourris, s’il en reste, qui auront su préserver la médiocrité de leur histoire.

Margaux Grosman, vous publiez un blog de cuisine très consulté (À ma sauce. com), vous venez de signer la carte d’un nouveau bar à jus... Vous êtes d’accord avec cette analyse ?

M.G. : Non, franchemen­t c’est un discours de vieux cons. Où en serait aujourd’hui les rues du Nil et Lauriston sans le buzz autour des chefs Grégory Marchand (Frenchie, Frenchie to go) et Akrame Benalal (l’Atelier Vivanda, Brut, etc)? Pareil pour la rue Saint-Dominique avec le chef Christian Constant (Les cocottes). Je crois qu’il y a du bon quand le food-business pète les plombs, qu’on est loin d’être allé au bout de cette « foodisatio­n » des centre-villes, que ça leur donne un nouveau souffle, même quand ça vire un peu à la foire. Et c’est pareil dans la critique gastronomi­que avec les blogs. Si j’ai créé A ma sauce.com, c’est parce que j’en avais marre qu’on me dise comment je devais écrire, alors que j’ai une thèse de journalism­e culinaire. Je voulais que les jeunes aient un avis différent et plus frais sur la cuisine. Et contrairem­ent à bien des critiques de la presse, je cuisine, je sais de quoi je parle…

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Emmanuel Rubin chez Grand Seigneur : « La cuisine ne sera plus jamais ringarde. »
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Lire la suite avec Laurent Mariotte (France Info, TF1), Anne-Christelle Perrochon (BIM), le chef Randall Price et toujours Emmanuel Rubin, Thierry Breton et Margaux Grossman (A ma sauce.com) sur...
ENTRETIEN : PIERRE ARDILLY ET OLIVIER MALNUIT Lire la suite avec Laurent Mariotte (France Info, TF1), Anne-Christelle Perrochon (BIM), le chef Randall Price et toujours Emmanuel Rubin, Thierry Breton et Margaux Grossman (A ma sauce.com) sur...

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