Grand Seigneur

Du lait, du rock et des tartines

- PATRICK EUDELINE

David Bowie, Ray Charles, Herman's Hermits…

Pour le critique Patrick Eudeline, la grande saga du rock, c’est d’abord des histoires de lait. Et si, contre toute attente, la « milk pop » redevenait rock’n’roll ?

La maison Barclay et le roué Eddy étaient coutumiers du fait. Grâce à un deal avec les chaussette­s Stemm, les Five Rocks s’étaient vus rebaptiser « Les Chaussette­s Noires », ce qu’ils apprirent, bien sûr, en écoutant la radio. Aussi quand, en 1962, le Comité du lait, un organisme affilié au Ministère de la Santé proposa le deal aux disques Bel-Air (un sous label Barclay), personne n‘hésita. Dany Logan et les Pirates (troisième groupe de rock français) allaient se faire champions de la cause, que cela leur plaise ou non. « Je bois du lait », « Milk Shake », « Milk Shake Party », on peut dire qu’ils enfoncèren­t le clou. Les Pirates, sinon, étaient connus pour se laquer les cheveux qu’ils portaient fort longs pour l’époque. Ils sont super sapés – des mods quasiment ! – et quelque peu rebelles. Pas les meilleurs clients sans doute. Peu importe. On est en train, de force, de les assagir. Quoi de mieux que le twist qui remplace peu à peu le rock dur et voyou façon Vince Taylor pour promouvoir des valeurs positives ? Ce « Je bois du lait » par Dany Logan et ses Pirates restera comme le parfait symbole de ce tournant là. L’arrivée du yéyé.

AMERICAN GRAFFITI

Mais ce n‘était pas forcément une bonne idée de proposer au grand Ray Charles un verre de la boisson magique lors d’une rencontre – au Salon de l’Enfance 1962 – avec Dany et ses chevelus Pirates. La grimace de brother Ray, qui s’attendait à un solide bourbon, eut de quoi faire pleurer tous les petits enfants présents. Et puis... Ce que vendaient les Pirates et le Comité, ce n’était pas du lait. C’était l’Amérique triomphant­e. Et la santé en prime. Milk bar, milkshake, tout cela n’existait pas en France, ou fort anec doctiqueme­nt. Mais c’était un peu d’Amérique, comme les jeans, les Cadillac, les mocs blancs de Presley, les GI’s et les drugstores. C’était donc forcément formidable. Et puis le lait, donc, c’était la santé. En 1954, Pierre Mendès France avait imposé le « verre de lait obligatoir­e » aux gamins des écoles. Les peintres en bâtiment avaient coutume de boire un verre de lait par jour, eux aussi, pour contrer les effets du plomb présent dans les peintures. Loin du catéchisme Vegan qui aujourd’hui rejette le lait comme si c’était le diable en Tetra Brik, le lait, alors, était pour ainsi dire un médicament. Le premier même des alicaments – ce qu’il était encore pour Bowie lors des seventies. Un contre-poison, quasiment, aux doses aberrantes de coke qu’il s’envoyait et à son régime mono-aliment de poivrons et café. Quand la pop de cette époque parle de lait – et elle ne s’en prive pas – ou l’évoque dans ses paroles, c’est comme les marshmallo­ws sur la plage : une esthétique à la American Graffiti, une image saine, éternellem­ent teenager, même quand le duo Godley et Creme anglicise quelque peu le concept avec leur « No Milk Today » pour Herman’s Hermits : cette bouteille de lait que personne ne relève de son perron (puisque le couple n’existe plus) est un bien triste symbole. Il faudra attendre les hippies, l’aggravatio­n de la guerre du Vietnam et les émeutes généralisé­es

de 1968 pour que l’Amérique perde à jamais sa candide image.

MAMAS DU BLUES

Désormais, l’Amérique, comme le lait, ce sera le mal. Le lait dans le rock, depuis les débuts, c’est une autre affaire. Parce que, comme on le sait, le rock digne de ce nom descend du blues. Et le lait, bien avant le temps béni des milkshakes, dans la tradition blues, c’est bien autre chose. On connaît la logique du « double-entendre », ou comment le blues, dans une Amérique puritaine et raciste, échappait a la dure loi du maccarthys­me et du code Hays. Les maisons d’éditions se pliaient aux diktats de ce dernier et interdisai­ent les chansons trop explicites. Les bluesmen réagirent comme les gens d’Hollywood. Par la métaphore ! Et le lait , c’était l'une des plus répandues (avec le serpent, le mojo et l’automobile, tiens !). Depuis les débuts, les mamas du blues, Bessie Smith ou Ma Rainey en tête, n’y allaient pas par quatre chemins. Le genre de lyric typique de ce blues quelque peu salace ? « I am so good at milking cows, I can milk you better » (« Black Bottom », Ma Rainey), « I’ll be your milk Marie, best one you’ll ever see » (« Milk Marie », Mamie Smith). Elles ont même quelque peu tendance à en rajouter. Les maisons d’édition ont beau être prudes, elles savent bien, elles, que le sexe fait vendre. Sinon, bien sûr, on connaît « Milk Cow Blues » et toutes ses variantes (Sleepy John Estes semble en être le créateur et Kokomo Arnold celui qui popularisa le titre). Le morceau fut repris et adapté par tout le monde, de Cochran (qui en fit un blues lent et sauvage façon Diddley/Waters) à Elvis, en passant par Aerosmith, les Pirates de 1977, les Kinks et le Chocolate watch band. On peut citer « Malted Milk » (Robert Johnson), sans parler d’innombrabl­es citations dans des lyrics divers. Depuis ? On peut imaginer que quand Nirvana chante « Milk me », la métaphore est la même. Après tout Cobain connaissai­t son Leadbelly. Aujourd’hui, plus de Dany Logan, de Peter Noone (Herman’s Hermits) ou de Bowie possible. Le lait, quoi qu’il arrive, c’est forcément le mal. Comme Cobain hier, on peut parier que si Rival Sons, Wolfmother ou Black Keys citent le lait dans leurs textes, ce sera en hommage au blues. Quand à la pop... Le temps des milkshakes a laissé place à une curieuse chasse aux laitages. Nous vivons dans un monde où le premier songwriter qui tenterait un « milk today » se verrait pourrir sur les réseaux sociaux. Impossible désormais de faire passer le lait et ses dérivés pour un alicament. Oui, le lait, c’est le mal. Comme l’Amérique, disions nous. Comme les armes et les grosses voitures. Et les Eagles of Death Metal sont INTERDITS de concert en France. Boycottés. Cela n’a absolument aucun rapport ? Aujourd’hui, ils feraient ça aux Ramones. Et Dany Boy, paix à son âme, avait donc interprété une chanson subversive... Si.

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Bowie, l'autre histoire (La Martinière)
Dernier ouvrage paru : Bowie, l'autre histoire (La Martinière)

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